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linguistique générale, qu'est-ce qu'un corpus ?

II. 1.3- Les limites du modèle des CNS dans le domaine de la sémantique et de la lexicographie

Malgré le confort apporté par cette théorie, des critiques peuvent lui être adressées. D'une part, l'acte de classification peut certes être scientifique, mais il peut aussi être plus subjectif, influencé par le cadre culturel. Par exemple, pourquoi choisir de mettre les choses « chat » ou « chien » dans une catégorie « animaux domestiques », plutôt que dans une catégorie « outil de travail » ou « bétail » ? La définition d'un siège avec la théorie aristotélicienne pourrait être « meuble pour s'asseoir », mais s'agirait-il nécessairement d'un « fauteuil » dès lors que l'on y ajouterait des accoudoirs44 ? Cette théorie n'est pas le résultat d'une étude empirique, mais elle est plutôt une position philosophique à laquelle on est parvenu à la suite d'une spéculation a priori (Lakoff 1987:6). De ce fait, elle pose certaines difficultés que nous allons maintenant évoquer.

Dans un premier temps, outre que la condition nécessaire et suffisante demande en premier lieu à être vérifiée, c'est un modèle qui possède un pouvoir explicatif fort, mais qui a davantage de limites au niveau descriptif : savoir qu'un homme est un bipède sans plumes ne nous renseigne que peu sur ce qu'est ce concept, savoir qu'un chat est un « mammifère carnivore au museau court et arrondi, aux griffes rétractiles, dont il existe des espèces domestiques et des espèces sauvages de la « famille des félidés » »45ne sera que de peu d'intérêt pour expliquer à un jeune enfant ce qu'est cet objet s'il n'en a jamais vu. Un des problèmes de ce modèle est donc son faible pouvoir descriptif (Kleiber 1990).

La principale limite de ce modèle ne semble cependant pas résider dans sa difficulté à décrire le concept dont il est question ni dans le besoin où il est de vérifier la condition nécessaire et suffisante, mais dans sa rigidité. Ainsi, les tenants du modèle aristotélicien prennent parfois l'exemple anglais « bachelor » pour expliquer que ce mot fonctionne très bien avec la théorie des conditions nécessaires et suffisantes (CNS), puisque pour entrer dans ce concept, il suffirait d'être un homme adulte non marié. Mais quand bien même cela pourrait fonctionner pour un mot, cela n'est pas le cas pour la majorité des mots d'une langue, Aitchison note ainsi :

« There are a small number of words such as

44 Cours donné par Williams dans le cadre d'un Master II à l'Université de Bretagne Sud en 2008. 45 Définition donnée par le Petit Larousse 1992 pour le mot chat en première position.

bachelor which appear to have a fixed meaning, that is, they are words for which we can specify a set of necessary and sufficient conditions. The majority of words, however, do not behave in this way. They suffer from one or more of the following problems: first, it may be difficult to specify a hard core of meaning at all. Second, it may be impossible to tell where « true meaning » ends and encyclopaedic knowledge begins. Third, the words may have « fuzzy boundaries » in that there might be no clear point at which the meaning of one word ends and another begins. Fourth, a single word may apply to a « family » of items which all overlap in meaning but which do not share any one common characteristic. » (Aitchison, 1987:49)46

Et selon Hanks, c'est encore accorder trop d'efficacité au modèle des CNS, puisque « bachelor » lui même pose de nombreux problèmes dès lors qu'on définit ce concept d'un simple « homme adulte non marié ». Que dire alors d'un « vieux garçon » ou d'un homme qui est en couple homosexuel ? Si le modèle des CNS peut parfois apporter beaucoup de clarté à la conception des choses, il apparaît comme non satisfaisant quand il est appliqué tel quel pour définir les mots courants d'une langue vivante, dont les usages réels sont en mouvement constant et dont les frontières sémantiques risquent fort d'être floues, par conséquent. Hanks note qu'au niveau de la lexicographie :

« Any attempt to write a completely analytical definition for any common word in a natural language is absurd. Experience is far too diverse for that. What a good dictionary offers instead is a typification : the dictionary definition summarizes what the lexicographers finds to be the most typical common features in his [or her] experience, of the use, context, and collocations of the word. » (Hanks, 1994:91)47

46 Aitchison J., (1987), Words in the Mind, Blackwell. « Il y a peu de mots tels que « bachelor » qui semble avoir un sens fixe, c'est-à-dire qu'il y a peu de mots pour lesquels on puisse spécifier en ensemble de conditions nécessaires et suffisantes. La majorité des mots, cependant, ne se comporte pas ainsi. Il souffrent d'un ou plusieurs des problèmes suivants : premièrement, il peut être difficile de spécifier un noyau dur de sens. Deuxièmement, il peut être impossible de dire à partir de quand le « vrai sens » s'arrête et où la connaissance encyclopédique commence. Troisièmement, les mots peuvent avoir des frontières floues en ce qu'il peut ne pas y avoir un point clairement établi où le sens d'un mot commence et celui d'un autre termine. Quatrièmement, un seul mot peut s'appliquer à une famille d'objets qui se chevauchent au niveau des sens, mais qui ne partagent aucun caractéristique commune » (ma traduction)

47 « Toute tentative d'écrire une définition complètement analytique pour n'importe quel mot d'une langue naturelle est absurde. L'expérience est par trop diverse pour cela. Ce qu'un bon dictionnaire fournit à la place est une typification : la définition du dictionnaire résume ce que le (ou la) lexicographe trouve comme

C'est pourquoi de nombreux chercheurs se sont attachés à trouver une théorie permettant davantage de flexibilité, ainsi qu'une plus grande adéquation pour décrire les concepts tels qu'ils sont utilisés et compris par la majorité des personnes, c'est ce que nous allons voir dans cette seconde partie avec le modèle des prototypes, tel qu'il a été élaboré.

Dans cette thèse, c'est également à travers cette volonté de rendre compte de la flexibilité et de la multiplicité des approches d'un concept, l'Europe, que nous avons fait usage d'une méthode s'inspirant d'un modèle plus flexible : nous allons maintenant tenter de la définir. Dans cette seconde partie, nous allons rapidement évoquer dans un premier temps la réponse philosophique qui a été proposée par Wittgenstein à la théorie aristotélicienne des CNS via le concept de « ressemblance de familles ». Puis, nous verrons comment cette solution philosophique a influencé la psychologie à travers les travaux de Rosch qui a proposé une théorie du prototype. Enfin, nous étudierons la synthèse qui en a été proposée par Taylor et Kleiber.

II.2- La théorie des prototypes.

Nous venons de voir que le modèle des conditions nécessaires et suffisantes, tel qu'il a été conçu puis élaboré, ne suffit pas pour rendre compte de l'acte humain de catégorisation, de compréhension du réel. Certains concepts semblent en effet poser des problèmes pour être intégrés dans ces catégories, et pour remplir de façon claire et précise les conditions nécessaires et suffisantes. Une réponse philosophique a été apportée à ces difficultés dans les travaux de Wittgenstein qui a mis au point le concept de « l'air de famille » après avoir constaté que les explications, selon le modèle des CNS ou en fonction de sèmes, ne fonctionnaient pas dans la pratique si elles étaient confrontées aux mots.

Nous allons dans un premier temps expliciter cette théorie, puis nous verrons comment elle a conduit à son développement dans le domaine de la psychologie avec Rosch, ainsi que la synthèse qu'il en a été proposé. Enfin, nous verrons quelles failles cette théorie peut rencontrer.

étant les traits les plus typiques dans son expérience sur l'usage, le contexte, et les collocations du mot. » (ma traduction).