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P RESENTATION DE L ’E TUDE Q UALITATIVE

A. P RINCIPE DE LA METHODE QUALITATIVE

2. Deux profils de médecins

L’analyse des entretiens permet de mettre en évidence deux profils de médecins selon leur expérience de la précarité.

Ils se sont dessinés dès le premier entretien : ceux qui sont confrontés à des patients précaires de façon pluriquotidienne voire permanente, notamment par le choix de leur lieu d’installation, et ceux qui le sont peu.

Un peu plus d’un tiers des médecins interrogés par les entretiens se disent fréquemment confrontés à la précarité, parmi lesquels quatre peuvent être désignés comme « experts » de la précarité. L’étude quantitative retrouvait un quart environ des médecins estimant être confrontés à la précarité quotidiennement (plus de 8 patients précaires par semaine). L’étude

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demandée par la Croix Rouge à la SOFRES en 1999 ne relevait que 14% des médecins interrogés dans cette situation (34). Nous pouvons imaginer que notre méthode de recrutement via des groupes de pairs déjà constitués certes, mais informés de la nature du sujet des séances, a majoré la proportion de médecins très impliqués dans la prise en charge de ce public. Ceci peut également être interprété comme le reflet d’une augmentation de la précarité, ou tout au moins d’une plus grande diversité du public identifié comme précaire par les médecins généralistes.

Nous pouvons analyser des problématiques différentes associées à ces deux types de profils. a) Dans leur représentation de la précarité

Difficultés financières comme première cause de précarité

Les médecins que nous classons dans la deuxième catégorie (peu confrontés à la précarité), ont répondu à la question en évoquant en premier lieu des patients en difficulté sociale, et en particulier financière.

Ainsi le manque d’argent est perçu comme le premier responsable d’une situation précaire. Cette réponse correspond à ce que nous attendions, car c’est aussi l’idée la plus répandue au niveau de la population générale.

Ces difficultés financières peuvent être le fait de différentes circonstances : difficultés familiales, précarité professionnelle, retraites insuffisantes de certaines personnes âgées, etc. Ces circonstances peuvent être nouvelles ou passagères lorsqu’ils évoquent des situations de rupture comme un divorce ou la perte d’un emploi. Elles peuvent au contraire correspondre à des situations plus anciennes, où l’on retrouve des difficultés chroniques. Ils évoquent par exemple certains milieux sociaux moins favorisés, comme les milieux ouvriers (groupe 4 et 6) auxquels ils associent une prévalence plus importante de problèmes d’addictions ou de maltraitance.

Dans l’étude d’ELGHOZI, les difficultés financières étaient déjà au premier rang des causes de précarité, mais elles concernaient les patients chômeurs, ou désocialisés pour diverses raisons (44). Les médecins évoquent désormais des patients ayant un emploi mais dont les revenus restent insuffisants pour leur assurer un bon accès aux soins.

Certains médecins pensent qu’il s’ajoute parfois, au bas niveau de revenus, un problème de mauvaise gestion du budget. Ils évoquent ceci lorsqu’ils comprennent mal pourquoi certaines familles dépensent leur argent dans du matériel multimédia « dernier cri » sans nécessairement se soucier de ce qu’il va rester pour répondre aux besoins « essentiels » selon les médecins, comme l’alimentation ou la santé.

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On retrouve ici notamment la problématique de la place de la santé qui n’est pas nécessairement la même pour le patient et pour le médecin, et peut être à l’origine de difficultés de communication entre eux.

La plupart des médecins remarquent que les patients les plus pauvres peuvent en théorie bénéficier de la CMU et de ce fait ont accès aux soins. Leurs témoignages confirment ainsi le fait que la mise en place de la CMU a permis d’améliorer l’accès aux soins de ces patients. La mise en place de la CMU ne semble pas permettre, en revanche, de répondre au problème de la paupérisation des classes moyennes inférieures pour lesquelles les revenus sont justes supérieurs au seuil donnant droit au bénéfice de la CMU.

Ces patients, juste au-dessus du seuil CMU, sont désignés par tous les médecins comme les plus fragiles dans l’accès aux soins. Ils seraient ceux qui ont le plus souffert de la mise en place des franchises médicales, dénoncées par plusieurs médecins comme responsables de l’apparition d’une nouvelle forme de précarité.

Les personnes âgées, un public particulièrement fragile

Le deuxième sujet évoqué de façon prédominante par les médecins s’estimant peu confrontés à la précarité, est celui des personnes âgées en situation d’isolement, particulièrement vulnérables en milieu rural notamment. Elles sont effectivement identifiées dans la littérature comme faisant partie des cinq catégories de patients les plus à risque de précarité (4). L’isolement familial semble difficile à appréhender et laissent aux médecins un sentiment d’impuissance.

Ces patients âgés peuvent également être confrontés à une précarité financière, aggravée elle aussi, selon certains médecins, par les mesures de mise en place des franchises médicales ou de déremboursement de certains médicaments.

Selon les médecins interrogés, l’isolement en milieu rural est également majoré par les difficultés liées aux problèmes de transport. Les médecins généralistes peuvent encore assurer les visites à domicile mais sont limités dans leurs prises en charge lorsque qu’ils ont besoin de réaliser des examens complémentaires ou d’adresser leurs patients à des spécialistes.

L’amélioration des possibilités de transport des personnes âgées vers les centres de soins de proximité doit faire partie des mesures à mettre en place pour améliorer leur accès à la santé.

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Les médecins experts de la précarité abordent une approche plus globale

Pour les médecins « habitués » à ce public précaire, la précarité se définit déjà par les particularités de sa prise en charge.

Ils évoquent en premier lieu les difficultés d’accès aux soins.

Selon eux, l’important est aussi de pouvoir proposer la disponibilité nécessaire. La question de la précarité est abordée par le temps à consacrer aux patients en difficulté. Ils insistent sur la nécessité d’un accompagnement et d’une approche globale qui vont aussi permettre de comprendre la réalité du patient et de la place de la santé pour lui.

L’intérêt d’une sensibilisation de nos confrères moins à l’aise, par le biais de la formation, à un certain nombre de notions nécessaires à la prise en charge de patients précaires est explicité.

Cette idée de la nécessité de pouvoir accompagner nos patients précaires est en accord avec notre ressenti initial. Cela implique qu’il faudrait pouvoir disposer de plus de temps avec ces patients.

b) Dans les difficultés rencontrées

Repérer une situation de précarité

Les entretiens mettent en évidence que pour les médecins peu confrontés à la précarité, une des premières difficultés serait déjà de pouvoir repérer une situation de précarité.

Le groupe 3 en particulier développe ce thème et remarque combien il est parfois difficile de percevoir la détresse de nos patients. En effet, souvent par pudeur certains patients ne désirent pas montrer qu’ils rencontrent des difficultés et c’est seulement lorsqu’ils ne vont pas voir un confrère spécialiste, que les examens complémentaires demandés ne sont pas faits, ou simplement lorsqu’ils osent demander le tiers-payant ou un délai dans l’encaissement d’un chèque, que l’on réalise l’existence de ces difficultés.

Les médecins du groupe 5 constatent également en début d’entretien qu’à la réception des questionnaires, ils ont pensé qu’ils n’étaient pas concernés. Ils pensaient n’avoir que peu de patients précaires dans leur patientèle. C’est en se préparant à l’entretien, qu’ils ont ensuite réalisé que leurs patients en situation de précarité étaient plus nombreux qu’ils ne l’imaginaient au départ.

On remarque d’ailleurs que les résultats de l’étude quantitative montraient que les médecins généralistes estimaient en moyenne à 5,5% la proportion de leurs patients précaires sur le total de leurs consultations hebdomadaires. Ce chiffre nous paraissait en dessous de ce que l’on pouvait attendre puisqu’on évalue que la pauvreté touche environ 13% de la population française. Ceci suggère que les médecins ont tendance à sous-estimer le nombre de leurs patients en difficulté, ou que ces patients sont en réalité moins consommateurs de soins.

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Cette réponse, formulée comme telle, n’était pas attendue et nous semble particulièrement intéressante. Un des objectifs de cette étude était aussi en effet de pouvoir sensibiliser les médecins interrogés au problème de la précarité et peut-être de leur permettre d’être plus attentif à déceler une situation précaire ou à risque de précarité.

Une formation sur la prise en charge des patients précaires pourrait reprendre tous les grands types de situations à risque de précarité, dont l’ensemble a bien été identifié sur la totalité des entretiens, mais que chaque médecin individuellement devrait pouvoir être en mesure de repérer lorsqu’elles se présentent. Nous parlons ici des patients jeunes, pouvant être en situation professionnelle difficile, des personnes âgées isolées, des situations de rupture familiale et/ou professionnelle, des patients juste libérés de prison (les seuls à n’avoir été cités dans aucune des deux études), des mères isolées, des toxicomanes, etc. Ces situations ne sont, la plupart du temps, que passagères mais elles peuvent faire basculer une personne dans la précarité et le médecin généraliste peut alors apporter une aide déterminante s’il parvient à les identifier.

Difficultés dans la relation médecin-patient

Le deuxième niveau de difficultés évoqué par les médecins peu confrontés à la précarité renvoie à la relation médecin-patient, nous développerons cette notion dans un chapitre consacré ultérieurement.

Difficultés liées au manque de formation

Les médecins peu confrontés à la précarité sont plusieurs à dénoncer un manque de formation, notamment dans la gestion des démarches administratives qui pourraient aider les patients dans la facilitation de l’accès aux soins. Comme nous le développerons plus loin, ils reconnaissent également des difficultés dans la relation au patient en situation de précarité, et se sentent parfois isolés par leur mauvaise connaissance des structures relais.

Cette réponse confirme également une de nos hypothèses de départ.

La dimension politique soulignée par les médecins experts de la précarité

Le sentiment d’agression et d’incompréhension n’est pas retrouvé parmi les médecins avertis, qui sont pourtant constamment confrontés à ces patients. Les comportements sont perçus différemment et rattachés à des déterminants socioculturels identifiés.

131 public facilite la relation médecin-patient.

Les médecins qui se sentent déjà acteurs de terrain expérimentés expriment des difficultés qui sont plutôt d’ordre politique. Ils dénoncent un manque de moyens, et la mise en place de mesures comme les franchises médicales et le déremboursement de toujours plus de médicaments comme responsables de l’aggravation des inégalités d’accès aux soins.

Alors que nous pensions concentrer notre étude sur les difficultés et possibilités d’amélioration de la pratique quotidienne des médecins au niveau local, il nous faut tenir compte de l’importance de cette réponse, même si les solutions à proposer relèvent des autorités politiques.

La nouvelle loi HSPT propose dans ses objectifs des réponses aux problématiques soulevées par les médecins avec notamment une facilitation de l’accès aux soins pour tous ; déclinés par les Agences Régionales de Santé (ARS) via les Programmes Régionaux de Santé (PRS) (20). Nous espérons qu’ils permettront effectivement une réduction des inégalités d’accès aux soins dans les années à venir.

Il est apparu de plus au cours de nos rencontres avec ces médecins qu’il leur est de plus en plus difficile d’assurer la prise en charge de certains patients en grande difficulté, en raison d’une lourdeur administrative croissante. Les médecins ne se sentent pas suffisamment soutenus et se retrouvent parfois eux-mêmes face à des difficultés financières lorsqu’un trop grand nombre de leurs patients ont des droits sociaux qui tardent à être régularisés. Cela fait peser sur les cabinets des avances de frais importantes menaçant la pérennité de certains d’entre eux, qui risquent d’être contraints de fermer leurs portes.

c) Dans leurs rapports avec les structures relais

Rapports difficiles avec les assistantes sociales et manque de connaissance des structures

Comme nous le pensions, les médecins peu confrontés au public précaire, constatent des relations difficiles avec les assistantes sociales, qu’ils estiment peu disponibles en général, et parfois inefficaces. Les CCAS (ou services municipaux) et les services d’aide et de soins à domicile sont évoqués par la moitié des groupes.

Les structures médicales ou paramédicales comme l’hôpital, les infirmières, les confrères spécialistes sont connus. Le problème majeur concernant les spécialistes est de connaître ceux qui acceptent de ne pas appliquer de dépassements d’honoraires systématiques et de voir des patients bénéficiaires de la CMU.

Les structures médico-sociales sont très mal connues. La PMI est la plus citée (3 groupes). Les PASS ne sont citées que deux fois : l’UMS par les médecins du premier groupe dont deux

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y assurent ou y ont assuré des vacations. Et la PASS de Toul par un seul des médecins du groupe 6. Un seul médecin du groupe 2 cite un CMS, car il compte des assistantes sociales dans ses amis

Parmi les associations caritatives, seule Médecins du Monde (3 groupes) et le Secours Catholique (1 groupe) sont mentionnées.

Tous les médecins non experts constatent cette mauvaise connaissance des structures relais et seraient intéressés par un outil qui leur permettrait de surmonter cette difficulté.

Carnets d’adresses et valorisation du travail en réseau

Les médecins déjà impliqués dans la prise en charge des patients précaires se sont tous constitués un carnet d’adresses de spécialistes acceptant ces patients et soulignent la plus-value du travail en réseau avec les autres structures de proximité telles que les PMI, les médecins scolaires, les travailleurs sociaux, etc.