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France et Danemark: deux promoteurs de la durabilité, mais une décentralisation différenciée

L'approche comparative est une formidable opportunité, comme l'écrit Hassenteufel1, de réaliser non seulement « la mise à distance de sa propre réalité nationale (…), la

validation et l’invalidation d’hypothèses théoriques, (...) la formulation et la reformulation d’hypothèses explicatives ». Pour autant, comme le remarquent Dupuy et Pollard2

, les écueils de l'approche comparative infranationale sont légions, notamment en matière de choix et de nombre de cas à étudier3, de collecte de données4, ou encore de minoration du phénomène de corrélations entre les cas étudiés et de porosité entre les différents pays en matière de politiques publiques5.

Mais réciproquement, l'intérêt de comparer ici deux pays membres de l'Union européenne à travers les projets ViaSilva, Nordhavnen, La Courrouze et Helsingor, est d'avoir un cadre juridique et démocratique assez similaire, ce qui serait impossible si la comparaison avait porté sur le projet d'écocité Tianjin en Chine, ou sur Masdar aux Emirats arabes unis6. Le cadre législatif et réglementaire7 ou le cadre institutionnel8 des deux pays s'inscrivent-ils vraiment dans une dynamique de convergence forte entre eux, et de conformité avec les

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HASSENTEUFEL Patrick, Deux ou trois choses que je sais d’elle. Quelques enseignements tirés d’expériences de comparaison européenne, in CURAPP (dir.), Les méthodes au concret, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 105-124.

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DUPUY Claire, POLLARD Julie, 2012, op. cit. 3

Cela suppose de bien cerner la complexité institutionnelle, politique et territoriale de chaque système national déjà.

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Pasquier remarque notamment dans son article que les bases de données disponibles sont souvent dépendantes de modèles étatiques, PASQUIER Romain, 2012, op. cit.

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Il est fait ici référence à un article de Ross (1997) qui évoque ces phénomènes de diffusion et d'emprunts entre les différentes cultures (urbanistiques par exemple).

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Nous évoquerons par la suite ces deux projets d'écocité tout à fait singuliers, afin de montrer combien la fabrique urbaine durable n'est pas l'apanage des seules démocraties occidentales, même si on peut y interroger l'exhaustivité des critères mentionnés par le rapport Brundtland (notamment la participation citoyenne).

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Le cadre législatif et réglementaire fait référence ici à la politique environnementale, énergétique ou des transports de l'UE qui est transposée en principe en droit interne pour ces deux membres de l'UE. 8

Le cadre institutionnel fait référence au système politique du pays et au degré de décentralisation en France et au Danemark, puisque notre étude porte sur des projets de territoires.

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directives et règlements de l'Union Européenne? C'est en principe le cas: nous y reviendrons en détail.

La comparabilité des deux pays est aussi confirmée par l'université américaine de Yale qui a publié en 2018 son dernier classement intitulé « Index de Performance Environnementale » (IPE1), et place la France en 2e position pour la qualité de l’air, mais surtout la vitalité de son écosystème (avec la protection des espaces naturels marins); et l'IPE place en 2018 le Danemark en 3e place, notamment pour son engagement en matière d'énergies renouvelables. Le tableau ci-dessous évoque ainsi les critères retenus pour le classement de Yale, à savoir l'exposition aux particules fines, le niveau sanitaire de l'eau potable ou grise, l'exposition au plomb ou les niveaux d'émissions de méthane dans l'air:

Figure 8 : Mode de calcul de l’EPI : 24 indicateurs répartis dans 10 catégories et 2 grands ensembles d’objectifs : la vitalité de l’écosystème et la qualité environnementale, in : YALE UNIVERSITY, 2018 EPI.

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IPE en français ou EPI en anglais pour Environmental Performance Index, sur YALE UNIVERSITY, 2018 EPI. In : epi.envirocenter.yale.edu [en ligne]. 2018.

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De la même façon, l'indice de performance sur le changement climatique1, qui est une publication annuelle réalisée par l'ONG2 Germanwatch depuis 13 ans sur la performance de 56 pays responsables de plus de 90% des émissions de CO2, classe la France et le Danemark a des positions proches en 2018. L'étude est basée sur 14 indicateurs classés en 4 catégories: les émissions de gaz à effet de serre (40%), la production d'énergies renouvelables (20%), la consommation énergétique (20%) et la politique affichée en matière climatique (20%). Il est ainsi par exemple accordé de l'importance à la part des énergies renouvelables développées sur les cinq dernières années dans le pays par rapport à l'ensemble de l'offre énergétique déployée. C'est ce qui apparait sous l'acronyme TPES3, comme indiqué dans le tableau suivant qui détaille les 14 indicateurs inclus dans l'indice de performance sur le changement climatique:

Figure 9 : Climate Change Performance Index; méthodologie, p6, in GERMANWATCH, 2018, Climate Change Performance Index [en ligne]. 2018.

Et à partir de ces indicateurs, la France et le Danemark se hissent respectivement aux 15e et 17e rangs en 2018, quand la Suède est en pôle position et l'Allemagne à la 22e place (à

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Il s'agit en anglais du "Climate Change Performance Index" ou CCPI. 2

Organisation Non Gouvernementale ou ONG. 3

TPES pour Total Per Energy Supply en anglais, qui représente les récents développements en énergies renouvelables par unité d'offre énergétique totale.

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cause de son charbon). Malgré un positionnement parmi les pays les plus vertueux sur ces critères climatiques, il est néanmoins reproché à la France son retard en matière d'utilisation d'énergies renouvelables qui l'empêcheront d'atteindre les objectifs affichés à la COP211, d'ici 2020 et 2030. Quant au Danemark, il perd des places en 2018 en raison notamment de l'annulation par le gouvernement Rasmussen du plan de sortie du charbon. Pour autant, les deux pays sont très bien placés au niveau mondial, comme en témoigne la carte ci-dessous:

Figure 10 : Résultats mondiaux du CCPI 2018, in GERMANWATCH, 2018, op. cit.

Et du reste, les deux pays sont bien classés aussi par rapport aux autres pays de l'Union européenne comme on le voit ci-dessous, alors que l'Allemagne est à un niveau moyen:

1

Suite à la conférence des parties (ou COP 21) de décembre 2015, l'accord de Paris est devenu le premier accord universel sur le climat. Il entre en vigueur le 4/11/2016, soit 30 jours après sa ratification par au moins 55 parties représentant 55 % des émissions de gaz à effet de serre. Mais le 4 août 2017, le président Trump notifie son désengagement du traité, alors que les Etats-Unis sont le deuxième plus gros émetteur de gaz à effet de serre de la planète, derrière la Chine.

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Figure 11 : Les résultats du CCPI en Europe, in GERMANWATCH, 2018, op. cit.

Malgré des variantes relevées dans le classement ou dans les critères de durabilité d'un rapport à l'autre, et également d'une année à l'autre, on constate que le Danemark et la France ont des classements très souvent assez similaires, ce qui justifie d'autant plus notre comparaison de projets durables.

La comparaison est possible sur ces projets urbains en raison aussi du fait de leur régime démocratique1: cela suppose par définition que la participation citoyenne, qui est une des composantes essentielles de la durabilité, est ainsi possible voire effective au niveau local, a contrario de régimes autoritaires ou totalitaires. Ce sont, du reste, deux Etats avec des régimes unitaires2, de type parlementaire3 pour le Danemark, et de type semi-présidentiel4 pour la France. Cela n'est pas neutre, car quand le Grenelle environnement est lancé au début de la mandature Sarkozy, il y a une forte accélération du projet ViaSilva (qui était déjà en

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Les régimes démocratiques se caractérisent avant tout par un pouvoir législatif dont dispose un parlement, d’un pouvoir exécutif et d’un pouvoir judiciaire.

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Il existe actuellement près de trente Etats fédéraux, essentiellement pour les grands territoires (dont les Etats-Unis, l'Inde, le Brésil ou la Russie mais à l’exception de la Chine), alors que les Etats unitaires sont désormais plus diversifiés: certains sont restés très centralisés, d’autres ont octroyé une grande autonomie aux collectivités locales.

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Le régime parlementaire se distingue par une séparation souple des pouvoirs et par la responsabilité du gouvernement devant le parlement en contrepartie de pouvoirs du gouvernement sur celui-ci. 4

Comme théorisé par le juriste français Maurice Duverger (Le Système Politique Français, PUF, 1970), le régime semi-présidentiel se caractérise par le fait que les responsabilités sont partagées entre le chef du gouvernement et le président qui est élu au suffrage universel et a un droit de dissolution, mais c'est le gouvernement qui est responsable devant le parlement.

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préparation au niveau local) sous l'impulsion de l'exécutif, alors que le projet Nordhavnen se fait dans un cadre plus équilibré entre le niveau national et métropolitain, et à un rythme plus régulier, on le verra.

Le système parlementaire danois semble ainsi être fondé davantage sur la concertation que sur l’arbitrage politique1

: c'est intéressant à observer vu de France où le Grenelle environnement commence à marquer le pas dès que le président Sarkozy déclare en 2010 au Salon de l'agriculture: « L'environnement, ça commence à bien faire », soit juste deux ans après le lancement de la démarche écocité. Le fait que ce soit deux systèmes politiques multipartis2 est un atout aussi pour la comparaison, car cela permet d'évaluer la présence d'éventuels marqueurs partisans vis-à-vis de la durabilité, à travers par exemple le choix plutôt de la densification urbaine (et notamment de logements collectifs, et sociaux, à multiples étages pour Rennes), ou alors l'accent mis sur les mobilités (avec le développement d'infrastructures adéquates pour créer des pistes cyclables séparées des bus et des voitures à Copenhague) ou encore l'utilisation des technologies de l'information pour mieux réguler les flux et donc la pollution atmosphérique (avec souvent l'appel à des cabinets de conseil privés). C'est ce que nous essaierons de décrypter finement par la suite.

Cette perspective comparative paraît défendable aussi au regard des niveaux de décentralisation3 de ces deux Etats danois4 et français5. A priori, la décentralisation y est effective dans les deux cas, mais est-elle aussi poussée? Cela a-t-il en conséquence un impact sur l'initialisation et la gouvernance de projets urbains durables? Qu'est-ce qui diffère si ce

1

HOLM-HEMMINGSEN, Morten. Une coordination par la concertation : le compromis du système danois, Revue française d'administration publique, vol. 158, no. 2, 2016, pp. 419-430.

2

DEMKER, Marie. Essor et déclin du modèle nordique à cinq partis, Revue internationale de

politique comparée, vol. 13, no. 3, 2006, pp. 469-482.

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La décentralisation est un processus consistant à transférer des pouvoirs décisionnaires et compétences administratives de l’État vers des entités locales distinctes de lui. A contrario, la

déconcentration s'en distingue car il s'agit d'un système de délégation vers des échelons inférieurs

internes ne possédant pas de personnalité morale propre. 4

Approuvée en 2004, la « Réforme structurelle » danoise a entraîné la dissolution des Départements pour instaurer à la place cinq Régions (Regioner) et réduire le nombre de Communes (kommuner) de 271 à 98 en 2007. Cette réforme a également modifié la répartition des pouvoirs et compétences entre les différents niveaux de gouvernement.

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La décentralisation française est marquée surtout par l'acte I (Loi Deferre du 2 mars 1982 suivie de nombreux textes, dont le transfert des compétences de l'Etat vers les collectivités en 1983) et l'acte II (avec la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, et les lois d’application). Les dernières lois datent de 2015 et portent sur la délimitation des régions (janvier) et la loi NOTRe (août).

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n'est pas le cas? Selon l’OCDE, le processus de décentralisation est souvent plus poussé dans de nombreux pays membres par rapport à la France1.

D'après un rapport 20132 de l'OCDE3, la décentralisation aurait augmenté sur les 20 dernières années: c’est d'ailleurs plutôt dans les États fédéraux et en Europe du Nord que le mouvement s’accélère. Dans cette perspective, le Danemark (comme le Canada) afficherait une décentralisation plus poussée par rapport à ses voisins, et particulièrement par rapport à la France.

Enfin, les dépenses sont en règle générale plus décentralisées que les recettes dans les pays de l'OCDE, ce qui est tout à fait le cas au Danemark, mais beaucoup moins en France. On constate donc une décentralisation certes effective dans les deux Etats (qu'on détaillera davantage dans les deux terrains majeurs de recherche analysés), mais on note tout de même une décentralisation différenciée entre les deux pays. Et pour conclure, l'OCDE souligne une corrélation positive (mais pas obligatoirement très forte) entre le niveau de décentralisation et la performance économique, ce que l'on ne développera pas plus ici.

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