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Les obstacles épistémologiques : de Bachelard aux premiers moments de leur investissement didactique et pédagogique

saisi entre obstacles, nœuds et risques 89

2. Les obstacles épistémologiques : de Bachelard aux premiers moments de leur investissement didactique et pédagogique

En 1934, dans La formation de l’esprit scientifique, Bachelard forge avec l’obstacle épistémologique un concept qui sera repris et exploité par plusieurs didacticiens, particulièrement à l’endroit de l’enseignement des mathématiques et des sciences (entre autres : Brousseau, 1976, 1986, 1998 ; Martinand, 1986 ; Giordan & de Vecchi, 1987 ; Giordan, 1997 ; Astolfi, 1992, 1997 ; Brunet, 1998 ; Orange, 2005). Sur la même base, des réflexions essaimeront de manière significative dans les approches d’autres disciplines scolaires94, notamment par l’intermédiaire du développement, sous l’impulsion du pédagogue Philippe

93 Bien qu’inévitables lorsqu’il s’agit de littérature, les phénomènes de ce type nous semblent concerner plus largement la discipline de la didactique du français – ainsi que tous les objets d’enseignement impliquant des évaluations socio-discursives référées à des valeurs.

94 A relever, l’ouvrage de Gérard de Vecchi et Nicole Carmona-Magnaldi, Faire vivre de véritables situations-problèmes (2002), et qui propose des exemples de situations-problèmes pour de nombreuses disciplines d’enseignement.

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Meirieu (1988), de situations-problèmes conçues pour servir des apprentissages dans une logique à la fois cognitiviste et socioconstructiviste.

Rétrospectivement, il est frappant de constater que les premières lignes du premier chapitre de l’ouvrage de Bachelard peuvent déjà éclairer les raisons de l’engouement didactique et pédagogique à venir :

Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit humain : c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. (1967, p.13)

Les « progrès de la science » sont présentés comme directement tributaires de ce que nous pourrions nommer les processus psychiques de construction de la connaissance. Aux yeux de l’auteur, des phases de dépassement d’obstacles épistémologiques – obstacles dont la connotation demeure péjorative chez le philosophe – caractérisent aussi bien l’histoire des sciences que le développement d’un esprit scientifique chez chacun.

2.1. Premiers moments d’un investissement didactique

L’obstacle épistémologique bachelardien se trouve virtuellement pourvu d’une valeur didactique aussitôt ses premiers traits esquissés. Dans le contexte des apprentissages scolaires, porter crédit à l’affirmation de la « nécessité fonctionnelle » de l’obstacle épistémologique invite à renverser la valeur de l’erreur et à la penser non seulement comme un simple écart à une norme attendue, non pas comme une errance qu’il s’agirait d’éviter, mais comme le lieu même de l’acquisition de savoirs et de savoir-faire. C’est en substance l’une des observations centrales que formule Guy Brousseau, en précurseur du transfert de l’obstacle épistémologique bachelardien dans le champ didactique des disciplines scientifiques, lors d’une conférence donnée en 1976 à Louvain-la-Neuve. Suite à l’évocation de certaines de ses propres recherches montrant que « l’apprentissage se fait par la mise à

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104), Brousseau revendique la conformité de ses travaux avec les conceptions de Bachelard et de Jean Piaget et développe :

L’erreur n’est pas seulement l’effet de l’ignorance, de l’incertitude, du hasard que l’on croit dans les théories empiristes ou behavioristes de l’apprentissage, mais l’effet d’une connaissance antérieure, qui avait son intérêt, ses succès, mais qui, maintenant, se révèle fausse, ou simplement inadaptée. Les erreurs de ce type ne sont pas erratiques et imprévisibles, elles sont constituées en obstacles. Aussi bien dans le fonctionnement du maître que dans celui de l’élève, l’erreur est constitutive du sens de la connaissance acquise. (Idem)

La (re)valorisation des erreurs plaidée par Brousseau tient au fait que ces dernières peuvent constituer les produits de « connaissances antérieures »95 relativement utiles et sensées dans d’autres contextes extrascolaires. La valeur explicative ou praxéologique de telles connaissances, suffisante dans la vie quotidienne, éclaire en partie l’attachement que leur manifestent souvent les élèves : dans un tel cadre, leur fragilité scientifique apparait généralement peu embarrassante.

A la suite de Brousseau, Jean-Louis Martinand se saisit de l’obstacle épistémologique dans le même esprit. Il déplace dans sa thèse de 198296 les frontières de la tayloriste et behavioriste pédagogie par objectifs (Hameline, 1979) vers des horizons didactiques que l’on pourrait dire plus ouverts. Bien que la logique socioconstructiviste sous-jacente aux obstacles épistémologiques puisse entrer en contradiction avec les origines théoriques du travail scolaire par objectifs – comme le remarque pertinemment Jean-Pierre Astolfi (1992, p. 108) – Martinand place à son tour les obstacles épistémologiques au cœur des situations d’enseignement et d’apprentissage et pose, dans cette perspective, les bases de son concept d’objectif-obstacle. Opérant une traduction des obstacles épistémologiques en objectifs d’enseignement, les apports de Martinand ne sont pas seulement globalement compatibles

95 L’expression semble lui venir de Bachelard (op.cit., p.14). De son côté, dans une terminologie plus vygotskienne, Samuel Joshua (1998) emploie le terme de conceptions quotidiennes et pointe le fait que ces dernières peuvent provenir de sources très variées (par exemple : sociales, affectives, cognitives ou encore didactiques).

96 Sa thèse d’Etat n’est pas publiée sous sa forme et son titre originaux. Elle le sera plus tard à travers

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avec les positions défendues par Brousseau : ils viennent les compléter dans une optique d’opérationnalisation97 didactique du concept.

2.2. Premiers moments d’un investissement « pédagogique »

Le processus de transfert de l’obstacle épistémologique bachelardien dans la problématisation des situations d’enseignement et d’apprentissage connait, par la suite, une nouvelle étape avec l’entrée en scène du pédagogue Philippe Meirieu. Lorsque ce dernier décrit les grandes phases d’une situation-problème dans son ouvrage Apprendre… oui, mais comment (1987), les termes qu’il emploie rappellent fortement ceux de ses prédécesseurs didacticiens :

(…) il est proposé aux sujets de poursuivre une tâche (…). Cette tâche ne peut être menée à bien que si l’on surmonte un obstacle (…) qui constitue le véritable objectif d’acquisition du formateur. Grâce à l’existence d’un système de contraintes (…) le sujet ne peut mener à bien le projet sans affronter l’obstacle. Grâce à l’existence d’un système de ressources (…), le sujet peut surmonter l’obstacle. (p.171)

Balisant de la sorte les étapes du travail par situation-problème, Meirieu ne considère lui non plus aucunement l’obstacle comme un empêchement qu’il s’agirait de contourner ou de désamorcer par avance, bien au contraire. Dans les propositions de Meirieu, l’obstacle est une nouvelle fois envisagé de manière positive, transformé en objectif et mis en scène comme un lieu d’acquisition de nouveaux savoirs. Dans une perspective assez proche de celles dégagées avant lui par Brousseau et Martinand, Meirieu conçoit à son tour l’obstacle en tant qu’un produit des « représentations » des élèves (de leurs « connaissances antérieures » auraient pu dire Brousseau et Bachelard) et appelle à travailler ces dernières « au sens où un potier travaille la terre, c’est à dire non pour [leur] substituer autre chose mais pour [les]

transformer » (p.60). Si le pédagogue ne se réfère pas directement aux travaux didactiques de Brousseau et de Martinand, quelque chose d’un même patron théorique semble orienter ses

97 En inscrivant les obstacles épistémologiques dans le registre de la nécessité et en y voyant un principe programmatique des apprentissages, Bachelard, Brousseau et Martinand font ainsi montre de leur compatibilité avec les approches piagetiennes des phénomènes d’apprentissage : le

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travaux. Ceci s’explique peut-être par le fait que Meirieu est un lecteur assidu de Bachelard, qu’il convoque abondamment.

Pour notre part, face à cette convergence, nous pouvons noter qu’un courant didactique et pédagogique se développe à la fin du XXe siècle en s’alimentant des thèses exposées en 1934 par Bachelard au sujet des obstacles épistémologiques.

2.3. Redéfinitions de l’obstacle épistémologique bachelardien pour approcher les situations d’enseignement et d’apprentissage

L’opérationnalisation didactique du concept d’obstacle épistémologique a impliqué, pour la plupart des auteurs s’y intéressant, une prise de distance avec Bachelard. Une première manifestation de ce phénomène est fournie par la valorisation des obstacles comme lieux d’apprentissages possibles – à la différence du philosophe qui les considère avant tout péjorativement, pour ainsi dire, comme ce qui sépare du vrai savoir. Une seconde prise de distance des didacticiens, corrélée à la première, peut être marquée à l’endroit de la dichotomisation que Bachelard opère entre les « connaissances antérieures » et les

« connaissances scientifiques », et dont rend compte l’extrait suivant :

En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui dans l'esprit même fait obstacle à la spiritualisation. (1967, p.13-14) Pour Bachelard, les « connaissances antérieures » sont à détruire. L’auteur pose de la sorte une franche opposition entre les connaissances qu’il qualifie de « mal faites » et d’autres que l’on comprend « bien faites ». Il schématise encore simultanément le passage des unes aux autres d’une manière simple : il y aurait un avant la destruction qui renverrait à l’erreur, et un après la destruction qui relèverait du domaine de « la vérité ».

De leur côté, des didacticiens des sciences et des mathématiques s’étant appuyés sur les propositions de Bachelard tendent à adopter un point de vue plus nuancé. Ainsi en va-t-il par exemple d’André Giordan (1997) et de Brousseau (1998). Le premier expose synthétiquement, au sujet des conceptions dont sont porteurs les élèves avant un apprentissage, qu’il s’agirait de faire avec pour aller contre. Faire avec, entre autres parce que ces conceptions sont ce sur quoi les élèves peuvent s’appuyer pour comprendre ce qu’il leur est demandé d’effectuer en

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classe, et aller contre, parce que l’appropriation des savoirs scolaires suppose un remaniement profond de ces mêmes conceptions. De façon similaire, Brousseau aborde la transformation des conceptions des élèves dans une perspective plus dialectique que Bachelard :

Si l'on admet qu'une connaissance se met en place en s'opposant à une autre sur laquelle elle s'appuie et qu'elle remplace, on comprendra que nous puissions dire que les processus de franchissement ont un caractère dialectique : dialectiques de l'a priori et de l'a posteriori, de la connaissance et de l'action, du moi et des autres, etc. (p.9)

L’appropriation didactique des obstacles épistémologiques a ainsi pu donner lieu à une modification partielle de leur sens bachelardien. Pour bien marquer ce contraste et l’évolution du concept qu’il dénote, il nous semble pertinent de relever que les discours didactiques apparaissent globalement plus proches des propositions énoncées par Lev Vygotski au sujet de la transformation des conceptions que de celles formulées par Bachelard. Vygotski estime de son côté que le niveau de maturation atteint à un moment donné par les « concepts spontanés » d’un enfant conditionnera la possibilité du développement de « concepts scientifiques » (1997, p.289). Suivant cette perspective, on ne connaîtrait pas contre une

« connaissance antérieure » (pour reprendre les termes de Bachelard), mais plutôt à partir d’elle. D’autre part, toujours suivant Vygotski, les « concepts scientifiques » ne sauraient se substituer intégralement aux « concepts spontanés déjà formés » :

(…) les uns et les autres ne sont pas enfermés dans des capsules, ne sont pas séparés par une cloison étanche, ne suivent pas deux trajectoires distinctes, mais (…) se trouvent dans un processus d’interaction constante, qui doit avoir pour conséquence que les généralisations de structure supérieure, propres aux concepts scientifiques, provoquent obligatoirement des modifications dans la structure des concepts spontanés. » (p.289-290)

Pour Vygotski, il n’est ainsi aucunement question d’une destruction, mais plutôt d’une reconfiguration progressive de ce qu’il nomme des « concepts spontanés ». Cette reconfiguration tolèrera des stabilisations partielles et instables, des états transitoires, parfois contradictoires, de structures conceptuelles.

En somme, si la « paternité » du concept d’obstacle épistémologique revient historiquement à Bachelard, sa migration vers les didactiques des mathématiques et des sciences a impliqué qu’il se trouve partiellement redéfini. Pour notre part, s’agissant de travailler à la migration

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