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4.2 L’insoutenable légèreté des faits

4.2.1 La production des faits

La première méthode pour établir des faits consiste en ce qu’on peut qualifier d’ob- servation spontanée. En d’autres termes, l’observation du monde réel se fait sans l’inter- médiation de dispositifs statistiques. Pour établir des faits via l’observation spontanée, les modélisateurs nouveaux keynésiens ont recours à leur expérience personnelle ou à l’expérience indirecte.

Laurence Ball et Gregory Mankiw par exemple, dans leur « A Sticky-Price Mani- festo », font appel à leur expérience personnelle pour établir le fait que certains prix ne changent pas pendant une certaine période de temps :

We observe many prices that change infrequently. Both of us go to barbers who keep haircut prices fixed for several years.

(Ball et Mankiw, 1994, 131)

L’usage de l’expérience directe peut également recouvrir l’appel de l’introspection, comme par exemple chez Greenwald et Stiglitz (1993, 33). Dans ce cas, les auteurs discutent (et rejettent) l’idée d’une trop forte élasticité de substitution travail/loisir (une courbe d’offre de travail horizontale), puisque cette hypothèse va à l’encontre de ce que chacun peut observer de son propre comportement. Cette observation est introspective, dans la mesure où elle vise à déterminer si l’on serait soi-même prêt à offrir du travail de façon infiniment élastique. Cela suggère que le modélisateur peut délimiter les faits sur le monde réel – en l’occurrence, les faits relatifs au comportement des agents économiques – tout simplement en observant son propre comportement ou son propre environnement.

L’expérience indirecte répond au même principe : on s’intéresse dans ce cas à la manière dont les agents économiques – cette fois, autres que le modélisateur – décrivent et analysent leur propre comportement ou environnement. Eytan Sheshinki et Yoram Weiss par exemple, pour introduire l’hypothèse de coût de catalogue, s’appuient sur des entretiens réalisés par le Wall Street Journal avec des cadres d’entreprise. D’après ces déclarations, il apparaît que ces entreprises cherchent à maintenir constants les prix annoncés dans leurs catalogues, pour éviter les coûts additionnels qui seraient entraînés par l’édition de nouveaux catalogues (« J. C. Penney Co. says it stands behind prices during the approximately seven-month life of its semiannual catalogs » ; Sheshinski et Weiss, 1977, 287). Les entretiens du Wall Street Journal permettent ainsi à Sheshinki et Weiss de conclure que les coûts d’ajustement des prix constituent un fait (« As the above quotation indicates, price adjustments are not costless »). Dans cette perspective donc, les faits caractérisant le monde réel peuvent être établis à partir de l’analyse de la manière dont les agents économiques décrivent leur propre action212.

Les nouveaux keynésiens ont également recours à ce que on pourrait appeler le « sens commun ». S’apparentent alors à des faits toutes les caractéristiques du monde réel qui

212. Un autre exemple d’expérience indirecte est la célèbre « approche narrative » (narrative approach) proposée par Romer et Romer (1989). Dans ce cas, les auteurs exploitent les compte-rendus des comités de politique monétaire pour identifier, à partir de ce processus de discussion et de décision, les chocs de politique monétaire (Romer et Romer, 1989, 122).

sont « généralement admises » dans l’opinion courante des économistes et, surtout, des non-économistes. Un exemple assez frappant de cette manière de définir les faits est Julio Rotemberg (1987, 75) : « it is apparent to those with eyesight that individual prices and wages stay constant for long periods of time ». Par conséquent, selon Rotemberg, tout le monde peut aisément observer par soi-même (« à la condition d’être doté de la vue ») que « aux Etats-Unis, le salaire horaire est, de norme, modifié annuellement, même en l’absence de contrats explicites » et que « à l’épicerie du coin, le prix des barres chocolatées change, lui aussi, très rarement ». La rigidité des prix (et des salaires) constitue alors un fait dans la mesure où il s’agit d’une observation « évidente », de sens commun. Ball et Mankiw aussi, dans leur « Manifesto », défendent l’idée que la non-neutralité de la monnaie est un fait dans la mesure où une majorité d’économistes et de non économistes considère cela comme une évidence :

[RBC economists] would have us believe that the Fed is an institution with little power. Yet, somehow, the entire economic profession before 1980, and the world outside the ivory tower still today, have been misled into thinking that the Fed is a powerful force controlling the economy. Occam’s razor suggests that such a contorted theory should be viewed with skepticism213

.

(Ball et Mankiw, 1994, 133)

Ainsi, l’observation par le sens commun est également destinée à remplir la fonction de rempart contre l’incohérence entre observations particulières (cf. infra).

L’observation statistique

L’autre manière d’observer le monde réel procède par différents dispositifs statistiques – on désignera cette méthode sous le nom d’observation statistique. Les nouveaux key- nésiens font appel à des outils empruntés aux méthodes traditionnelles de l’économie industrielle214

. En prenant à nouveau l’exemple des rigidités des prix, on peut trouver chez les nouveaux keynésiens trois formes de l’observation statistique.

Une première forme consiste en une transposition à un cadre statistique du type d’observation proposée par Sheshinski et Weiss (1977). Concrètement, il s’agit de pousser l’étude des entretiens à une échelle plus large, en menant des enquêtes d’opinion (interview studies) auprès des cadres et des dirigeants d’entreprise. Taylor (1980, 111-112) suggère pour la première fois d’utiliser cette approche dans le cadre de la nouvelle économie

213. Ce « Manifesto » de la rigidité des prix est entièrement construit sur l’idée d’un affrontement entre une vision « conventionnelle » ou « traditionnelle » des faits macroéconomiques et une vision « hé- rétique ». La discussion de ce papier, donnée par Lucas (Lucas, 1994), fustige précisément l’idée qu’il existerait une « vérité immuable » consignée dans le sens commun. Cette attitude serait contraire à tout esprit scientifique et néfaste pour la macroéconomie : « Why do I have to read this? [...] The cost of the ideological approach adopted by Ball and Mankiw is that one loses contact with the progressive, cumulative science aspect of macroeconomics. In order to recognize the existence and possibility of re- search progress, one needs to recognize deficiencies in traditional views, to acknowledge the existence of unresolved questions on which intelligent people can differ. [...] within [Ball and Mankiw’s view] there is no development, only unchanging truth. » (Lucas, 1994, 154-155).

214. Dans le cas de la neutralité de la monnaie en revanche, comme l’a mis en évidence Duarte (2015), les nouveaux keynésiens ont recours aux techniques de l’économétrie des séries temporelles.

keynésienne. Il voit dans l’exploitation statistique de ces données d’enquête une possibilité de régler différentes disputes en macroéconomie, en particulier le débat sur la formation des anticipations et la dynamique des prix215. L’exemple le plus accompli d’une étude de

la rigidité des prix par enquête est Blinder (1991), qui mène 200 entretiens, en plusieurs vagues et avec un large nombre de questions (« this [...] sample is probably the largest ever used in a study of this nature », Blinder, 1991, 13).

Une deuxième technique d’observation statistique est l’étude de données de prix en panel. Carlton (1986) par exemple se sert des données récoltées par Stiegler et Kindahl au niveau des branches de l’économie des Etats-Unis pour mettre en évidence différentes corrélations. Ainsi, la rigidité des prix ressort comme une caractéristique dépendant de l’environnement d’inflation, du niveau de concentration de la branche, de la durée de la relation entre vendeur et acheteur, et ainsi de suite. Alternativement, les nouveaux keyné- siens font appel aux études statistiques sur le prix d’une marchandise spécifique. Cecchetti (1986), souvent cité dans la littérature nouvelle keynésienne, conduit par exemple une étude du prix de certains journaux aux États-Unis. Enfin, l’analyse des séries chronolo- giques agrégées est utilisée pour inférer la rigidité des prix au niveau microéconomique (voir par exemple Portier, 1994).

Pour les nouveaux keynésiens, l’ensemble des observations, soit de façon spontanée, par l’expérience directe ou indirecte, soit via des techniques statistiques, doivent conver- ger vers l’établissement de faits. Ainsi, dans le cas présenté ici – la rigidité des prix – Ball et Mankiw peuvent affirmer que « there are now many microeconomic studies of the behavior of prices, and the finding of substantial stickiness is universal » (Ball et Man- kiw, 1994, 131). On doit cependant relever la « légèreté » bibliographique sur laquelle s’appuie cette affirmation. En effet, mise à part l’expérience personnelle des modélisa- teurs, les résultats obtenus via les autres dispositifs d’observations, bien que variés dans la forme, ne sont pas très nombreux. Autrement dit, l’hypothèse générale de rigidité des prix est établie à partir d’un échantillon relativement limité d’observations et de données. Cette sous-section a pourtant essayé de rapporter, de façon pratiquement exhaustive, les références récurrentes dans cette littérature – il s’agit d’ailleurs des contributions empi- riques qui ont été reproduites dans l’ouvrage collectif de Mankiw et Romer (1991b). De plus, la plupart de ces études sont « de seconde main » : les principaux tenants de la nouvelle économie keynésienne, à l’exception de Hall et Romer, ne produisent pas par eux-mêmes des faits. La question de la production de faits reste donc à la périphérie du programme de recherche, alors qu’elle devrait, en cohérence avec la conception réaliste des hypothèses, y occuper une place centrale.

215. Certains keynésiens pensaient aussi pouvoir exploiter pour leurs modèles des enquêtes sur les anti- cipations, notamment celles réalisées dans la lignée des travaux de Georges Katona (Katona, 1980). Voir par exemple Klein et Mariano (1987) ou Tobin (Lucas, Archives, Lettre de Tobin à Sargent, 28/6/1977, Box 3, Folder : 1978 1/4).

4.2.2 Des faits aux hypothèses : l’arbitraire des nouveaux keynésiens