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De la production de réceptions à l’intérieur d’une classe

Ce que quelques traces de réceptions d’un poème par des élèves peuvent faire dire de l’enseignement de la littérature

2. De la production de réceptions à l’intérieur d’une classe

Pour faire maintenant écho à la remarque de Brigitte Louichon suivant laquelle « parler de lecture littéraire, c’est parler de l’école et de ce qu’il s’y passe en termes de pratiques, d’élèves, d’enseignants » (2011, p.207), j’envisagerai à mon tour la « lecture littéraire » dans ce qu’elle a de spécifiquement scolaire. Plus précisément, je me propose de mettre en évidence quelques dimensions d’interactions sociales ayant déterminé la production, par des élèves, de réceptions de la « Vénus anadyomène » de Rimbaud (1870) au cours d’une séquence d’enseignement observée dans une classe de niveau fort de deuxième année du secondaire I genevois.

Dans les supports d’enseignement employés par l’enseignant, une activité apparait de manière récurrente. Elle demande aux élèves de préciser par écrit, et en motivant à chaque fois leur prise de position :

- ce qu’ils apprécient du poème ; - ce qu’ils n’apprécient pas du poème ;

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- si le poème les laisse indifférents.

Cette formulation, par les élèves, de leurs réceptions successives prend place à trois moments de la séquence :

- tout de suite après la première lecture et écoute du poème ;

- après une série d’activités visant globalement la compréhension du poème ; - en fin de séquence.

Il me faut préciser qu’à l’occasion de cette étude de cas, je me permets de sélectionner quelques exemples en fonction de la problématique retenue. De la sorte, cette analyse ne saurait prétendre épuiser le sujet et encore moins avoir une portée générale : elle permettra plus modestement de donner à voir l’emploi, par des élèves, d’une catégorie particulière de critères pour témoigner de leurs (dé)plaisirs de lecteurs vis-à-vis du texte. Nous allons en effet mettre en évidence que les finalités du contexte scolaire comme les outils du travail de l’enseignant sont susceptibles de se fondre dans les réceptions produites par des élèves au sujet d’un texte.

Quel horizon d’attente ? Quel sujet lecteur ? Quel texte ?

Après un premier contact avec la « Vénus anadyomène » (une lecture individuelle du texte, suivie d’une écoute de son interprétation par un comédien sur support audio), un premier élève note sur la fiche prévue à cet effet que ce poème le laisse indifférent. Il explique sa position : « Je ne suis pas premièrement emballé par ce texte. Il ne m’apporte pas grand-chose pour l’instant car je sais que le travail porté dessus devrait le rendre intéressant. » Lorsque, à la fin de la séquence d’enseignement, il est à nouveau demandé à cet élève de formuler ce qu’il a apprécié ou non du poème, ce dernier déclare avoir apprécié « [le] travail effectué sur le texte et vos [celles de l’enseignant] interprétations (hilares) ».

Ce qui est frappant, dans ces deux moments, c’est que les réceptions déclarées de l’élève font passer le poème au second plan : c’est le travail (que l’on sait scolaire) qui occupe le devant de la scène. L’élève considère ainsi la tiédeur de sa première réception comme la conséquence d’une attente à l’égard du travail à porter sur la « Vénus anadyomène ». La prégnance du

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effective (sa première lecture) et le produit hypothétique d’un travail qui n’est qu’annoncé, mais qu’il pronostique en plus de quel côté penchera cette balance en fin d’enseignement. Ce n’est pas davantage le texte en tant que tel que l’élève déclare avoir apprécié en fin d’enseignement, mais bien le « travail effectué » ainsi que le rapport de l’enseignant au texte (« vos interprétations »).

Impossible de retrouver dans les déclarations de cet élève les traces directes d’un horizon d’attente textuel ni celles d’un horizon d’attente social tels que Jauss (1975) a pu les théoriser : ces déclarations ne se laissent appréhender ni en tant qu’effets du texte, ni en tant que réponses données par un sujet en fonction de sa situation dans un contexte socio-historique général. Quelque chose d’autre se joue ici : l’horizon d’attente que dessinent ces déclarations est en fait déterminé par le contexte restreint de la situation scolaire, tel que l’élève se le représente dans un premier temps, puis tel qu’il l’a vécu dans un second. Au fil des réceptions de ce lecteur, c’est donc moins un sujet social (au sens large) qui demande à être pris en considération qu’un sujet didactique, tel que Daunay le définit en référence à Reuter :

Ce sujet didactique peut être appréhendé comme acteur en tant qu’il est « “agi”, “assujetti”

(c’est-à-dire déterminé, constitué…) par le système de relations et de contraintes de l’espace social, de l’institution, où ils se trouvent inscrits » (Reuter, éd., 2007, p.92 ; cité par Daunay, 2007b, p. 48)

Si le lecteur compris comme sujet didactique est « agi » par le contexte scolaire, il n’est pas le seul. À travers le lecteur (mais pas seulement à travers lui), le texte ne l’est pas moins, à tel point que la « Vénus anadyomène » peut sembler avoir disparu des réceptions déclarées de l’élève. Ce n’est bien sûr qu’une apparence : le travail scolaire ne s’exerce pas « à vide », mais à partir du texte. Ou plutôt : le travail auquel donne lieu la scolarisation de ce poème s’articule au développement progressif d’une suite d’activités tantôt individuelles, tantôt collectives ; tour à tour orales et écrites ; et contraignant le rapport des élèves au texte tout en mettant en exergue certaines de ses composantes37. En cela, les activités scolaires élémentarisent le

37 Les activités déployées en classe visent par exemple et entre autres, dans notre cas, la compréhension du vocabulaire puis celle des unités syntaxiques. Elles demandent ensuite aux élèves d’évaluer ce qu’ils apprécient ou non d’un point de vue subjectif, et attirent plus tard leur attention sur certaines particularités formelles aussi bien que référentielles de la « Vénus anadyomène » par le

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poème aussi bien que les rapports des élèves à ce dernier. Cette particularité du travail scolaire ne passe d’ailleurs pas inaperçue, en témoigne la déclaration — clairvoyante quant au système didactique — de cet autre élève, formulée après les activités visant globalement la compréhension, et où il dit apprécier « le travail fourni, parce que ça nous fait réfléchir sur le sujet et ça peut nous rendre attentifs à certaines choses » (je souligne).

Le texte et l’objet du travail de l’enseignant

La description de ce qui induit une telle contagion entre un texte donné et un travail scolaire mérite d’être affinée. Dans ce but, renversons pour un instant la perspective suivie jusqu’ici et considérons dans une optique plus générale le travail d’un enseignant lorsqu’il aborde un texte littéraire dans sa classe. Comme le propose Schneuwly (2009), « l’objet du travail de l’enseignant » peut être défini comme « les processus psychiques des élèves ; ce sur quoi il travaille sont des modes de penser, de parler et d’agir qu’il doit transformer en fonction de finalités définies par le système scolaire » (p.30-31). Schneuwly précise également à raison qu’« il n’y a pas d’action directe possible de l’enseignant sur son objet réel de travail » — ces processus psychiques des élèves — et que l’enseignant « ne fait que créer les conditions de leur éventuelle transformation par les élèves eux-mêmes » (p. 33). De la sorte, l’objet réel du travail de l’enseignant se trouve dans une relation de dépendance avec les objets d’enseignement par lesquels les élèves peuvent, ou non — tout en s’en rendant compte, ou non —, voir leurs processus psychiques transformés. Pour accomplir sa tâche, toujours suivant Schneuwly, l’enseignant recourt à des « instruments psychologiques » (op.cit., p.31), concept emprunté à Vygotski, qui les définissait ainsi :

Les instruments psychologiques sont des élaborations artificielles, ils sont sociaux par nature, et non pas organiques et individuels, ils sont destinés au contrôle de processus du comportement propre ou de celui des autres, tout comme la technique est destinée au contrôle des processus de la nature. Voici quelques exemples d’instruments psychologiques et de leurs systèmes complexes : le langage, les diverses formes de comptage et de calcul, les moyens mnémotechniques, les symboles algébriques, les œuvres d’art, l’écriture, les schémas, les diagrammes, les cartes, les plans, tous les signes possibles, etc. (1930/1985, p.39)

Suivant cette définition, les « instruments psychologiques » présents sur le plan du travail conjoint d’un enseignant et de ses élèves lorsqu’ils abordent un texte à valeur littéraire sont

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d’outils sociaux mis au service de la transformation, par les élèves, de leurs processus psychiques. De l’autre côté, le texte à valeur littéraire, en tant qu’œuvre d’art langagière, constitue lui-même un « instrument psychologique » particulier. En cela, nous pouvons avancer que des « instruments psychologiques » (les activités scolaires) sont mis à profit au cours d’un procès de travail pour transformer des processus psychiques d’élèves vis-à-vis et à partir d’un autre « instrument psychologique », le texte, lui-même susceptible de transformer des modes de penser, de parler et d’agir de ses lecteurs. Nous touchons sans doute, ici, à l’une des singularités de l’appropriation d’un bien culturel dans un contexte scolaire. En tant que contexte social de réception spécifique, l’école déploie par l’intermédiaire du travail de l’enseignant une panoplie d’activités en fonction de finalités scolaires établies par la société.

Ces activités sont des outils psychologiques au même titre que les textes à valeur littéraires dont ils modalisent l’appropriation par les élèves. On peut ainsi voir dans la qualité d’« instrument psychologique » que le texte et les activités scolaires partagent une cause crédible de leur contagion réciproque, telle qu’elle ressort des réceptions d’élèves que nous avons convoquées.

Du sujet didactique au sujet social ?

Les types de transformations de processus psychiques auxquels peut donner lieu une situation d’enseignement telle que la nôtre sont, eux aussi, de nature variée. C’est du moins ce qui ressort d’une nouvelle déclaration d’un élève. Celui-ci explique en fin de séquence d’enseignement qu’il apprécie « pouvoir trouver beau » le poème : « parce qu’au départ », précise-t-il, « je n’aimais pas du tout ». Il s’avère donc que la direction axiomatique du processus psychique d’évaluation accompli par l’élève vis-à-vis du poème s’est trouvée inversée. Si l’élève voit désormais de la beauté dans cet objet d’enseignement, c’est bien que l’exercice de ses processus psychiques vis-à-vis de ce dernier a été transformé. À un second niveau, l’élève ne témoigne pas seulement de son développement d’un goût pour le poème scolarisé, mais aussi du plaisir qu’il a trouvé à voir son propre rapport à ce dernier modifié. Il apprécie pouvoir trouver beau un objet qui lui déplaisait jusque-là. Le motif de plaisir de l’élève apparait ainsi dédoublé : l’un est le produit d’un processus psychique transformé, tel qu’il équivaut à un rapport de plaisir à un objet d’enseignement, tandis que le second renvoie

Ce que quelques traces de réceptions d’un poème par des élèves…

Du point de vue de l’appropriation du poème par un élève — un objet sur lequel la sociologie de la réception des biens culturels pourrait se pencher —, nous voyons donc qu’en plus de dépendre du plan du texte faisant l’objet d’un enseignement et de celui des activités scolaires, la production d’une réception dans une classe peut également convoquer un plan autoréflexif.

Si, par précaution méthodologique et épistémologique, nous avons jusque-là considéré l’élève en tant que sujet didactique, la dernière réception abordée pourrait nous permettre de retrouver la trace d’un sujet social. Un autre exemple tiré d’une réception déclarée d’un élève peut nous renvoyer, elle aussi, en-dehors de l’école. Celui-ci écrit, une nouvelle fois à la fin de la séquence, que ce poème « le laisse différent car c’est à la fois laid et beau ». Une telle déclaration est certes à interpréter avec précaution, puisqu’elle s’est trouvée rédigée dans l’espace du support scolaire demandant aux élèves si ce poème les laisse « indifférents ». Est-ce par contradiction avec la formulation de la question en termes d’indifférenEst-ce que l’élève se déclare différent ? La chose est impossible à établir mais il n’en demeure pas moins tentant de percevoir ici un autre témoignage de transformation d’un sujet au-delà de sa dimension didactique. Si l’on porte crédit à cette déclaration, force est de constater que ce sujet déclare ne plus être le même qu’avant la lecture de ce poème.

3. Conclusion

La description de quelques dimensions sociales déterminant la production, par des élèves, de réceptions au sujet de la « Vénus anadyomène » a mis tour à tour en évidence la qualité scolaire d’un horizon d’attente singulier, la nature didactique des sujets lecteurs ainsi qu’un phénomène original d’agglomération entre des activités scolaires et un poème. À travers ces observations, il apparait tout d’abord que l’emploi de l’expression « lecture littéraire » ne suffit pas à traduire la diversité de l’ensemble des activités qu’elle désigne dans un contexte scolaire : les élèves lisent, certes, mais parlent, écrivent, reformulent, évaluent. Dans un négoce actif de sens et de significations, l’école, l’enseignant et les élèves transforment des textes qui les transforment en même temps. Du coup, la connotation passive du terme de

« réception » me semble pouvoir être contrebalancée par celle, active, de « production ». À mes yeux, la « lecture littéraire » gagne à être perçue comme un ensemble d’activités

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sociales et psychologiques. C’est pour rendre compte de certains aspects de cette intrication que j’ai tenté d’employer à la fois des outils conceptuels issus des champs de la sociologie et de la psychologie du développement.

Sans insister davantage sur le traitement relativement expérimental de cette problématique, j’aimerais pointer finalement son incomplétude. Cette analyse d’appropriations singulières d’un objet littéraire a fait l’économie des singularités de la « Vénus anadyomène ». Les valeurs que ce texte peut véhiculer, les particularités de son dispositif de représentation sont autant d’éléments qu’il faudrait croiser avec les réceptions successives qui l’ont accueilli, depuis sa production jusqu’à sa scolarisation à travers un dispositif de recherche. C’est donc un pan entier de réflexion menant de l’extérieur à l’intérieur d’une situation scolaire qui manque ici : la formulation conclusive de ce manque est à lire comme l’annonce de futurs développements.

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Bibliographie de l’article 2 :

Daunay, B. (2007b). Le sujet lecteur : une question pour la didactique du français. Le français aujourd'hui, 157, 43-51.

Jauss, H. (1978). Pour une esthétique de la réception. Paris : Gallimard.

Lahire, B. (2009). Entre sociologie de la consommation culturelle et sociologie de la réception culturelle. Idées économiques et sociales, 155, 6-11.

Louichon, B. (2011). La lecture littéraire est-elle un concept didactique ?. In B. Daunay, Y.

Reuter & B. Schneuwly (Eds.), Les concepts et les méthodes en didactique du français (p.195-216). Namur : Presses universitaires de Namur (coll. Recherches en didactique du français).

Reuter, Y. (Ed.) (2007). Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques. Bruxelles : De Boeck.

Rimbaud, A. (1870/2009). Vénus Anadyomène, Les Cahiers de Douai (p.66). Paris : Pléiade.

Schneuwly, B. (2009). Le travail enseignant. In B. Schneuwly & J. Dolz (Eds.), Des objets enseignés en classe de français. Rennes : PUR.

Vygotsky, L. S. (1930 / 1985). La méthode instrumentale. In B. Schneuwly & J.-P. Bronckart (Eds.), Vygotski aujourd’hui (p.39-65). Neuchâtel : Delachaux et Niestlé.

ETAPE 2

ARTICLE 3

Le général se meurt, vive le générique !

Fiche de synthèse de l’écrit

Référence : Vuillet, Y. (2015a). Le général se meurt : vive le générique ! In C. Ronveaux, E. Runtz-Christan & B. Schneuwly (Eds.), Revue des Hautes écoles pédagogiques, Exercices, problèmes, situations et tâches comme lieux de rencontres, 19, 147-163.

Contexte : Cet article a été produit à l’occasion d’un colloque du Conseil académique des Hautes Ecoles en charge de la formation (avril 2015 – Université de Genève)

Résumé: Cet article interroge théoriquement les formes contemporaines que la didactique générale peut prendre après quelques dizaines d’années d’un développement conséquent des didactiques francophones. Il propose de considérer ces formes contemporaines comme des organisations praxéologiques (Chevallard, 1997) peu stabilisées à un niveau théorique. L’article rend également compte d’un moment initial de transformation, à la Haute Ecole Pédagogique du Valais, d’un cours de didactique générale (lié au courant de l’Allgemeine Didaktik germanophone, et tendanciellement méthodologique) en un cours de didactique générique orientée vers le développement de capacités relevant d’une réflexivité didactique – et qui s’est conçue comme une forme de didactique de didactiques (Leutenegger, 2014) développée en contexte de formation professionnalisante.

Récit d’étape de recherche :

Cet article rend visible une étape de questionnements et de positionnements quant

« au » didactique.

Cette étape s’est réalisée au travers d’activités professionnelles qui ont impliqué la création et le déploiement d’un dispositif de formation didactique, adressé à l’ensemble des étudiants-enseignants se qualifiant pour l’enseignement au secondaire I et II de la HEP-Vs, toutes disciplines comprises. Ce dispositif de formation (il a évolué depuis) était construit à partir de concepts susceptibles d’être mis à profit pour comprendre et discuter les dimensions didactiques des activités enseignantes.

Les réflexions qu’expose et l’expérience que relate cet article annoncent, entre les lignes, le cadre générique de la migration de l’obstacle épistémologique de la didactique des mathématiques vers celle du français – et qui sera proposée dans la seconde étude didactique de cette thèse (Vuillet, non publié, 2016b).

Ce donc sont aussi nos premiers essais d’une conceptualisation et d’une mise en pratique d’une didactique générique qui se donnent ici à lire.

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