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professeur d’immunologie à l’université Paris 7, membre du CCNE

Bonjour.

Je vais essayer d’aborder avec vous cette question complexe de la parentalité, terme dont je ne suis d’ailleurs pas sûr de savoir exactement ce qu’il recouvre.

Le concept de parenté se caractérise par une dimension humaine, affective, anthropologique, culturelle, sociale. La biologie et la médecine interviennent toutefois de plus en plus dans ces notions de parentalité, de fi liation, de famille, d’origine. La biologie a d’ailleurs modifi é de manière profonde notre idée de la parenté. Depuis la révolution darwinienne, la vision qui prévaut est celle selon laquelle l’ensemble du monde vivant est né d’une généalogie commune.

Évoquer la parentalité dans sa dimension humaine revient à consi-dérer le rétrécissement d’une focale temporelle : qui nous a donné direc-tement naissance et à qui avons-nous direcdirec-tement donné naissance. Le premier aspect consiste à déterminer qui nous a donné naissance de la manière la plus proximale, mais aussi qui nous a entourés à partir de notre naissance. Dans l’ouvrage La généalogie de l’homme, qu’il consacre à l’émergence de l’espèce humaine au cours de l’évolution du vivant, Darwin considère que le fait que, dans de nombreuses espèces vivantes, les nouveau-nés apparaissent sous une forme totalement fragile et soient voués à une disparition certaine si leurs parents ou d’autres adultes ne s’occupent pas d’eux, est lié à l’émergence de l’attention à l’autre : des adultes deviennent attentifs aux émotions exprimées par les nouveau-nés et les jeunes enfants. Une communication s’est progressivement déve-loppée qui est, pour lui comme pour les éthologues actuels comme Frans De Waal, à l’origine de ce que Darwin appelait la « sympathie », que nous nommons aujourd’hui « empathie », et de tous les phénomènes d’inter-subjectivité, de communication entre les êtres vivants. Cet aspect jouait

selon lui, dans la fi liation, un rôle important dans l’émergence progressive de ce qui nous rend le plus humain, c’est-à-dire notre capacité à partager ou à imaginer nos mondes intérieurs.

Il existe une deuxième dimension dans laquelle la biologie et la médecine ont sans doute beaucoup changé le rapport de parentalité : cela concerne notamment le fait que, depuis l’origine, donner naissance ou naître revenait à s’exposer à mourir. Jusqu’à il y  a  environ 150 ans, dans les pays riches, plus de la moitié des enfants mourrait avant l’âge de 5 ans. Les femmes disparaissaient par ailleurs souvent en couches.

Cela a presque disparu chez nous aujourd’hui, mais est malheureusement encore le cas dans de nombreux pays pauvres. L’idée selon laquelle le fait de naître ou de donner naissance exposait de façon importante à la mort s’est, progressivement, profondément modifi ée dans nos sociétés.

La fécondation in vitro, et plus généralement l’assistance médi-cale à la procréation, dissocient par ailleurs l’embryon, la conception, du corps de la mère. Cela infl ue considérablement sur nos représentations, dans la mesure où cela a  introduit une dissociation spatiale (l’embryon est conçu dans un tube à essai, hors du corps de sa future mère), mais aussi temporelle, dans la mesure où l’embryon peut être cryopréservé.

Ces techniques ont rendu pour la première fois imaginable qu’un embryon survive, avant même d’avoir commencé à se développer dans le corps d’une mère, au couple qui a été à l’origine de sa conception. Cela pose aussi la question, actuellement discutée, de la possibilité pour un homme d’avoir un enfant après sa mort. Des représentations sont ainsi en train de changer. Les avancées du diagnostic génétique, du diagnostic préimplan-tatoire et des méthodes échographiques ont également changé le rapport entre la mère, le couple et l’enfant, avant son implantation ou durant la grossesse. La biologie, la médecine et d’une certaine manière la société, interviennent dans ce qu’il y  a  de plus intime dans nos comportements et se sont introduites comme des partenaires dans un certain nombre de cas. Les tests génétiques (de paternité, de maternité) donnent là encore à l’origine génétique une visibilité qu’elle n’avait pas auparavant.

Cette dimension biologique modifi e donc nos représentations, même si elle n’est qu’une partie de ce qui nous constitue. La façon dont nous concevons cette participation biologique à la construction d’un être humain, et qui pose la question de ce que l’on nomme d’un terme très général et très vague « l’hérédité », est d’ailleurs décalée par rapport à ce que nous dit la recherche en biologie aujourd’hui. Ces idées, qui datent de 30 ou 40 ans, sont ancrées dans la société, alors que la biologie change le regard porté sur cette part biologique dans l’hérédité. Cela renvoie à la grande découverte de Gregor Mendel, restée méconnue pendant long-temps, à la redécouverte de la génétique au début du XIXe siècle, à la découverte de l’ADN, de la structure moléculaire des gènes, qui, dans la plupart des cas, servent de guide en ce qui concerne la participation biologique à la construction d’un enfant.

En fait, les choses sont plus complexes que cela. Vous savez sans doute qu’un embryon naît de la moitié des gènes de la mère et de la moitié

des gènes du père. Nous possédons tous nos gènes en deux exemplaires, qui sont souvent différents dans la mesure où les gènes varient : ce sont les allèles. Il faut toutefois savoir que, pendant son développement, un embryon n’utilise pas une grande partie de ces gènes de la même façon suivant qu’ils viennent de la mère ou du père. Certains gènes sont par exemple utilisés uniquement s’ils viennent du père ; la moitié correspon-dante, issue de la mère, ne sera alors pas utilisée, et inversement. Cela renvoie à des phénomènes complexes pour lesquels existent des expli-cations qui relèvent à la fois des coopérations parentales et des confl its parentaux à l’intérieur de l’embryon. Cette semaine, un travail vient en outre d’être publié dans le journal Nature, qui montre que les phénomènes sont encore plus complexes : ce n’est pas seulement en fonction de l’ori-gine maternelle ou paternelle qu’un gène est utilisé ou non, mais il peut être utilisé de manière différente dans le corps même de l’embryon. Le gène étudié dans ces travaux sur la souris (mais il semble que cela se passe de la même manière chez l’être humain) est ainsi exprimé dans la plupart des régions du corps uniquement s’il vient de la mère ; mais dans le cerveau, c’est celui qui vient du père qui est utilisé.

La contribution paternelle et maternelle se fait donc en mosaïque dans le corps en train de se construire. Il ne s’agit pas simplement d’une fusion, d’un mélange.

Vous savez en outre que les gènes n’occupent qu’une toute petite portion de l’ADN (moins de 5 %). Le reste, dépourvu de gènes, a souvent été qualifi é d’« ADN poubelle », c’est-à-dire d’ADN transmis de génération en génération sans être utilisé. Or des travaux montrent depuis une dizaine d’années que ces portions dépourvues de gènes peuvent être utilisées par la cellule pour fabriquer de petites molécules (les « micro ARN ») qui peuvent avoir pour effet d’empêcher ou d’aider l’utilisation de gènes dans ces mêmes cellules. Ces molécules peuvent en outre être refabriquées par toutes les cellules du corps, y  compris les spermatozoïdes et les ovules. Ainsi, si cette séquence d’ADN est présente chez l’un des parents, ce qu’elle produit peut être transmis à l’embryon qui la refabriquera dans toutes ses cellules, même si la partie d’ADN correspondante n’a pas été transmise à partir du père ou de la mère. On va donc se trouver en présence, à travers les générations, d’un gène qui ne peut pas être utilisé non parce qu’il manque ou parce qu’existe une séquence d’ADN permettant la fabrication de ce qui empêche l’utilisation de ce gène, mais parce que cette molécule a  été transmise dans les spermatozoïdes ou les ovocytes de génération en génération. Cela m’évoque l’image de la lumière d’une étoile qui nous parvient alors même que l’étoile a disparu : l’effet est là, mais la séquence d’ADN qui l’a initié peut fort bien avoir disparu depuis longtemps. L’analyse de l’ADN ne donne alors aucune indication.

D’autres études plus récentes, publiées à la fi n de l’année dernière, montrent de manière étrange que, chez les souris et les rats, l’alimenta-tion du père (le fait que la nourriture soit riche en graisses ou pauvre en protéines) peut entraîner des modifi cations des spermatozoïdes, non dans la séquence de leurs gènes, mais dans la façon dont les gènes hérités du

spermatozoïde sont ensuite utilisés par l’embryon. Cela se traduit par des modifi cations dans la manière d’utiliser les gènes dans certains organes comme le pancréas, qui fabrique l’insuline, ou le foie, qui intervient dans le métabolisme énergétique. Nous sommes donc là en présence d’une empreinte paternelle due au mode de vie, à l’environnement du père, et qui n’est pas lisible dans la séquence des gènes.

Des travaux ont enfi n fait penser à l’existence d’une hérédité des caractères acquis. Ils touchent au comportement de souris génétique-ment identiques, mais qui sont soit anxieuses, soit calmes, et dans le cerveau desquelles existe par ailleurs une expression de récepteurs pour des hormones qui n’est pas semblable (plus riche chez les unes, plus pauvre et répartie différemment chez les autres). Les chercheurs étudiaient quels étaient les gènes responsables de ces caractéristiques différentes.

Un groupe de scientifi ques a alors eu l’idée de faire élever des nouveau-nés d’une lignée génétique anxieuse par des mères adoptives calmes, et inversement. Il a été constaté qu’à l’âge adulte, la souris possédait, tant au niveau de la construction du cerveau que du comportement, les carac-téristiques de sa mère adoptive et non celles de sa mère génétique. Cela témoigne donc d’un effet de l’environnement sur la construction du corps, c’est-à-dire sur la manière d’utiliser les gènes. Plus surprenant encore : les études ont également montré que si les nouveau-nés femelles, devenus adultes, avaient à leur tour des enfants, ces derniers présentaient, une fois adultes, les caractéristiques de comportement et de construction céré-brale de la grand-mère adoptive et non celles de la grand-mère génétique.

Cela témoigne apparemment d’une hérédité des caractères acquis, résultant d’une interaction précoce entre le nouveau-né et la mère. À chaque génération, se produit une réinitiation de la façon d’utiliser les gènes, en fonction du comportement de la mère.

Ces études épigénétiques (c’est-à-dire concernant ce qui se passe au-delà des gènes) montrent que des différences dans la façon d’utiliser les gènes, dues à l’environnement (y  compris l’environnement social) le plus précoce, peuvent jouer un rôle plus important que les différences existant dans les séquences mêmes des gènes. Des travaux récents menés sur des souris indiquent par ailleurs que cette infl uence commence dès la grossesse : une mère porteuse n’est donc pas simplement un véhi-cule dans lequel se développe un embryon dont l’avenir va être déter-miné par les gènes présents dans l’ovocyte et le spermatozoïde et par l’environnement qu’il rencontrera à la naissance. Le développement dans le corps d’une mère infl ue sur un certain nombre de caractéristiques du corps en train de se construire.

Pour autant que la biologie joue un rôle dans notre conception, dans notre manipulation de la parentalité, de la fi liation et de la famille, il est intéressant, lorsqu’on évoque cette part biologique, de le faire dans l’état des connaissances les plus actuelles et non en s’appuyant sur des connaissances anciennes qui paraissent aujourd’hui assez réductrices et simples au regard de ce que nous sommes en train de mettre en lumière.

Il existe assurément, dans cette dimension biologique, une complexité qui dépasse l’analyse des gènes.

Dans sa dimension humaine, une famille est une construction, avec de la raison mais aussi de l’émotion. Il existe sans doute une part non déclarative, non déclarable, et un aspect rationnel, cristallisé par l’inter-vention de la biologie.

Le projet parental, la projection du futur enfant à naître, est une condition indispensable à la réalisation. Il n’y aura fécondation in vitro que s’il y a véritablement projet de la part d’un couple. Dans la vie, en dehors de la FIV, les choses se passent de manière plus complexe : cela peut être anticipé, a  posteriori. L’appropriation peut survenir après la conception, pendant la grossesse, après la naissance. Il existe une certaine tendance à augmenter, amplifi er cette part à la fois d’anticipation et de rationalisa-tion. Le diagnostic prénatal, tout comme le diagnostic préimplantatoire, projette là encore l’enfant de manière de plus en plus précise au fur et à mesure qu’il se développe.

Que faisons-nous de cette lumière jetée sur la part rationnelle, sachant que la construction et les relations entre émotion, affectivité et rationalité sont intriquées de manière complexe dans ce qui va élaborer un lien familial ?

Pour l’enfant, la question n’est pas celle de l’anticipation, mais celle, ancestrale, des origines. Que s’est-il passé avant que nous ne soyons là, avant que nous ne soyons capables de comprendre ce qui se passait ? Pascal Quignard écrit ainsi que « toujours une image nous manque d’un temps où nous étions absent et nous confi e à sa recherche ». La question des origines renvoie pour chacun à l’interrogation sur ce qu’est son début et sur ce qui précédait ce début, qui lui a permis d’advenir. La recherche des origines, dans tous les domaines (qu’il s’agisse de l’univers, de l’his-toire humaine ou de notre propre naissance) est une quête ancestrale de l’humanité.

Mais là où la biologie permet d’aller plus fi nement dans une partie de ces origines (je pense par exemple aux tests génétiques, aux tests de paternité), émerge également l’idée selon laquelle les origines ne recou-vrent pas uniquement ce qui préexistait dans une dimension temporelle, mais incluent aussi une dimension spatiale (ce qui nous construit, ceux qui sont là, autour de nous, et pas seulement avant nous) : c’est le premier sourire auquel nous allons répondre par un sourire, la langue que l’on nous a parlée.

Cette dimension des origines, en construction permanente autour de nous et pas simplement avant nous, est une donnée que la traçabilité d’une origine temporelle (comme un test génétique) non seulement réduit à un seul paramètre, mais aussi déplace dans le temps, comme si les origines étaient nécessairement et uniquement un retour en arrière.

Le don de sperme pour traiter la stérilité, et plus récemment le don d’ovocyte, donnent une autre dimension possible à la fi liation. Or cette part peut être tracée ou recherchée. Il existe, dans la quête des origines

temporelles, un aspect qui les rend rétrospectivement inévitables : à partir du moment où je suis là, ce qui a donné lieu à ma naissance ne pouvait pas ne pas advenir, puisque précisément je suis là. Pourtant, lorsque nous allons vers ces origines temporelles, nous savons que cela est plein d’incertitudes, de contingences, d’histoires d’affection, de passion, de désir d’enfant, d’abandon, de liens plus ou moins durables. Cela conduit immanquablement à une confrontation entre ce qui n’a pas pu ne pas advenir et cette dimension contingente, aléatoire, qui fait d’une part que cela aurait pu ne pas avoir lieu, d’autre part qu’il est diffi cile de reconsti-tuer a posteriori la manière dont cela s’est développé et construit.

Je crois que la fi liation dans sa dimension la plus humaine, la parentalité, la famille, sont un récit qui, avant pour les parents et après pour les enfants, inscrit dans une continuité un ensemble d’événements disparates qui s’additionnent pour construire la venue au monde. Ce récit non seulement existe dans la famille, mais est validé par la société.

C’est précisément cela qui construit, dans cette relation entre parents et enfants, puis au sein de la famille élargie, puis avec les autres, cette idée qu’il existe non seulement une origine, une causalité qui ont donné lieu à l’apparition d’un être, mais aussi un sens, une signifi cation, une histoire, une narration dans lesquels chacun peut s’inscrire.

L’intrusion de la biologie et de la médecine dans ce contexte est réductrice : elle donne un aspect plus abstrait et plus rationnel à certaines de ces dimensions. La robustesse de la traçabilité génétique peut fi ssurer cette construction complexe, plus riche mais plus fragile car moins fondée sur des preuves que celles que la biologie peut apporter. L’introduction d’un élément biologique et génétique à la construction d’un récit est-elle un complément ou peut-elle prendre une dimension d’autant plus impor-tante qu’il y a une solidité, même s’il n’y a pas d’autre sens que de donner un récit en termes de causalité ?

Un mot, si vous me le permettez, sur la question du nom. Lorsqu’il y  a  fi liation, parenté, parentalité, c’est le nom qui, dans notre culture, traduit l’appartenance à une généalogie. Dans les temps anciens de notre culture, c’est le nom du père qui donnait la fi liation, établissait la généa-logie et la parentalité. Selon l’adage, la mère est toujours la mère, alors que le père n’est pas toujours le père.

Affi rmer que l’on était le fi ls de son père et des pères de ce père traduisait l’existence d’une société patriarcale, mais constituait aussi une forme d’authentifi cation par l’enfant d’une paternité pour laquelle n’exis-tait aucune traçabilité biologique.

De même, plus tard, il est devenu de coutume que la femme prenne le nom de l’homme lors du mariage : automatiquement, l’enfant naissant de leur union prenait alors le nom du père. Nous sommes là en présence d’une construction qui va au-delà de la biologie, puisqu’elle affi rme la continuité là où, aujourd’hui, les tests de paternité peuvent remettre en question cette généalogie.

La famille a  radicalement changé, avec le divorce, les familles recomposées, le Pacs, les familles monoparentales ou homoparentales.

La question, qui se décline en deux volets, est de savoir comment nous percevons ce que nous qualifi ons de « nature » dans ces recompositions anthropologiques et culturelles :

– dans quelle mesure ce que nous appelons « nature », ce qui nous constitue, la part biologique, nous contraint-elle, sachant que les avancées de la biologie et de la médecine ont fait disparaître certaines contraintes ? – jusqu’où ce que nous croyons être le fonctionnement de la nature doit-il nous servir de guide ? Jusqu’où nos constructions culturelles doivent-elles être fi dèles à ce que nous estimons être notre nature ?

Le primatologue Frans De Waal posait la question de manière très générale, en se demandant s’il y avait de la nature dans la culture et de la culture dans la nature. On ne peut répondre à cette interrogation que si l’on réfl échit à notre place dans la nature, réfl exion qui ne peut être menée que si l’on s’interroge sur notre culture. Dans la mesure où c’est précisément notre culture qui sculpte la manière dont nous voyons la nature, autour de nous et en nous, cette question de la nature comme

Le primatologue Frans De Waal posait la question de manière très générale, en se demandant s’il y avait de la nature dans la culture et de la culture dans la nature. On ne peut répondre à cette interrogation que si l’on réfl échit à notre place dans la nature, réfl exion qui ne peut être menée que si l’on s’interroge sur notre culture. Dans la mesure où c’est précisément notre culture qui sculpte la manière dont nous voyons la nature, autour de nous et en nous, cette question de la nature comme