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3.3 Les conditions contradictoires de la hiérarchie entre validité interne et

4.1.1 La validité externe : le réalisme des hypothèses

L’appel au « réalisme des hypothèses » rythme le discours de la nouvelle économie keynésienne. Les quelques exemples ci-dessous illustrent que la question de l’adéquation entre hypothèses du modèle et monde réel (le réalisme des hypothèses) représente un trait fédérateur entre les nouveaux keynésiens :

[...] we turn to [...] models that incorporate realistic phenomena that magnify price rigidity

(Ball et al., 1988, 9) [Greenwald and Stiglitz] are replacing unrealistic assumptions of [RBC] school with assumptions that are closer to reality for modern economies.

(Hall, 1988, 264) New Keynesians all agree that [market] imperfections exist

(Stiglitz, 1991, 4) [Imperfect price adjustment] could be derived from realistic assumptions about the microeconomic environment

(Romer, 1993, 6-7)

La signification du « réalisme des hypothèses » est, dans ces exemples, elliptique mais bien présente : les concepts et formalismes constituant les hypothèses du modèle sont consi- dérés comme des propositions portant sur le monde réel, qui « disent quelque chose » sur la réalité ; elles en décrivent, avec le plus de rigueur possible (« closer to the reality »), certaines caractéristiques ; ces caractéristiques ont une ontologie réaliste (« market im- perfections exist ») ; de plus, elles sont supposées être pertinentes pour l’explication des résultats du modèle (« realistic phenomena that magnify price rigidity » ; « imperfect price adjustment could be derived from realistic assumptions »).

L’analyse de ces propositions se heurte à une difficulté, déjà soulignée dans la deuxième partie de ce travail. En effet, les textes dont elles sont tirées recouvrent tous un registre et un statut argumentatif différent : un article méthodologique (Stiglitz, 1991), une revue de littérature (Hall, 1988), une préface à un symposium (Romer, 1993), un article théorique publié dans une revue (Ball et al., 1988)198

. La nouvelle économie keynésienne se distingue des autres approches analysées dans cette thèse par l’absence d’un porte-parole méthodologique ou d’un (ou des) meneur(s) dont les contributions se- raient fondatrices pour l’ensemble de l’approche. À défaut donc de pouvoir entreprendre une analyse exhaustive et méticuleuse pour reconstruire les conceptions de tous les au- teurs nouveaux keynésiens, je choisis de me concentrer dans cette sous-section sur deux exemples en particulier. Ces deux exemples présentent un triple avantage. D’abord, il s’agit de deux articles situés dans le registre de l’argumentation méthodologique, sortes de « manifestes » de la conception des nouveaux keynésiens. Deuxièmement, ils déve- loppent dans le détail une vision des conditions de validité externe, en précisant ce qu’il faut entendre par un statut « réaliste » des hypothèses. Enfin, les deux articles sont le fait de contributeurs importants à la nouvelle économie keynésienne.

Friedman et Summers : préface à New Keynesian Economics

Le premier exemple est la préface écrite par Benjamin Friedman et Lawrence Sum- mers pour le recueil New Keynesian Economics (Mankiw et Romer, 1991b). Cette préface est emblématique car elle introduit un recueil d’articles qui ambitionne de réunir et de synthétiser les plus importantes contributions de la nouvelle économie keynésienne après une décennie de travaux. Friedman et Summers proposent dans leur préface surtout des considérations sur la méthodologie de la modélisation en économie, et, plus particuliè- rement, sur la manière dont la nouvelle économie keynésienne applique ces principes. Dans le passage suivant, on trouve une définition des conditions de validité externe d’un modèle :

The primary object of most economic thinking is to gain an understanding of a particular set of circumstances—those characterizing, in whole or in part, the world in which real men and women live, and work, and consume the fruits of their labors. Observation of that world provides a way to distinguish which sets of circumstances and consequences (in economists’ common parlance, which “models”) merit investigation and perhaps even application.

(Friedman et Summers, 1991, ix)

On retrouve dans ces considérations de Friedman et Summers la définition de la mo- délisation comme le processus de formulation d’hypothèses (« a particular set of cir- cumstances ») et de résultats (« consequences ») – autrement dit, c’est l’ensemble des hypothèses et des résultats qui constitue un modèle (« in economists’ common parlance,

198. Une deuxième difficulté pourrait être liée au caractère anecdotique de ces propositions. Cependant, comme ce chapitre le montre, les citations proposées ici ne sont pas des cas isolés. De plus, il me semble qu’une analyse bibliométrique pourrait aisément confirmer le caractère diffus et récurrent du qualificatif « réaliste » dans les contributions des nouveaux keynésiens. Cependant, le recours à ce type de méthode quantitative dépasse les intentions de cette thèse.

“models” »). Le but de la modélisation est de « caractériser » et de « comprendre » (« characterizing », « understanding ») le monde réel (« the world in which real men and women ... »), soit dans un but analytique (« investigation ») soit dans une visée « appliquée » (« application »)199. Les résultats du modèle sont les fruits d’un processus

déductif (« rigourous, logical thinking about the consequences that follow from specified sets of circumstances » ; Friedman et Summers, 1991, x.). En revanche, l’évaluation d’un modèle se fait par sa confrontation avec l’« observation »200. Cette évaluation de la co-

hérence du modèle avec le monde réel porte donc aussi bien sur ses hypothèses que sur ses implications. Plus loin en effet Friedman et Summers affirment, au sujet des hypo- thèses (« conditions ») : « the economic environment suggests new sets of conditions to be analyzed ». Enfin, le message central de la citation en exergue est bien que c’est par l’« observation » du monde réel que l’économiste peut discriminer (« distinguish ») entre hypothèses et résultats concurrents (« which models merit investigation and perhaps even application »). Pour Friedman et Summers donc la condition de validité externe se fonde sur la cohérence entre l’observation du monde et les deux dimensions du modèle, ses résultats et ses hypothèses. Ces dernières sont bien des propositions décrivant le monde réel ; de plus, elles sont inférées et confrontées avec les caractéristiques observées.

Stiglitz, « Methodological Issues and New Keynesian Economics »

L’article de Joseph Stiglitz, au titre éloquent « Methodological Issues and New Key- nesian Economics » (Stiglitz, 1991), constitue un second exemple de ce qui pourrait être considéré comme l’un des « manifestes » méthodologiques pour la nouvelle économie key- nésienne. Dans ce papier, Stiglitz développe à la fois une critique de la conception de la modélisation des nouveaux classiques et un plaidoyer en faveur d’un contenu réaliste des hypothèses.

En particulier, ses commentaires sur la formation des anticipations illustrent très pré- cisément la vision générale énoncée par Friedman et Summers. Stiglitz ne rejette pas en- tièrement les anticipations rationnelles, qu’il considère comme une abstraction utile pour certaines « expériences de pensée » (« a useful benchmark for thought experiments » ; Stiglitz, 1991, 49). Il introduit ainsi une distinction entre des modèles avec une visée spéculative (au sens philosophique du terme, ou au sens d’une « d’exploration concep- tuelle » ; cf. 0.3.1) et les modèles qui, pour reprendre les termes de Friedman et Summers,

199. Ce que les auteurs entendent ici par « application » n’est pas explicite. On peut cependant déduire, dans la suite du texte, qu’ils font référence à l’« application » des modèles à une situation particulière, ou à une problématique contextuellement située, plutôt qu’à « l’application » au sens empirique du terme. Ainsi, les hypothèses des modèles nouveaux keynésiens se sont avérées plus pertinentes pour analyser la conjoncture économique des années 1980 aux Etats-Unis : « economic events of the 1980s appeared to many to be more easily understandable in terms of models that did incorporate wage and price stickiness or nonclearing markets or expectations based on less than full and symmetric information » (Friedman et Summers, 1991, x).

« méritent d’être appliqués »201. Cette dernière fonction, l’application, est manifestement

celle attribuée par Stiglitz aux modèles macroéconomiques. Les anticipations rationnelles sont une hypothèse de modélisation qui relève de la première fonction des modèles ; ainsi, en dehors d’une modélisation spéculative, cette hypothèse n’est d’aucune utilité. En effet, les anticipations rationnelles ne constituent pas une « description » adéquate du monde réel : « the use of rational expectations model as a description of the economy is quite another matter [than thought experiments] » (Stiglitz, 1991, 49, Stiglitz souligne). Ainsi,

[...] if we are concerned with describing the behavior of the economy, then it may be best to model the economy as if it were not in rational expectations equilibrium (Stiglitz, 1991, 45)

Stiglitz défend ici l’idée que les hypothèses d’un modèle macroéconomique doivent avoir pour première finalité de décrire des aspects du monde réel – de « dire quelque chose » sur le monde réel. De ce fait, comme pour Friedman et Summers, l’observation du monde réel permet en premier lieu de discriminer entre différentes hypothèses. Les anticipations rationnelles par exemple, lui semblent incompatibles avec la « nature particulière » de toute situation économique :

The special nature of economic circumstances that the economy finds itself, year after year, casts doubt on the usefulness of the rational expectations hypothesis as a description of important aspects of many important decisions, including the investment decisions of firms202

.

(Stiglitz, 1991, 49, Stiglitz souligne)

Si donc l’objectif d’un modèle est de « décrire » certains « aspects importants » du monde réel, une hypothèse comme celle d’anticipations rationnelles ne peut pas s’avérer « utile », puisqu’elle semble incohérente avec l’observation. Pour défendre son idée, Stiglitz détaille « de nombreux exemples » d’observations qui montrent comment les agents économiques ne forment pas leurs anticipations de manière rationnelle :

There are numerous instances of individuals basing behavior on beliefs that are either not supported by the facts or, indeed, incongruent with them. There are numerous instances (e.g. corn hog cycle) in which individuals’ expectations appear to be far from “rational”203

.

(Stiglitz, 1991, 49)

Dans le même registre Stiglitz considère que, de façon générale, l’approche néo- walrassienne utilisée par les nouveaux classiques est inadaptée pour décrire le monde

201. Cette remarque de Stiglitz rouvre donc la porte à une multiplicité de fonctions des modèles, qu’on avait écartée de notre raisonnement (cf. 0.3.1). La relation entre théorie, modèle et monde réel est alors modulable selon la fonction attribuée au modèle.

202. Cette dernière précision de Stiglitz, portant sur le problème de l’investissement, pourrait bien viser un des points culminants des travaux de la nouvelle macroéconometrie classique, à savoir le double papier de Hansen et Sargent (cf. 2.2.1).

203. Ici, Stiglitz s’attaque directement à l’article fondateur des anticipations rationnelles (Muth, 1961) : il suggère donc que la critique par Muth du modèle « de la toile d’araignée » (cobweb theorem) est bel et bien incohérente avec les observations du cycle des prix du porc et du maïs (corn hog cyle). Sur le modèle « de la toile d’araignée », voir par exemple Pashigian (2008).

réel : « the conception of the market economy embodied in the Arrow-Debreu paradigm is basically inconsistent with that associated with modern industrial economies » (Sti- glitz, 1991, 4).

Chez Stiglitz comme chez Friedman et Summers, la validité externe d’un modèle passe donc d’abord par la cohérence entre les hypothèses et le monde réel, mais également, comme chez Lucas et les RBC, par la cohérence entre les résultats du modèle et le monde réel. Sur ce dernier aspect (l’adéquation des résultats aux observations), les nouveaux keynésiens ne se démarquent pas substantiellement de la condition énoncée par Lucas et reprise par le courant des RBC : les résultats du modèle doivent proposer une imitation du cycle des affaires, entendu comme le co-mouvement des séries chronologiques des grands agrégats (sur cette définition commune, voir notamment Duarte, 2015, 5-6). Stiglitz, plus précis sur ce point que Friedman et Summers, précise bien cet objectif dans des termes tout à fait identiques à ceux utilisés par Lucas :

The theory must also explain the time series properties of the aggregate series, the facts that there are marked fluctuations in output and employment, and that there is serial correlation.

(Stiglitz, 1991, 64)

Cependant, si cette définition générale est partagée par les trois courants, la définition spécifique des co-mouvements à reproduire au travers du modèle (signes, retards, magni- tudes des moments d’ordre deux des séries macroéconomiques) n’est pas la même (voir notamment Duarte, 2015). Ainsi, les nouveaux keynésiens rejettent par exemple l’idée de neutralité de la monnaie, considérant qu’il existe bel et bien une relation inverse entre niveau des prix et chômage : ils se démarquent ainsi aussi bien des nouveaux classiques que de l’approche RBC. De même, par exemple, les nouveaux keynésiens ne considèrent pas, contrairement à Lucas, que la Grande dépression se situe hors du domaine d’étude des cycles des affaires (voir par exemple Stiglitz, 1991, 6 et 5.1). L’analyse de ces diffé- rences constitue certainement un prolongement nécessaire de la thèse (cf. conclusion) : ici, on peut que se contenter de souligner qu’il existe une communauté de vues quant au fait que les résultats du modèle doivent être confrontés aux « faits » du cycle des affaires – ces faits étant donc par la suite un terrain de débat.

A partir de ces deux exemples emblématiques, cette sous-section a montré que la nouvelle économie keynésienne conçoit la validité externe comme une double condition : d’une part, tout comme dans la conception lucasienne, les résultats du modèle doivent imiter les caractéristiques du cycle des affaires ; d’autre part – et c’est ce qui fait la particularité des nouveaux keynésiens – les hypothèses du modèle doivent être formu- lées à partir de l’observation du monde réel, dont elles fournissent une caractérisation explicite204

.

204. Le réalisme des hypothèses comme condition de validité externe constitue une particularité des nouveaux keynésiens seulement dans la mesure où cet énoncé méthodologique est évoqué explicitement et revendiqué. De surcroît, les nouveaux keynésiens se situent sur ce point en ouverte opposition avec l’approche lucasienne – cette posture jouant un rôle central dans les controverses analysées dans le chapitre 5. Cependant, on rappellera au lecteur que, même si de façon plus ambigüe, Lucas lui-même cherche à établir des hypothèses en analogie avec le monde réel (1.2.2). La conception de la validité externe des nouveaux keynésiens n’est donc pas entièrement incompatible avec celle de Lucas.