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Profilage médico-légal (offender profiling et forensic profiling)

CHAPITRE V — Vérification de la fiabilité du système d’évaluation prototypique semi-

3.1 Profilage médico-légal (offender profiling et forensic profiling)

Le profilage médico-légal se rattache à cette étude parce qu’il fournit un éclairage particulier mais pertinent à une application de la phonétique peu valorisée dans le monde de la recherche phonétique. Après avoir présenté sa nature et son fonctionnement général, je ciblerai l’utilisation qui est faite des profils phonétiques.

3.1.1 Nature et fonctionnement du profilage médico-légal

32 Cauvin (2014). « Plaidoyer pour une politique linguistique LANSAD intégrant la phonologie anglaise ». Dans René Daval, Émilia Hilgert, Thomas Nicklas, Daniel Thomières (dirs.), Mélanges en hommage à Pierre Frath. Reims : Éditions et Presses universitaires de Reims.

Les cas de profilage dans le domaine médico-légal sont innombrables, un des plus connus étant sans doute le cas de Jack l’Éventreur, le tueur en série qui sévit en 1888 à Londres. Il s’agit là d’un profil personnalisé, où toutes les sources possibles d’information ont été privilégiées afin d’opérer un recoupement de données (data matching).

De nos jours, le terme de « profil » est surtout utilisé en psychologie et en criminologie dans le domaine de l’analyse comportementale. L’analyste comportemental, aussi appelé psycho(logue)-criminologue, est chargé de réaliser l’ébauche du type de portrait psychologique d'une personne recherchée, de décrire les caractéristiques de son comportement et de ses motivations, afin de l’aider par des conseils, d’orienter son comportement contrairement à ses intérêts propres, ou de l’empêcher de nuire. Dans tous les cas, se vérifie ce que rappelle Jean-Daubias (2011 : 32) : « le terme de profil fait référence aux informations concernant un individu donné dans un contexte donné ».

Quant au processus mis en œuvre, l’étude conduite par Geradts et Sommer (2008 : 13), s’appuyant sur celle de Hildebrandt et Backhouse (2005), définit la collocation forensic

profiling comme the exploitation of traces in order to draw profiles that must be relevant to the context of supporting various security tasks, mostly in the criminal justice system.

Cette définition inscrit ce type de profilage dans une démarche ascendante étant donné que l’analyste aura comme point de départ des données plus ou moins éparses. Sa mission sera de les organiser pour leur donner un sens. Afin d’englober les pratiques anciennes (data

matching) et modernes (data mining), Bygrave (2002), cité dans Geradts et Sommer (2008 :

39), précise l’inférence de la caractérisation d’un ou plusieurs individus, qui seront alors traités à la lumière de cette caractérisation. L’exploitation des indices relevés permet de dresser un profil personnalisé, lequel est ensuite mis en correspondance avec des profils de groupe ou d’immenses bases de données. On trouve néanmoins la définition d’offender

profiling et ses équivalents criminal profiling, criminal personality profiling, criminological profiling, behavioral profiling ou criminal investigative analysis pour désigner des pratiques

comportementales et d’investigation destinées à aider des enquêteurs à prédire et décrire avec précision les traits caractéristiques de criminels non identifiés en dressant leur profil33. La notion de « profilage criminel » se rapportera davantage à la mise en correspondance de données. Dans la sphère criminelle, le décryptage prosodique des suspects lors des

33

interrogatoires avec la police peut fournir des éléments à charge contre eux ou non (Fadden, 2006).

3.1.2 Profils phonétiques médico-légaux (forensic phonetics)

Selon Jessen (2010 : 378-9), la phonétique médico-légale porte les noms de Forensic

Phonetics and Acoustics ou Forensic Speech and Audio Analysis, ou même Forensic Speech Science. L’identification judiciaire d’un locuteur se décompose en plusieurs sous-tâches.

Cependant, un éventuel profilage du locuteur aura lieu sous deux conditions : (1) un enregistrement audio du criminel ou contrevenant est disponible, (2) il n’existe aucun suspect. On l’appellera speaker profile, voice analysis ou voice profiling. L’application de cette méthodologie pour trouver un suspect s’orientera vers la détermination de l’âge, du sexe, de la provenance géographique, de la condition sociale et d’un éventuel accent étranger pour dresser un profil.

3.1.2.1 Méthodologie de profilage

Jessen (2010 : 381), distingue deux aspects du domaine de profilage judiciaire :

la tâche de classification d’un locuteur (speaker classification) :

Speaker classification (see Müller 2007 for the full range of that term) can be understood as the task of inferring from speech evidence the “class” or “category” to which a speaker belongs. As mentioned above, this includes region, age, sex, and social background.

 la tâche d’identifier les traits caractéristiques les plus saillants d’un locuteur (speaker-specific characteristics) :

But a speech sample might also contain other features that are striking and noteworthy speaker characteristics in the perception and categorisation of a layperson, although these features might have nothing to do with speaker classification. For example, a voice might be very high- or low-pitched, the speaker might speak in a very fast or slow manner or in a very careful or sloppy manner; there might be creaky, breathy, harsh or nasal voice quality and so forth.

Cette dichotomie permet de dissocier les destinataires du profil. Les policiers, ainsi qu’un large public, après avoir écouté la voix, seront en mesure de pouvoir proposer des candidats au statut de suspect, l’audition de la voix étant plus « parlante » qu’une classification abstraite pour des non spécialistes. Une autre tâche pertinente dans une optique de profilage est le repérage d’indices permettant de détecter les états transitoires d’un locuteur, indiquant un

stress, une émotion ou même la consommation de drogue ou d’alcool. Ainsi, les traits répertoriés dans la classification des locuteurs se retrouvent chez un groupe de locuteurs, alors qu’une voix aiguë ou un tempo rapide relèvent de caractéristiques individuelles. La vitesse d’élocution et la hauteur mélodique ont toute leur importance dans la discrimination de locuteurs.

La figure suivante montre la classification des domaines pris en compte dans des affaires ou susceptibles de l’être plus encore à l’avenir (Jessen, 2010 : 381).

body size

medical

conditions age

sex/

gender sociolect regiolect

foreign accent (L2)/ethnolect

language (L1) organic/biological

(anatomy and physiology) social

grammatical (linguistic system)

Figure 16 – Domaines de classification de locuteur judiciaire (d’après Jessen, 2010 : 381)

Il rapporte des corrélations positives entre la taille, et dans une moindre mesure le poids des locuteurs et la longueur de leur larynx. Chez les locuteurs de taille extrême, des études ont constaté que les formants de voyelles très bas correspondaient le plus souvent à des personnes de grande taille alors que les formants très hauts étaient ceux de locuteurs de petite taille (Jessen, 2010 : 382) :

Although the correlation is very weak in the mid-range of formant frequencies and body height measures, there are clear patterns at the extremes. Speakers with formants in the high range above 2500 Hz have small or medium body size, whereas speakers with formants in the low range below 2200 Hz have above- average body size. In addition, the results for the average second formant (not shown) are similar to those of the third formant.

Pour ce qui est de l’âge, Jessen (2010 : 382) rapporte que l’information disponible concerne essentiellement l’influence de l’âge sur la fréquence fondamentale, mais que la vitesse d’élocution et l’intensité peuvent aussi jouer un rôle non négligeable dans la détection de l’âge :

For male adults there is a decrease in f0 up to about the age of 40, then from about 50 an increasing pattern that continues into old age. For female adults there is a gradual decrease from young adulthood on, sometimes accelerated during menopause; there might be a slight increase again at old or very old age (Baken and Orlikoff 2000: 173–76; Schötz 2006: 83). In a recent large-scale study, Schötz confirmed this pattern and also found that speech rate is a good age correlate,

because it decreases gradually for both males and females (Schötz 2006: 110). She found another salient correlate – increasing intensity range – which requires further research.

Dans le domaine médico-légal, la classification des locuteurs selon leur âge relève de la perception auditive avant tout. Les erreurs d’appréciation excèdent rarement un écart de six ans et les experts en la matière ont un jugement légèrement meilleur que les amateurs. Somme toute, les corrélats acoustiques dépendent de paramètres biologiques, sociaux (genre et statut social), ainsi que du système linguistique lorsqu’il traduit une modification de la prononciation (Jessen, 2010 : 383).

Spécialistes ou novices devinent facilement le sexe du locuteur, c’est-à-dire sa détermination biologique, la moyenne de la fréquence fondamentale d’une voix de femme étant bien plus élevée que celle d’un homme, du moins avant que la vieillesse ne s’installe. Jessen (2010 : 383-384) justifie leur position par la différence de la longueur des plis vocaux (Vaissière 2006 : 48-55), qui sont 60% plus longues chez les hommes que chez les femmes d’après Titze (1994: 173). Selon lui, la distribution des valeurs de F0 masculines et féminines dans un échantillon représentatif de la population est plus significative encore (2010 : 383- 384) :

The range of mean f0 from the lowest-pitched to the highest-pitched voices is from about 80 to 170 Hz in men (Künzel 1989; Jessen et al. 2005) and from about 165 to 260 Hz in women (Künzel 1989; Simpson and Ericsdotter 2007). This information about f0 distribution can prove useful in situations where perceptual sex classification is difficult because the pitch of the unknown voice is too low for a typical female and too high for the typical male voice.

Une restriction pèserait sur un discours émotionnel, lequel montre des intersections entre les deux distributions, car les expérimentations citées concernent la parole de laboratoire.

Le chercheur mentionne ensuite les cas où la hauteur mélodique ne peut être utilisée afin de repérer le sexe du locuteur, lorsque la voix est déguisée en utilisant une voix craquée par exemple, ou lorsque le discours est dévoisé, comme par un chuchotement. Dans ces cas, d’autres stratégies permettent de décrypter les caractéristiques du locuteur, notamment en déduisant la longueur du larynx par des mesures des fréquences formantiques F1 et F3, à moins qu’il ne s’agisse d’enregistrements téléphoniques, dans lesquels F3 n’est souvent pas accessible.

Le genre joue un rôle non négligeable dans la détermination biologique car les facteurs socio-culturels peuvent augmenter ou au contraire minimiser les caractéristiques sexuelles de la parole. Jessen mentionne ainsi l’orientation de l’influence sexuelle, qui conduira certains locuteurs à adopter les caractéristiques propres à la voix d’un sexe déterminé auquel ils s’identifient, même s’il n’est pas leur sexe biologique. Jessen rapporte aussi (2010 : 384- 385) que both male and female speakers have a high average f0 in loud speech and can be

difficult to distinguish (2010 : 384). L’arrondissement des lèvres peut aussi déguiser une voix

en faisant baisser les résonnances : une voix de femme peut ainsi être prise pour une voix d’homme.

Ces quelques différences sont universelles. En fonction des diverses cultures, des particularités se font jour dans telle ou telle langue. Des études ciblées et poussées ont été faites sur la classification juridique des locuteurs

3.1.2.2 Comparaison de locuteurs

La comparaison de locuteurs s’appuie sur les corrélats acoustiques de voix réelles (tokens) tandis que les opérations de profilage concernent des archétypes (types). Les tâches y afférant en tiennent compte, ainsi que le montre le graphique de Jessen (2010 : 386).

Figure 17 – Tâches spécifiques au profilage de locuteurs et à la comparaison de locuteurs (Jessen, 2010 : 386).

Les auditeurs non spécialistes procèderont à une classification dont les résultats en termes de sélection ou exclusion par catégorisation sera vérifiée par comparaison avec les données acoustiques que seul un phonéticien peut analyser et apprécier selon leur nature. Le graphique ci-dessous classe ces corrélats en trois grandes catégories à cet effet.

L’augmentation de l’intensité est corrélée à celle de la F0 (Jessen, 2010 : 387). Il arrive fréquemment que l’intensité joue un rôle prépondérant dans les analyses médico-légales de la voix. On parlera alors de variation intra-locuteur (intra-speaker variation) (2010 : 388). Il semblerait que les moyennes de F0 aient aussi tendance à varier selon les communautés linguistiques.

Jessen (2010 : 391) avance que la qualité de la voix peut rarement être mesurée selon les critères de Laver (1980), même pris au sens large (including both laryngeal characteristics

such as creaky, breathy, harsh, and pressed voice and supralaryngeal settings such as (open and closed) nasality, lip rounding and jaw lowering) étant donné que la plupart des

enregistrements proviennent de conversations téléphoniques. La perception auditive est donc primordiale.

L’idiolecte peut aussi permettre d’identifier un individu. Jessen (2010 : 391-392) l’identifie de trois manières : 1) un locuteur combine les caractéristiques de plusieurs variétés régionales, sociales et multilingues, 2) caractéristiques phono-linguistiques non uniquement attribuées à des dialectes ou des variétés de langues, 3) davantage linguistique par ses aspects idiosyncratiques de la syntaxe et du lexique (Coulthard 2004).

3.1.3 Bilan et discussion

Cette section a souligné l’importance que pouvaient revêtir les corrélats acoustiques dans le repérage de traits permanents ou d’états transitoires, de la discrimination en caractéristiques individuelles ou se rapportant à un groupe de locuteurs. Que les corrélats acoustiques se rapportent à des paramètres biologiques, sociaux, ou au système linguistique, ce panorama a montré le potentiel de l’analyse acoustique pour dresser des profils personnalisés, mais aussi ses limites lorsque le signal sonore était de qualité réduite, ce qui est souvent le cas dans le enquêtes médico-légales. Cette étude a aussi montré la nécessité de recourir aux tests perceptifs, non seulement pour pallier ces manques, mais aussi afin de procéder à une première catégorisation des données, lesquelles sont analysées plus scientifiquement grâce aux techniciens spécialistes. Il a mis en valeur les tests perceptifs dans le profilage personnalisé et leur complémentarité avec l’analyse acoustique.

Les critères utilisés en profilage personnalisé dans le domaine médico-légal nous montrent en outre qu’il faut instaurer une hiérarchie entre les traits permanents et transitoires

car des critères d’évaluation doivent se baser sur les données les plus fiables, que sont les traits permanents. De même, les caractéristiques individuelles, biologiques et sociales sont à exclure au profit de celles qui permettent un classement des locuteurs en catégories relevant du niveau de maîtrise langagière.

En conclusion, un profil médico-légal se concentre sur l’individualité de la personne, les traits linguistiques et extralinguistiques qui la différencient du groupe, d’autres individus. L’essence de cette notion est reprise par Crystal dans son étude sur les profils linguistiques.