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linguistique générale, qu'est-ce qu'un corpus ?

II. 2.2- Le prototype en psychologie, l'apport d'Eleanor Rosch

Le modèle des prototypes est une théorie qui a été élaborée par une psychologue, Eleanor Rosch, après les travaux sur l'air de famille de Wittgenstein. Taylor et Kleiber reprendront les différents travaux qui ont été faits sur ce modèle dans deux ouvrages de synthèse sur la question. Nous allons maintenant voir comment cette théorie a été pensée et élaborée dans le domaine de la psychologie .

Eleanor Rosch a pensé et mis en œuvre un protocole expérimental qui visait à mieux comprendre ce que les personnes ont à l'esprit quand elles utilisent des mots qui se réfèrent aux catégories. Ainsi, en pratiquant ces expériences sur environ 200 étudiants de son université, elle a cherché à savoir si des oiseaux pouvaient être davantage « oiseau » que d'autres, si des chiens étaient davantage « chien » que d'autres, etc. S'adressant à son public d'étudiants, elle propose la question suivante :

« Let's take the word red as an example. Close your eyes and imagine a true red. Now imagine an orangish red... imagine a purple red. Although you might still name the orange red or the purple red with the term red, they are not as good examples of red... as the clear « true » red. In short, some reds are redder than others. The same is true for other kinds of categories. Think of dogs. You all have some notion of what a « real dog », a « doggy dog » is. To me, a retriever or a German shepherd is a very doggy dog while a Pekinese is a less doggy dog. Notice that this kind of judgement has nothing to do with how well you like the thing; you can like a purple red better than a true red, but still recognize that the colour you like in not a true red. You may prefer to own a Pekinese without thinking that it is the breed that best represents what people mean by

dogginess. » (Eleanor Rosch 1975:198)50

A partir de ces questions, un protocole expérimental est construit. La première étape consiste en un questionnaire d'une dizaine de pages que les étudiants remplissent. Une page représentant une catégorie, parmi les dix catégories expérimentées, se trouvent notamment celle des oiseaux, des légumes, des fruits, les vêtements, des armes, des meubles, etc. Chaque page se compose du nom de la catégorie, puis, en dessous, d'une cinquantaine d'exemples de choses pouvant être ou non des membres de la catégorie. Ainsi, pour la catégorie « fruit », on peut trouver les membres orange, citron, pomme, pêche, melon, etc. Chaque liste présente ces exemples dans un ordre différent afin que l'ordre de présentation des membres n'influence pas les résultats fournis par les différents étudiants.

Les étudiant participant à l'expérience donnent alors une « note » à chacun des cinquante membres proposés, selon qu'ils sont de bons représentants de la catégorie ou non. La note allant de un pour un excellent représentant de la catégorie à sept pour un représentant beaucoup moins bon, dont l'appartenance même à cette catégorie pourrait se discuter.

Les résultats ainsi rassemblés ont montré une grande cohérence. Le consensus était d'autant plus élevé sur les membres qui obtenaient les meilleures notes en tant que bon exemple de la catégorie. Par exemple, l'accord était général sur le fait qu'un rouge-gorge était un membre excellent pour la catégorie « oiseau », qu'un « petit pois » était un bon exemple de « légume » ou qu'une « chaise » était un bon exemple de « meuble ». De même, considérant la catégorie « oiseau », il apparaissait avec un fort consensus que des membres comme « autruche », « pingouin » ou « chauve-souris » avaient un degré d'appartenance à cette catégorie beaucoup plus discutable. Des résultats semblables ont été notés dans les différentes catégories, qu'il s'agisse des armes (où les pistolets sont davantage des armes que les arcs) ou des vêtements (où les T-shirts sont davantage des vêtements que les chaussures).

50 « Prenons comme exemple le mot « rouge ». Fermez vos yeux, et imaginez un vrai rouge. Maintenant, imaginez un rouge orangé... Imaginez un rouge violacé. Bien que vous appelez toujours le rouge orangé ou violacé du terme rouge, ce ne sont pas d'aussi bons exemples du terme « rouge » que le clairement « vrai » rouge. En bref, certains rouge sont plus rouge que d'autres. La même chose est vraie pour d'autres sortes de catégories. Pensez aux chiens. Vous avez tous la notion de ce qu'est un « vrai chien », un « chien très chien ». Pour moi, un retriever ou un berger allemand sont des « chiens très chien », tandis qu'un pékinois n'est un peu moins « très chien ». Notez que ce type de jugement n'a rien à voir avec le fait d'aimer ou non la chose ; vous pouvez aimer un rouge violacé davantage qu'un vrai rouge, mais vous reconnaîtrez tout de même que la couleur que vous aimez n'est pas un vrai rouge. Vous pouvez préférer posséder un pékinois sans penser que c'est l'espèce qui représente le mieux ce que les gens entendent par « chien très chien ». (ma traduction)

La même expérience a été menée sur la côte Est des États-Unis, afin de vérifier si les résultats ne pouvaient pas être influencés par l'environnement dans lequel les étudiants évoluaient, mais comme les conclusions furent sensiblement les mêmes, Rosch a pu exclure le fait que ces résultats auraient été une simple réaction particulière des étudiants californiens.

D'autres expériences ont ensuite été menées, toujours dans le but de confronter les résultats aux premiers obtenus. Une autre expérience était notamment de faire dire aux étudiant si tel objet faisait ou non partie de la catégorie, et de voir, en fonction du membre potentiel, quel était le temps de réponse de l'étudiant. Par exemple, un étudiant devait dire si un merle était ou non un oiseau, même chose pour une autruche, et en fonction de son temps de réponse on pouvait déduire de la plus ou moins grande évidence de l'appartenance de ce membre à la catégorie. Là encore, les résultats étaient cohérents.

Rosch (1978) a émis une réserve sur le fait que les étudiants auraient pu répondre plus rapidement simplement lorsqu'il s'agissait de mots plus communs, on rencontre plus fréquemment des merles que des autruches. Néanmoins, dans le cas de la catégorie « meuble », des membres tels que « ottomane » arrivaient avant d'autres membres comme « réfrigérateur ». Dans ce cas, il est manifeste que la fréquence des mots étudiés n'impactait pas les résultats. En règle générale, donc, s'il peut être gardé à l'esprit que la fréquence d'un membre peut influencer son résultat, cela est loin d'être systématique. C'est une réelle intuition plutôt cohérente chez les différents étudiants ayant participé à l'expérience de ce qui est membre d'une catégorie ou ne l'est pas qui a ainsi pu être mise en évidence. D'autre part, on aurait pu penser que les membres d'une catégorie avaient une proximité visuelle, par exemple, si le petit pois était un des meilleurs représentants de la catégorie légumes, alors, on aurait pu en déduire que les étudiants, influencés par cet élément, auraient catégorisé d'autres légumes ressemblant visuellement au petit pois comme étant aussi de bons représentants de la catégorie, hors, cela n'a pas été observé. Les carottes bien que différentes en tout point visuellement des petits pois étaient un autre des meilleurs représentants de la catégorie légumes. La proximité visuelle n'a donc pas plus influencé de façon systématique cette classification que la forte fréquence d'un item.

Au niveau fonctionnel, la proximité entre différents items n'a pas davantage influencé leur classement au sein de la catégorie par les étudiants. Ainsi, on aurait pu croire

que si les chaises sont de bons membres pour la catégorie « meuble », alors les tabourets ou les bancs auraient pu avoir un comportement semblable, mais au niveau des résultats de l'expérimentation, il est apparu que cela n'était pas le cas, des objets comme les étagères à livres apparaissant bien plus proches de la chaise.

Cet ensemble d'expérience a donc amené Eleanor Rosch à formuler différents postulats. D'une part, cette classification était avant tout effectuée grâce à une intuition des étudiants, et non pas à divers autres facteurs extérieurs qu'ils avaient vis à vis de la catégorisation du réel. Cette catégorisation étant relativement homogène pour cette population. D'autre part, selon ces résultats, Eleanor Rosch a déduit l'existence de prototypes. C'est-à-dire qu'il existe différentes catégories qui ont des frontières floues et perméables, et au centre de chacune de ces catégories, se trouve un prototype qui représente très bien la catégorie à laquelle il appartient. De cette façon, lorsqu'un enfant souhaite définir une catégorie, il pourra utiliser par métonymie son membre prototype et ainsi expliquer qu'un légume, c'est comme un petit pois ou une carotte. Le prototype est vu ici comme l'exemplaire en quelque sorte idéal de sa catégorie, et on mesure à l'aune de ce prototype si d'autres objets figurent en plus ou moins bonne place au sein de la catégorie.

En termes de conditions nécessaires et suffisantes, cela reviendrait à dire que pour être un bon prototype, il faut réunir toutes ou du moins un maximum des conditions nécessaires et suffisantes de la catégorie, et que certains exemplaires de la catégorie réunissant un nombre moins important de ces conditions pourront tout de même appartenir à la catégorie, mais à un niveau périphérique. Enfin, le prototype peut se manifester pour toutes les catégories, qu'il s'agisse de catégories d'objets du réel (comme oiseau, légumes) ou de catégories d'actions plus abstraites (tuer, etc.). La catégorie ne repose donc pas sur une réalité quelconque, sur une inscription dans le monde naturel, mais sur une perception de l'esprit humain. Le prototype peut se présenter de façon schématique comme suit, le cercle bleu représentant le cœur du prototype, et le cercle plus grand, la périphérie de la catégorie :

Merle Rouge gorge

George P. Lakoff s'est également intéressé au problème de la catégorisation et à l'aide que pouvaient y fournir les prototypes. En effet, en tant que cognitiviste, la théorie des prototypes lui apporte une perspective nouvelle sur la façon dont la raison humaine fonctionne. Il a notamment relié la catégorisation en prototypes au mécanisme de la métaphore. Ainsi, selon lui, les métaphores que nous utilisons de façon récurrente structurent réellement notre façon de penser ainsi que nos actes, et, associées aux prototypes, permettent de rendre compte de la façon dont on organise le monde :

« Prototype theory, as it is evolving, is changing our idea of the most fundamental of human capacities, the capacity to categorize, and with it, our idea of what the human mind and human reason are like. Reason, in the West, has long been assumed to be disembodied and abstract, distinct on the one hand from perception and the body and culture, and on the other hand from the mechanisms of imagination, for example, metaphor and mental imagery. » (Lakoff 1987:7)51

Il remet alors en cause cette séparation de l'imaginaire et de la raison, et utilise la théorie des prototypes dans sa démarche de linguiste cognitif. Selon lui, la théorie classique considère que les êtres humains catégorisent le réel en fonction de propriétés intrinsèques des membres de ces catégories. Il réfute ce point de vue, arguant que c'est plutôt en fonction de la façon dont les êtres humains vont comprendre les éléments du réel qu'ils effectueront leur catégorisation. La catégorisation se fonde donc sur la perception humaine, que cette perception soit physique (visuelle, motrice) ou mentale: mécanismes intellectuels, dont la métaphore, par exemple, (Lakoff 1987:8). En conséquence, l'esprit et le corps n'ont plus à être séparés. Reconsidérer l'acte de catégorisation (particulièrement à l'aide des prototypes) implique également qu'il n'y a plus une bonne façon (la vraie façon) de voir les choses ou de les comprendre, ce que Lakoff appelle « God's eye view » (Lakoff 1987:9), mais au contraire les systèmes conceptuels peuvent grandement évoluer d'une culture à une autre. Ainsi, la signification n'est plus basée sur une vérité, sur des relations entre des symboles et des référents, mais sur la perception qu'en ont les humains.

51 « La théorie des prototypes, telle qu'elle évolue, modifie notre perception d'une des plus fondamentales des capacités humaine, la capacité à catégoriser, et avec elle, notre perception de ce à quoi ressemblent l'esprit et la raison humaine. La raison, dans le monde occidental, a longtemps été considérée comme étant désincarnée et abstraite, distincte d'une part de la perception, du corps et de la culture, et d'autre part, distincte des mécanismes de l'imagination, par exemple, la métaphore et l'imagerie mentale. » (ma traduction).

Cette théorie a ensuite été synthétisée, notamment pour le domaine de la sémantique par les ouvrages de Taylor, Linguistic Categorization (1995) et de Kleiber, La sémantique du prototype (1990). Nous allons maintenant voir quelle synthèse ces deux ouvrages proposent, puis nous exposerons les failles de cette théorie du prototype.