Ce pilier social évoqué dans le rapport Brundtland est-il en définitive toujours traité de façon équivalente aux deux autres dans le cadre de ces projets urbains? Nous avons déjà évoqué le phénomène de « gentrification » (ou d'embourgeoisement) qui est régulièrement reproché à ces opérations à vocation écologique, car la qualité de vie supérieure qu'ils procurent aux habitants n'est pas accessible à tous financièrement. Ainsi, l'amélioration des normes techniques sur les logements ou sur les flux d'eau, de déchets ou de mobilités se réalise souvent au détriment des couches sociales les plus fragiles. Béal1 souligne en effet, comme déjà mentionné en introduction, la « relation étroite entre gentrification et durabilité », tandis que Colomb2 parle d'une « urbanité socialement sélective ». Une friche portuaire reconvertie dans la 3e ville de Suède, Malmö qui est situé face à Copenhague, illustre bien ces effets pervers.
A la recherche d'une mixité sociale dans l'écoquartier Bo01 de Västra Hamnen à Malmö
L'histoire de l'écoquartier suédois de Bo01 commence en 1998, quand la municipalité de Malmö lance son programme environnemental (1998-2002) à travers divers projets qu'elle subventionne à hauteur de 16 millions d'€3
au total. Une dépollution du sol sur la friche portuaire de Västra Hamnen, le port Ouest de la ville qui couvre 140 hectares, est notamment lancée. La ville de Malmö4 se trouve alors dans un contexte économique délicat avec des difficultés dans l’industrie textile, les chantiers navals ou l'industrie automobile (avec la fermeture de l’usine SAAB); et l’effondrement plus récent du secteur informatique. Faisant face également à des problèmes de ségrégation et de paupérisation des quartiers centraux5, les élus cherchent un nouveau positionnement de la ville, et ils misent sur l’impact des nouvelles
1
BÉAL, 2011, op. cit. 2
COLOMB, 2007, op cit. 3
147 millions SEK. 4
Malmö compte alors plus de 260 000 habitants (et plus de 300 000 habitants en 2014): elle est située à l'extrême sud de la Suède dans le comté de Scanie, i.e. face à Copenhague qui se trouve de l'autre côté du détroit de l'Øresund.
5
Les quartiers du centre regroupent un tiers de population musulmane et la moitié des moins de 19 ans est d’origine étrangère.
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infrastructures1 rejoignant le port de Malmö à Copenhague au Danemark, pour la rendre plus attractive.
L'Etat prend le relais trois ans après, quand le Salon Européen de l’Habitat “Bo01, cité de demain, dans une société de l’information et du bien-être, écologiquement durable” est organisé en 2001, avec le lancement conjoint du projet Bo01 sur une portion de la friche portuaire, soit sur 22 hectares. Il s’agit alors de faire une démonstration « grandeur nature » de ce que pourrait être la cité écologique du futur. Le gouvernement suédois va injecter 27 millions d'euros aux investissements supplémentaires liés au traitement écologique du projet Bo01, et ces subventions sont complétées par l’Union Européenne à hauteur de 30% du coût des technologies durables. Le projet est donc initié grâce à une gouvernance multi-niveaux, même s'il est ensuite piloté surtout par l'échelon communal, la municipalité devenant coordinateur du projet vis-à-vis des sociétés spécialisées dans l'énergie2 ou la construction durable. La Ville de Malmö était, en outre, propriétaire du terrain et a financé l’urbanisation des espaces publics et des routes. L'objectif du quartier est clairement environnemental d'abord - puisqu'il s'agit de réaliser un quartier utilisant des énergies renouvelables à hauteur de 100% des besoins énergétiques et d'organiser la gestion optimisée des déchets - et économique ensuite, en faisant de ce quartier écologique un centre d'attractivité pour la ville. D'autres parties de la friche portuaire doivent être développées par la suite.
La stratégie urbaine est donc précisément définie en amont, et l'approche est systémique. Autrement dit, la méthode se veut prospective et globale, puisque tous les pans environnementaux de la ville durable sont traités (et pas seulement les normes d'isolation des bâtiments ou la présence de la nature en ville):
La dépollution des sols, l'utilisation des matériaux et la gestion des déchets de construction répondent à des normes strictes. Quant aux fournisseurs ou sous-traitants qui y participent, ils doivent être certifiés ISO 14001 ou EMAS;
La production d'énergie est réalisée à partir des eaux usées ou des énergies renouvelables: éoliennes, panneaux photovoltaïques, pompe à chaleur alimentée par les eaux sous-terraines;
1
Les deux pays sont reliés depuis 2000 par le pont suspendu Øresund, le plus long d’Europe. 2
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Le système de rues est conçu pour limiter le trafic moteur, et valoriser les vélos et les piétons. Les transports en commun sont pensés afin d'être assez efficaces et attractifs pour rivaliser avec la voiture privée (bus à hydrogène, fréquence élevée, tarifs abordables, même si des bornes électriques existent pour les voitures non thermiques qui sont encouragées);
Les eaux grises sont recyclées et réutilisées pour les champs en dehors de la ville; l'eau de pluie est récupérée ou utilisée par des toitures végétalisées; et les habitants sont responsabilisés par des compteurs individuels dans chaque logement pour suivre leurs consommations, et individualiser au plus juste les factures;
Les déchets sont triés par les résidents, mais aspirés dans les immeubles à partir de tuyaux souterrains qui vont jusque dans les faubourgs de la cité. Ils évitent ainsi l'entrée de camions-bennes sur le quartier. Les déchets organiques sont réutilisés pour les espaces verts publics ou pour fabriquer du biogaz;
Les espaces verts ont été particulièrement aménagés pour favoriser l'infiltration des eaux de pluies localement, et les toits ont été végétalisés au maximum ou les parcs aménagés dans un souci de préserver le biotope;
La mixité fonctionnelle a été encouragée conjointement pour les résidences, bureaux et commerces, tout comme la typologie variée des bâtiments qui regroupent: une tour de 190 mètres de haut1, de petites villas de plain pied avec panneaux solaires et des immeubles en verre ou de 5 étages maximum fermant le bord de mer pour protéger le cœur du quartier des vents violents (et les effets venturi dans les rues et ruelles). Les bâtiments ont aussi été construits et orientés à partir d'une modélisation de l’irradiation solaire annuelle.
1Conçue par l’architecte, ingénieur et plasticien espagnol Santiago Calatrava Valls, la tour HSB
Turning Torso fait 54 étages et 190 mètres de haut (en comparaison, la tour Montparnasse à Paris fait
58 étages et 210m). Elle est le symbole de Malmö, donc un marqueur architectural fort, et c'est la plus haute tour de Scandinavie. Elle a été inaugurée le 27 Août 2005 après quatre années de construction. Elle comprend des bureaux et des appartements. La vue sur le détroit Øresund et la ville de Copenhague y serait splendide. La Chicago Spire, dessinée par le même architecte, reprend les mêmes principes de conception, mais pour un immeuble trois fois plus haut.
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Figure 18 : Vue Sur Bo01
Cette description des caractéristiques de Bo01 n'a pas pour objet de faire un inventaire à la Prévert de plus sur un écoquartier, mais de pouvoir montrer en deuxième partie combien les discours sur la ville durable peuvent se réduire à des notions très élémentaires, voire curieusement limitées à quelques éléments. La ville durable doit être conçue, de notre point de vue, dans une perspective de gestion des flux (d'eau, d'énergie, de déchets, de personnes) et pas seulement au regard des seules densités ou de la consommation énergétique des bâtiments. Car à force d'entretenir le flou et d'affubler du qualificatif de « durable » n'importe quel projet urbain, la notion est galvaudée et ne signifie plus grand chose. Et si l'on omet de faire référence aux trois piliers fondamentaux évoqués dans le rapport Brundtland - à savoir les piliers économique, social et environnemental - alors on parle plutôt de certifications et de labels thermiques, qui sont pour le moins réducteurs. Enfin, l'approche systémique sur le plan de la stratégie urbaine, sur le temps long, et avec la participation citoyenne, ne doit pas non plus être négligée; sinon tout est « durable », et rien ne l'est véritablement.
Enfin, quant aux grandes étapes de planification sur Bo01, elles semblent plutôt respectées puisque plus d''une décennie après le début du projet, le quartier est terminé sur la première zone: il compte ainsi en 2014 environ 10 000 habitants (soit treize ans après le lancement effectif du projet) et l’objectif de la ville est d’atteindre 25 000 habitants à l’horizon 20311
. Du reste, non seulement la programmation semble avoir été tenue, mais en
1
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plus une évaluation ex-post est menée afin de faire un point d'étape avant l'urbanisation d'autres lots du port ouest1 de Malmö.
Figure 19 : Port Ouest (Vastra Hamnen), ECOQUARTIER.CH, 2016. Bo01
Et c'est à ce stade que certains éléments de durabilité font défaut, puisque l'étude dévoile que se loger à Bo01 coûte en moyenne deux fois plus cher qu’ailleurs à Malmö, et que la mixité sociale y est quasi inexistante. En outre, la majorité des résidents a un niveau d’éducation élevé qui contraste avec la moyenne suédoise, tandis que l’âge moyen est relativement bas avec une prédominance des jeunes familles2.
1
Cf. L’ASSOCIATION ECOQUARTIER, Bo01 “cité de demain” Dans une société de l’information et du bien-être, écologiquement durable. In : ecoquartier.ch [en ligne]. 2016.
2
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Figure 20 : Statut éducatif des résidents de Port ouest vs statut éducatif du pays, in ECOQUARTIER.CH, 2016. Bo01
Peu d'information sur la participation citoyenne en amont ou au cours du projet n'apparaît non plus dans nos sources diverses, ce qui nous permet de conclure que le volet social (mixité et participation de la société civile) est le maillon faible de ce projet Bo01. Pourtant, les acteurs publics auraient pu choisir de créer sur le site quelques logements sociaux afin d'inclure certaines familles des quartiers centraux considérés comme problématiques, ou d'y accueillir des couches populaires habitant à la périphérie de la ville. Tel ne semble pas avoir été le choix fait par les pouvoirs publics locaux.
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Les projets d'écoquartier sont par conséquent souvent très différents selon les leviers qui sont activés - économique, social, ou environnemental - et ils dévoilent des types de gouvernance qui diffèrent alors beaucoup les uns des autres. Ici à Malmö, les acteurs privés ont été sollicités par les pouvoirs publics locaux pour créer une véritable vitrine des technologies environnementales et architecturales pour les touristes et les professionnels internationaux de la fabrique urbaine. Cependant, cela a été réalisé sans doute au détriment d'une implication citoyenne en amont, en cours de projet ou après; mais aussi au détriment d'une mixité générationnelle et sociale, ainsi qu'au détriment d'une identité locale forte. Le projet d'écoquartier dans ces conditions relève donc davantage d'une opération de transformation d'image d'un territoire, et donc en définitive d'un marketing territorial stratégique organisé par les acteurs publics.
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