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0.3 Quelle méthodologie pour une histoire de la modélisation macroéconomique ?

0.3.4 Modèles et modéliser : concepts et pratiques

La littérature sur les modèles en histoire et sociologie des sciences (sciences studies) a proposé une approche alternative aux modèles par rapport à celle adoptée par la phi- losophie des sciences, qu’elle soit pratiquée par des philosophes ou par des économistes. La sociologie des sciences vise à appréhender différemment l’objet lui-même : là où la philosophie des sciences s’intéresse à un concept (le modèle), la sociologie des sciences étudie, elle, une pratique, une activité (modéliser). Si dans le premier cas les enjeux sont principalement épistémologiques, dans le deuxième l’analyse se focalise sur le contexte de la modélisation, notamment dans sa dimension historique et sociale. Cette nouvelle perspective apporte un éclairage sur le rôle central des motivations des modélisateurs, mais également des usagers des modèles (décideurs politiques, entreprises, opinion pu- blique, ...).

Cette sous-section propose un aperçu de certaines thématiques développées par cette littérature. Elles ne seront évoquées que de façon accessoire dans cette thèse. En effet, l’analyse des modèles macroéconomiques développée ici reste fondamentalement ancrée dans les thématiques de la philosophie des sciences (le modèle comme concept) ou, en termes historiographiques, ancrée dans l’histoire intellectuelle, des idées et des théories, s’appuyant principalement sur l’analyse de la littérature académique. En somme, l’his- toire « interne » constitue le cœur de mon travail ; le contexte historique (l’histoire « ex- terne ») étant relégué en arrière-plan. Cependant, l’apport de la sociologie des sciences mérite d’être mentionné d’emblée, dans cette introduction générale, pour clarifier la prin- cipale limite de la reconstruction historique proposée dans ce travail, et donner l’intuition de son prolongement nécessaire (cf. conclusion). En effet, son objectif est de caractéri- ser l’essor de l’approche DSGE comme un compromis méthodologique, d’en identifier les termes, les parties prenantes et les tensions intrinsèques. Ainsi, on ne discutera pas les raisons (ou les causes) de l’essor d’un tel compromis. Comme il a déjà été souligné par ailleurs dans d’autres travaux en histoire de la macroéconomie (notamment Renault, 2016; Goutsmedt, 2017), cette question ne peut être traitée dans le cadre de l’histoire intellectuelle. Cette sous-section suggère que l’histoire et la sociologie des sciences four- nissent une possible clé de lecture pour répondre. Dans cette perspective, une idée qui paraît particulièrement cruciale est qu’il existerait une tension permanente dans les pra- tiques de modélisation, tension entre logique de savoir et logique de pouvoir (entre com- préhension et intervention).

Précédemment (cf. 0.3.2) j’ai rappelé l’apport de la sociologie des sciences pour une analyse dynamique des différentes conceptions du modèle, notamment grâce à l’idée de géographie historique. Ce processus d’emprunt et d’appropriation, inter- et intradisci- plinaire, mettait en évidence que les pratiques de modélisation doivent être analysées comme le résultat d’une interaction entre communautés de modélisateurs. Une problé- matiques similaire relève de l’interaction entra la communauté des modélisateurs et celle

des usagers du modèle. Si on considère la modélisation comme le résultat émanant de l’action d’un collectif, ceci implique une tension, dans la production de modèles, entre les logiques sociales des différents acteurs de ce collectif. Le modèle se forge alors à travers la confrontation (la négociation, le compromis, l’affrontement ou encore la collaboration) entre les différentes logiques : c’est ce processus qui construit le modèle63

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Cette question paraît particulièrement prégnante pour les modèles économiques, étant donnée leur position particulière dans un processus « d’ingénierie sociale » (Desrosières, 2008; Armatte, 2010). Pour les modèles économiques, la tension pertinente se situerait alors entre la logique sociale de la « compréhension », portée par les modélisateurs (les économistes) et la logique de l’« intervention » portée par les usagers des modèles (les décideurs publics notamment)64. La modélisation économique, en particulier à partir

de la diffusion des grands modèles macroéconométriques dans les années 1950, se serait configurée comme un outil de coordination et un enjeu de négociation entre modélisateurs et usagers. Ces deux catégories d’acteurs structurent une tension fondamentale entre deux conceptions de la fonction du modèle : d’une part, une finalité d’intervention sur la réalité sociale ; d’autre part, une finalité de compréhension du monde réel. Concrètement, cette tension entre savoir et pouvoir s’incarne sous différentes formes : cela peut-être aussi bien porter sur la cohérence des modèles avec des choix politiques prédéterminés, leur précision dans la prédiction et les exercices de simulation, leur simplicité de mise en œuvre.

Ce travail suggère que la modélisation macroéconomique contemporaine a bien évolué avec cette forme de tension en toile de fond. En effet, si les débats explicites entre les macroéconomistes se sont structurés autour de la conception du rapport entre théorie, modèle et monde réel, leur enjeu sous-jacent a été la question des conditions de possi- bilité de l’expertise des politiques économiques. Ces conditions tiennent amplement à la question de la nature explicative des modèles, autrement dit de leur aptitude à délivrer des explications au sens causal (cf. supra).

Un deuxième apport crucial de la littérature en sociologie des sciences est la mise en évidence des dynamiques historiques ayant façonné la modélisation. Dans la com- préhension de cette dynamique, l’élément central a été l’étude de la transformation des formes de l’expertise, et leurs effets de retour sur la modélisation. En ce qui concerne les modèles macroéconomiques, deux contextes ont été l’objet d’une attention particu- lière : le contexte géopolitique de la deuxième guerre mondiale et de la guerre froide ; l’évolution de la régulation économique de la crise de 1929 jusqu’aux chocs pétroliers.

63. Remarquons que cette vision sociologique de la modélisation comme résultat hétéroclite de logiques concurrentes, est en cohérence avec deux principes adoptés ici : l’importance à attribuer aux controverses (cf. 0.2.4), ainsi que la métaphore de la recette et l’idée de médiation (cf. 0.3.1).

64. Ces deux catégories sont évidemment polaires. On peut imaginer que le premier pôle serait (idéa- lement) représenté par un économiste aux activités purement académiques ou, plus précisément encore, des activités de pure recherche, et que le deuxième pôle serait incarné par décideur public sans aucune formation économique. Bien évidemment, la réalité se constitue principalement de cas intermédiaires, à l’image de l’économiste travaillant dans une institution chargée de la politique économique (un ministère par exemple) et du décideur qui possède une solide formation d’économiste (un banquier central par exemple).

En revanche, l’influence du contexte contemporain a été, pour l’instant, plutôt analysé dans ses conséquences sur la modélisation dans d’autres domaines – avec, en particulier, l’étude de modèles du changement climatique.

Le contexte géopolitique de la période 1939-1991 représente la principale condition de possibilité pour les interactions disciplinaires qui ont forgé la conception de modèle en économie (voir notamment Desrosières, 1999; Salomon, 2001; Armatte, 2004b; Pestre, 2006). Ces interactions disciplinaires ont pour protagonistes des physiciens, des ingé- nieurs, des mathématiciens et des économistes. Elles ont lieu suite à la mobilisation de la société et des pouvoirs publics états-uniens, d’abord lors du deuxième conflit mondial puis pendant la confrontation avec l’URSS. Ce contexte impulse, entre autres, la créa- tion de structures comme la Cowles Commission et la Rand Corporation. Ces structures fournissent le cadre intellectuel et matériel pour le développement des interactions dis- ciplinaires entre physique, sciences de l’ingénieur, mathématique et économie. Elles per- mettent également le développement technique et technologique (et surtout, son passage d’un domaine à l’autre), qui apportent une contribution indispensable au développement de la modélisation économique (Mirowski, 2002)65.

Un deuxième contexte crucial pour l’émergence de la modélisation en économie est l’apparition d’une nouvelle régulation économique après 1929 (voir notamment Desro- sières, 1999, 2003; Armatte et Dahan-Dalmenico, 2004). L’idée de planification y est centrale, d’abord dans le cadre de l’intervention étatique pendant la Grande Dépression, puis lors de la mise en place de l’économie de guerre et enfin pendant les Trente glorieuses. Cette régulation est aussi bien nationale – elle est incarnée en France par le Commissa- riat au plan – qu’internationale – voir par exemple le plan Marshall, puis la création de l’OCDE, ou la gestion du nouveau régime de changes fixes. Cette régulation représente une impulsion importante pour la modélisation économique, et cela à plusieurs titres. Premièrement, elle pose pour la première fois à une large échelle le cadre de l’interaction entre modélisateurs et usagers et la confrontation entre leurs logiques sociales respec- tives. Deuxièmement, elle impulse la création de nouveaux dispositifs de quantifications, notamment la comptabilité nationale – mais également, par exemple, les indicateurs de confiance (voir notamment Dechaux, 2017). Ces dispositifs façonnent durablement les pratiques de modélisation, en particulier dans leur variantes appliquées, on délimitant le cadre des données disponibles. Troisièmement, la régulation économique de cette pé- riode sera le moteur de nouvelles demandes politiques, et donc de nouvelles fonctions de la modélisation économique – par exemple, la prédiction conjoncturelle, l’analyse de la croissance, des analyses sectorielles. Cette demande se cristallise par l’apparition d’un nombre important de nouvelles institutions, gourmandes de modélisation – en particulier, les commissions de planification nationales et les nouvelles institutions internationales.

La sociologie des sciences a mis en évidence certaines mutations récentes, notamment en s’appuyant sur l’étude des modèles climatiques (pour une synthèse de ces travaux, voir notamment Dahan-Dalmedico, 2007). La principale innovation consiste en l’essor d’une

65. On retrouve ici une première vision alternative du « progrès technique » de l’économie par rapport à celle proposée par l’histoire spontanée (cf. 0.2.3) : au lieu d’être une force exogène, le développement technique s’explique par des facteurs historiques, externes à la discipline.

modélisation « complexe », au sens où on assiste à l’intensification des emprunts et des appropriations, renforçant le caractère interdisciplinaire des modèles. Un tel phénomène est manifeste dans les modèles climatiques, dont la communauté de modélisateurs intègre désormais climatologues, physiciens, économistes, géographes, hommes politiques, fonc- tionnaires d’ONG, ... (voir notamment Armatte et Dahan-Dalmenico, 2004; Armatte, 2007). L’essor de modèles complexes s’ancre dans un changement substantiel de facteurs techniques et institutionnels (Salomon, 2001). D’une part, la diffusion et le développe- ment des moyens informatiques a été mis au service de modèles à la taille grandissante, intégrant des éléments de plus en plus disparates. D’autre part, l’émergence de nouveaux enjeux géopolitiques et économiques impulse la création de nouvelles institutions, faisant face soit à des défis nouveaux – c’est le cas du Groupe d’experts intergouvernementaux sur l’évolution du climat (GIEC) – soit face à une dimension nouvelle des questions anciennes – comme par exemple le pilotage des politiques économiques dans un envi- ronnement international ou transnational (dans le cadre européen notamment, avec la Commission européenne et la BCE), ou avec le changement de cet environnement inter- national, notamment dans l’après Bretton Woods, qui réoriente le travail des institutions existantes (FMI, Banque mondiale, OCDE, ONU). Enfin, l’essor d’intervenants privés dans le domaine de l’expertise (notamment liés aux grands groupes multinationaux, en particulier dans le secteur bancaire et financier, mais aussi liés aux think thanks) construit des structures originales pour l’interaction interdisciplinaire, par exemple dans le domaine de la finance (MacKenzie, 2006; MacKenzie et al., 2007; Armatte, 2009). Une implication importante de l’essor des modèles complexes est la prédominance acquise par la logique sociale des usagers, la logique d’intervention, et, symétriquement l’autonomisation des modèles par rapport à une logique cognitive précisément identifiable avec une commu- nauté académique disciplinaire. Si ce phénomène est, encore une fois, très manifeste dans le cas des modèles climatiques, il l’est moins en économie. Cette thèse met en évidence tout de même une certaine pertinence de ces analyses dans le cas des modèles DSGE, en reprenant l’idée d’une communauté de modélisateurs structurée par un compromis entre conceptions antagonistes de la rélation entre théorie, modèle et monde réel.

Cette section a présenté la manière dont mon travail s’inspire de la littérature sur la modélisation en philosophie des sciences. Prenant appui sur le concept d’autonomie et de médiation, sur l’idée d’emprunt et sur le paradoxe de l’explication, la thèse propose une grille de lecture épistémologique pour l’histoire de la modélisation contemporaine. Une telle épistémologie historique n’aspire pas à avoir une portée générale, mais simplement à s’adapter à l’objet de la thèse. Son principal pilier est la notion de médiation, à savoir l’interaction entre théorie, modèle et monde réel. Deux notions auxiliaires viennent s’y ajouter. D’une part, l’idée de géographie de la modélisation, qui fonde une approche his- torique aux différents concepts de modèle, avec une attention particulière aux emprunts et aux passages, et renforce la pertinence d’une histoire de la modélisation focalisée sur les controverses. D’autre part, la question de l’explication et du rôle explicatif des modèles, notamment considéré à partir de la question de l’isolement de facteurs de causalité. Enfin, j’ai mis en évidence certains éléments de sociologie des sciences qui seront en arrière-plan de mon travail.