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Les projets d'écocité/écoquartier: des outils 2.0 d'aménagement pour la régulation des conflits

L'analyse de projets durables2 présente l'intérêt non seulement de décrypter les processus de changement dans l'action publique locale sur une période donnée, mais elle met aussi en exergue les enjeux sur un territoire, la structure des pouvoirs, les rapports de force entre acteurs ou entre institutions; et elle révèle parfois une véritable capacité d'action collective sur une agglomération ou un bassin de vie3. Ces projets ont souvent pour vocation de répondre à la problématique de l’étalement urbain et du mitage des territoires ; et par conséquent de penser l'articulation des politiques d’aménagement et des politiques de mobilité d'une façon renouvelée, ou de repenser la mixité sociale et la politique du logement au niveau local. Autrement dit, la durabilité de ces projets urbains les distinguent des autres plus classiques, par leur capacité à intégrer les usages différenciés des populations sur un territoire

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LASCOUMES Pierre, SIMARD Louis, L'action publique au prisme de ses instruments. Introduction,

Revue française de science politique, 2011/1 (Vol. 61), p. 5-22.

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Pour rappel, on se réfère ici autant à des projets d'écocité que d'écoquartier. 3

DUBOIS Jérôme, Communautés de politiques publiques et projets urbains : étude comparée de deux

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urbain selon les âges, leurs activités et les niveaux de vie - c'est le thème de la mixité sociale, mais aussi de la mixité fonctionnelle - ou encore d'intégrer la variété des visions urbaines par la concertation.

Nous partons, du reste, du postulat que les variables des « 3i1 » peuvent être analysées de façon concomitante (au lieu d'être mises en concurrence), afin de pouvoir délimiter les dynamiques pertinentes à l'œuvre sur un territoire suivant différents axes. Et notre second postulat est que le projet durable doit être entendu comme un subtil instrument de synthèse entre des points de vue parfois divergents sur la fabrique urbaine, permettant ainsi d'évacuer de potentiels conflits futurs. Par la concertation propre au concept de développement durable notamment, les exigences de densification des centres urbains imposées aux acteurs publics face à l'attractivité de leur territoire peuvent ainsi être conciliées avec le désir des citadins « d'habiter en ville tout en vivant dans un parc2 ». Le volontarisme politique des pouvoirs publics locaux pour la maîtrise des prix du logement ou contre toutes les constructions anarchiques sur l'espace urbain peut ainsi également être concilié avec les besoins des acteurs privés (de l'immobilier ou de la construction) de construire du logement nouvelle génération de façon continue dans un logique de pérennité économique. Le projet durable est dans cette perspective un vecteur d'agrégation d'intérêts et de visions variées sur la fabrique de la ville, au travers de stratégies plus flexibles que pendant les trente Glorieuses3: celles-ci peuvent ainsi être déployées tout en souplesse face aux imprévus fréquents propres à l'aménagement. Qui plus est, le dialogue, instauré comme un pré-requis indispensable à la durabilité, incite fortement les différentes parties à s'accorder davantage entre elles.

Les éléments d'héritage ou de changement institutionnel doivent aussi être pris en compte, afin de comprendre quels acteurs sont les leaders sur ces projets novateurs, et comment ils opèrent. Comme l'ont expliqué March et Olsen4, il ne faut pas minimiser

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Comme évoqué par Hall, les 3i représentent les institutions, les intérêts et les idées. 2

C'est l'argument de vente sur l'un de nos terrains de recherche. 3

FOURASTIE Jean, Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979, 300 p. (Rééd. Hachette Pluriel no 8363)

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MARCH James G., OLSEN Johan P., Rediscovering Institutions: The Organizational Basis of

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l'importance des règles formelles et informelles1 en place dans toute institution, les pratiques en cours depuis des années2, ou encore les cartes mentales ancrées dans les esprits - avec sans doute un souci d'une certaine justice sociale à Rennes et un souci plutôt des libertés individuelles à Copenhague, semble-t-il, mais on y reviendra. Cet état de fait sur les institutions locales ou nationales explique alors la conduite des projets urbains durables selon des logiques différentes. Le caractère novateur et consensuel de ces projets basés sur la « notion molle » de développement durable - notion en tout cas vue comme telle par certains observateurs3 depuis le rapport Brundtland, permet de réguler de potentiels conflits - d'intérêts, de valeurs ou d'institutions - sous l'affichage opportun d'un renouvellement en qualité de la fabrique urbaine.

Pour Pinson4, le projet urbain aurait finalement trois dimensions: ce serait à la fois un instrument de mobilisation sociale, mais également un instrument de conception urbaine sur de l'existant: il s'agirait de refaire la ville sur elle-même en respectant son héritage passé et en mobilisant les forces sociales ainsi que les ressources locales (p203). Et le projet serait enfin un instrument de critique des savoirs experts ou sectoriels par « le décloisonnement des

savoirs et la reconnaissance de la maîtrise d'usage », i.e. en recueillant l'avis des habitants et

leur connaissance des lieux (p206). Cette vision nous semble assez idéalisée au regard de ce que nous avons pu constater sur nos terrains de recherche. Nous y avons observé en effet, on le verra plus en détail par la suite, un choix fréquent de « starchitectes » (parisiens ou internationaux) ayant une vision urbaine très affirmée et très technique - et donc ayant parfois une difficulté à amender leur projet à partir des réunions publiques et autres concertations citoyennes. Nous avons remarqué aussi une mobilisation sociale de type NIMBY touchant plutôt des catégories sociales supérieures, ou alors une mobilisation assez atone chez les couches populaires - notamment sur le sujet des sols pollués, peut-être par manque d'information. Et nous avons noté enfin une certaine instrumentalisation ressentie par

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Il est fait ici référence au néo-institutionnalisme sociologique qui intègre les éléments normatifs et culturels propre à une organisation à un instant t.

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A contrario, il est fait ici référence au néo-institutionnalisme historique qui privilégie l'effet de sédimentation des règles et des pratiques sur le temps long.

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Cf. BRODHAG (2008) ou HAMMAN (2011), op. cit. 4

PINSON Gilles, Chapitre 5 : Le projet urbain comme instrument d'action publique, dans : Pierre Lascoumes (dir.), Gouverner par les instruments. Paris, Presses de Sciences Po, « Académique », 2005, p. 199-233.

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certaines associations d'habitants, lesquels reconnaissaient d'ailleurs ne pas être toujours strictement représentatifs de la sociologie locale1, plutôt qu'une véritable reconnaissance de leur « maîtrise d'usage ». La montée en généralité semble donc problématique si les terrains particuliers disent le contraire d'une thèse à l'autre. Néanmoins nous privilégions, pour notre part, l'idée d'une approche pragmatique chez les acteurs publics face à ces projets durables plutôt qu'une véritable envie de « co-construire » la ville, et la « ville idéale » qui plus est. Le projet durable est par conséquent sans doute un élément de régulation des conflits car il est très consensuel, probablement grâce à la polysémie du terme de durabilité. Pour autant, les acteurs publics ont toujours à l'esprit les prochaines échéances électorales, et envisage donc, de notre point de vue, ces projets novateurs surtout comme de formidables vitrines de leur action publique réalisée sur un mandat.

Du reste, le politiste voit également dans le projet un « outil de marketing territorial

intégrant de nouvelles préoccupations comme celles relatives à la qualité urbaine et environnementale, réévaluée comme facteur de compétitivité des villes » (p204). Là encore,

nous ne partageons pas pleinement son point de vue car ces préoccupations environnementales relèvent parfois davantage d'une rhétorique séduisante et consensuelle que de convictions profondes des acteurs impliqués. Le traitement de sols pollués sur un de nos terrains de recherche aura montré, à cet égard, que les considérations de coûts économiques ont été largement privilégiées à des considérations environnementales (même si le risque sanitaire y semble apparemment maîtrisé); et ce, malgré un discours volontariste sur la ville verte2 assez bien rodé en définitive, mais nous y reviendrons de plus près en deuxième partie. En conséquence, il s'agit certes d'un marketing territorial pensé dans un contexte de compétitivité forte des territoires, comme analysé déjà: à cet égard, le projet durable fait donc figure d'instrument de développement économique. Mais il est piloté aussi dans une logique électoraliste auprès des habitants, ce qui semble d'ailleurs tout à fait logique au prisme des priorités des élus. Car leur objectif est souvent naturellement de conserver leur mandat aux élections suivantes.

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Ils admettent d'ailleurs une surreprésentation des retraités ou des fonctionnaires territoriaux. 2

Il est fait référence ici notamment à une communication régulière des nouvelles équipes municipales sur le vélo et les mobilités douces en général.

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Prenons donc juste un des exemples précurseurs de projets durables en France, en l'espèce à Grenoble, une ville caractérisée par des taux de pollution de l'air particulièrement élevés. Son écoquartier, la ZAC de Bonne, a en effet reçu de l'Etat en 2009 le grand prix National1 de l'appel à projets EcoQuartier2, parmi 160 dossiers déposés: la ville est alors dirigée par le socialiste Michel Destot3.

La ZAC de Bonne à Grenoble: entre qualité de vie renouvelée et (més)usages face aux « bestioles »

A travers cet exemple d'écoquartier dans une ville française autre que Rennes4, notre objectif est d'une part d'illustrer l'hypothèse du projet durable comme un régulateur des conflits par un exemple précis. Car la durabilité urbaine et ses ambitions se testent à l'épreuve de cas empiriques, même si l'esquisse sera faite à gros traits ici contrairement à notre deuxième partie. Notre but est, en effet, d'exposer un maximum d'exemples concrets pour montrer la variété des possibles dans la fabrique urbaine durable et sa gouvernance. Mais notre visée est aussi de comparer les objectifs affichés par les acteurs de tels projets avec la réalité des pratiques et des usages. Ces ambitions sont aussi variées qu'un nouveau rapport à la nature en ville, une offre renouvelée sur la qualité de vie, notamment pour le logement social, la création d'un lien moins disjoint entre les habitants d'un quartier par une nouvelle conception de l'espace urbain, ou la réutilisation de sols désaffectés mais à forte valeur ajoutée économique, car situés en plein centre d'une grande ville. Finalement, comment tous ces acteurs participent-ils ensemble à la fabrique de la ville selon des codes repensés au prisme de la durabilité?

Pour rappel, l’opération de la ZAC de Bonne consiste en la reconversion d'une friche militaire inoccupée depuis 1994 mais bien située au cœur de la ville-centre, un peu à l'instar de La Courrouze à Rennes. La ville de Grenoble et le ministère de la Défense lancent un

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Cf. LE MONITEUR, Les Prix du Palmarès Ecoquartier 2009. In : lemoniteur.fr [en ligne]. 4 novembre 2009.

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L'appel à projets EcoQuartier a été lancé en octobre 2008 dans le cadre du Grenelle Environnement. 3

Michel Destot est maire de Grenoble de 1995 à 2014. Le maire actuel de Grenoble, Éric Piolle, est membre du parti Europe Écologie Les Verts, et il a été élu lors des élections municipales de 2014 à la faveur d'une coalition de gauche. Il se dit issu d'un courant « catho-humaniste ».

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Les deux métropoles de Grenoble et Rennes sont néanmoins intéressantes à comparer car assez similaires démographiquement (environ 400 000 habitants autour de 2010).

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marché de définition en 2000 afin d'établir un programme d'aménagement sur le site de la caserne: le projet de l'urbaniste Devillers - qui intervient aussi sur notre terrain principal ViaSilva - en est le lauréat. La ZAC est alors créée en 2005. La municipalité confie le suivi de la phase opérationnelle à la SEM1 SAGES, avec AKTIS Architecture comme architecte en chef: comme sur nos deux terrains français, on observe donc un suivi du projet côté collectivité territoriale par une délégation de service public2. Le maître d'œuvre conçoit alors la construction de 850 logements, dont 35 % au moins de logements sociaux, pour environ 2400 résidents. Mais le projet compte aussi des commerces, un hôtel 4 étoiles, un cinéma d’art et essai, un établissement pour personnes âgées dépendantes, un foyer pour handicapés, et deux résidences pour étudiants sur 8,5 hectares: tous les publics semblent donc pris en compte par les professionnels et les acteurs publics. Cette surface couvre 3,5 hectares de parcs publics et 1,5 hectare de jardins de copropriété entre les immeubles. Pierre Kermen, alors adjoint à l’urbanisme du maire, Michel Destot, parle alors « d'un laboratoire inédit pour

transformer les procédures constructives3 ».

Si la mixité sociale et générationnelle semblent être une réussite quatre ans après l'installation des premiers habitants en 2008, de nombreux points plus sombres demeurent. Car les performances énergétiques des bâtiments sont qualifiées de décevantes, la vie sociale du quartier serait inexistante, le centre commercial aurait perdu des enseignes par manque d'activité, la couture avec les autres quartiers serait compliquée, et les comportements écologiques feraient défaut4. La durabilité dans les intentions ne s'accompagne donc pas toujours d'une durabilité dans les usages.... La solution serait-elle la formation des habitants et une meilleure communication sur le sujet, notamment auprès des plus jeunes? La question mérite d'être posée.

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Depuis la loi n° 83-597 du 7 juillet 1983 relative aux sociétés d'économie mixte locales, une Société d'économie mixte (SEM) peut être créée pour "exploiter des services publics à caractère industriel et commercial (les SPIC tels que l'assainissement des eaux, la gestion des déchets, etc.) ou pour toute activité d'intérêt général".

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La délégation de service public est une notion juridique qui recouvre l'ensemble des contrats par lesquels une personne morale de droit public soumise au code général des collectivités territoriales confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un opérateur économique, dont la rémunération est liée au résultat d’exploitation du service.

3

Cf. CARREL, François, A Grenoble, la caserne de Bonne n’a pas que du bon. In : Libération.fr [en ligne]. 2 avril 2012.

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RUE89, A Grenoble, la vie en écoquartier : « C’est beau mais y a plein de bestioles ». In :

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