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3.2 La validité externe : imitation et calibration

3.2.1 La distinction entre hypothèses et résultats

Le courant de recherche des RBC reprend à son compte la distinction faite par Lu- cas entre les hypothèses et les résultats d’un modèle (1.2). La validité externe repose exclusivement sur la confrontation des résultats avec le monde réel.

L’approche RBC laisse au deuxième plan la question de l’ontologie des hypothèses – est-ce que les hypothèses sont des propositions sur le monde réel ou sur le monde fictif du modèle (cf. 1.2) ? Kydland et Prescott adhèrent implicitement à la conception lucasienne des hypothèses comme propositions a-réalistes ; cependant, ils déplacent l’at- tention simplement sur la question de la non-testabilité des hypothèses. Cette perspective opérationnaliste a pour effet de renforcer, dans la définition de la validité externe, le rejet de toute forme de confrontation entre les hypothèses et le monde réel et notamment de tout recours à des procédures quantitatives pour établir la pertinence des hypothèses. Ainsi, les hypothèses ne sont pas des « propositions sur des systèmes réels » et, de ce fait, tout « test statistique des hypothèses » est « inapproprié » :

[...] we quoted the Lucas (1980a) definition of “theory” as being an explicit set of instructions for building an imitation economy [...] and not a collection of assertions about the behavior of the actual economy. Consequently, statistical hypothesis tes- ting, which is designed to test assertions about actual systems, is not an appropriate tool for testing economic theory.

Les auteurs entendent notamment marquer une rupture avec la macroéconométrie key- nésienne (ici, « system-of-equations approach »)168

:

Unlike the system-of-equations approach, no attempt is made to determine the true model. All model economies are abstractions and are by definition false169

. (Kydland et Prescott, 1991, 170)

La relation entre modèle et monde réel ne repose donc que sur la confrontation entre les résultats du modèle (à savoir, les séries temporelles qu’il génère via la simulation) et les faits (en l’occurrence, les séries temporelles qui caractérisent le cycle) :

The test of the theory is whether there is a set of parameters for which the model’s co-movements for both the smoothed series and the deviations from the smoothed series are quantitatively consistent with the observed behavior of the cor- responding series for the U.S. post-war economy.

(Kydland et Prescott, 1982, 1359)

Ou encore :

We ask whether these artificial economies display fluctuations with statistical properties similar to those which the American economy has displayed [since the Korean War].

(Prescott, 1986b, 9)

La validité externe d’un modèle s’établit donc selon le principe d’imitation du cycle des affaires, au sens de Lucas170. Évaluer la validité externe d’un modèle revient alors à

évaluer sa capacité à produire des résultats qui soient « business-cycle-like » :

[...] equilibrium real-business-cycle models of the type we suggest are capable of generating business-cycle-like behavior

(Long et Plosser, 1983, 68).

L’approche RBC considère le principe d’imitation (test de Turing) comme le critère méthodologique pour évaluer la validité externe d’un modèle. King et Plosser (1994) par exemple confrontent leur modèle RBC au monde réel à la façon d’Adelman et Adelman (1959) – précisément comme le suggérait Lucas (1977, 11). Les modélisateurs essayent donc de déterminer « si on peut distinguer les séries économiques générées par la véritable économie des séries analogues, artificielles, générées par un modèle économie soumis à des perturbations stochastiques » (King et Plosser, 1994, 405). Cette confrontation constitue le test « crucial » (critical) du modèle :

168. Comme on l’a souligné dans l’introduction, on ne tentera pas ici de déterminer le bien-fondé de la rupture invoquée par Kydland et Prescott. Il est toutefois important de noter que leur caractérisation de la macroéconométrie keynésienne comme une recherche du « vrai modèle » mériterait bien des nuances – voir, à ce sujet, Pinzon-Fuchs (2016).

169. L’usage de « false » pour caractériser les hypothèses renvoit justement à l’idée que toute procédure de test aura tendance à falsifier les hypothèses. Cela n’implique pas cependant qu’elles soient irréalistes, et reste compatible avec une caractérisation ontologique des hypothèses comme a-réalistes.

170. Pour Long et Plosser (1983, 39-40) : « The term “business cycles” refers to the joint time-series behavior of a wide range of economic variables such as prices, outputs, employment, consumption, and investment. [...] As Lucas (1977, 10) argues : “[...] business cycles are all alike [...]” ». De même, pour Prescott, « [RBC models] follow Lucas (1977, 9) in defining the business cycle phenomena as the recurrent fluctuations of output about trend and the co-movements among other aggregate time series » (Prescott, 1986b, 10).

We are now ready to face the critical test: how well does the model economy mimic the real one? Answering this question involves using the model economy to generate artificial data. [...] This artificially generated data is then compared to data for the U.S. economy.

(Huh et Trehan, 1991, 8)

Le test porte bien sur le principe de l’imitation, donc sur la cohérence entre résul- tats du modèle et séries temporelles passées – pas sur les séries futures. Par conséquent, l’évaluation des capacités d’imitation du modèle se distingue assez précisément de l’éva- luation de ses capacités prédictives. Comme on l’a déjà souligné dans le cas de Lucas, cette nuance permet de tracer une nette ligne de démarcation entre cette condition de validité externe et la tradition instrumentaliste. Cependant, les auteurs de l’approche RBC ont tendance en général à franchir cette ligne, en utilisant de façon très fréquente le terme de « prédiction » pour qualifier les résultats de leurs modèles (voir notamment l’usage anaphorique de « predict » dans Prescott, 1986b, 21 et dans Prescott, 2006, 219, 221)171. Milton Friedman lui-même se charge de faire remarquer ce mélange incohérent

entre prédiction et imitation :

The relevant test [...] is whether [Kydland et Prescott] can use their model eco- nomy to predict actual business cycle behavior not used in constructing their model. As they themselves put it, “Perhaps the ultimate test of a theory is whether its pre- dictions are confirmed—that is, did the actual economy behave as predicted by the model economy, given the policy rule selected?” (Why “perhaps”? Is there some other test?) So far as I know, they have not even attempted to meet such a test172

. (Friedman, 1997, 210)

Impulsion, propagation et causalité

Les modélisateurs RBC font appel à Frisch comme figure tutélaire et précurseur de leur approche. La distinction entre impulsions et propagations occupe une place centrale dans cette filiation des modèles RBC. Cette distinction dresse une ligne de partage entre deux groupes d’hypothèses du modèle : d’une part, des facteurs déclencheurs (les impul- sions ou chocs), d’autres part, des facteurs de réaction (les mécanismes de propagation). Les fluctuations (ainsi que la croissance de long terme, puisque les deux phénomènes sont à considérer conjointement) résultent de la combinaison de ces deux types d’hypothèses. Dans les modèles RBC, les chocs technologiques représentent l’impulsion du cycle, tan- dis que le comportement optimisateur individuel, en particulier l’arbitrage intertemporel entre travail et loisir, représente le mécanisme de propagation. Ainsi dans l’économie

171. Cette confusion peut éventuellement se justifier par l’idée lucasienne que « business cycle are all alike », et que donc prédiction et rétrodiction se rejoignent. Cependant, Lucas prend bien soin de distinguer dans ce cas les prédictions inconditionnelles, à savoir supposant un même régime de politique économique et les prédictions conditionnelles (répondre à la question « que se passera-t-il si ... ? »).

172. Friedman commente ici la citation suivante, tirée de Kydland et Prescott (1996, 83), dans laquelle la distinction entre imitation et prédiction est très tempérée : « One way to test a theory is to determine whether model economies constructed according to the instructions of that theory mimic certain aspects of reality. Perhaps the ultimate test of a theory is whether its predictions are confirmed—that is, did the actual economy behave as predicted by the model economy, given the policy rule selected? »

fictive d’un modèle RBC, une variation dans la productivité globale des facteurs de pro- duction (le niveau technologique) entraîne une variation de même signe dans la quantité de travail offerte. Le degré, la temporalité et la persistance de l’effet de substitution dépendent des autres facteurs de propagation considérés (cf. annexe C).

Or, dans l’approche RBC, on peut considérer que les chocs technologiques (l’impul- sion) et la substitution entre travail et loisir (le mécanisme de propagation) constituent les causes des fluctuations cycliques dans le cadre du modèle173. Peut-on considérer ce-

pendant qu’un modèle RBC constitue une explication causale du cycle dans le monde réel ? Autrement dit, peut-on considérer que les mécanismes causaux d’impulsion et de propagation décrits dans le modèle sont analogues à ceux opérant dans le monde réel ? Lucas défendait la nécessité de cette équivalence analogique pour assurer le statut du mo- dèle comme laboratoire pour l’expertise – bien que le sens précis de la notion d’analogie demeure ambigu.

Il n’est pas rare de voir les auteurs de l’approche RBC utiliser le terme « explication ». Ainsi, par exemple, dès les premières lignes des articles fondateurs, le mot est employé pour qualifier l’objectif du modèle RBC :

The equilibrium growth model is modified and used to explain the cyclical va- riances of a set of economic time series174

.

(Kydland et Prescott, 1982, 1345)

Cependant, l’impulsion et les mécanismes de propagation du cycle ne sont pas discutés en termes de leur analogie avec le monde réel : ils ne pourraient pas constituer des explications au sens causal, telles que celles visées par Lucas avec sa conception. En cohérence avec l’idée d’un a-réalisme des hypothèses, et surtout de leur non-testabilité, l’approche RBC tend justement à esquiver la question de la comparaison entre le monde réel et les mécanismes d’impulsion et de propagation. Les chocs technologiques du modèle représentent certainement l’exemple le plus frappant. Bien que la mesure des chocs soit clairement identifiée (le résidu de Solow), ce qu’ils désignent est, au mieux, un aspect très général du monde réel :

[Description of the technology level and its change over time] is a broad concept at this level of abstraction. Technological change encompasses anything that affects the transformation, implied by the aggregate production function, of aggregate in- puts of capital and labor into goods and services. It includes, of course, the usual outcomes of innovative activity, but also could include, again at this level of abstrac- tion, factors such as oil shocks, new environmental regulations, changes in the legal constraints affecting the nature of contracting between workers and firms, govern- ment provision of infrastructure, and the loss in financial intermediation associated with banking panics

(Kydland, 2006, 2).

173. En revanche, cette interprétation semble peu pertinente dans le cas de Frisch (Morgan, 1990, chap. 3). On en profite en passant pour alerter à nouveau le lecteur sur la pertinence discutable (mais non discutée ici) des invocations de Kydland et Prescott vis-à-vis de différentes figures tutélaires – Frisch dans ce cas.

174. Long et Plosser utilisent de façon très intensive le terme « explication » : en particulier, ils se réfèrent à leur modèle comme « notre explication du cycle des affaires » (Long et Plosser, 1983, 39).

Cette définition vague a été au centre de nombreuses critiques, qui font ressortir le ca- ractère a-réaliste de cette hypothèse (cf. chap. 5). Les hypothèses rendant compte des mécanismes d’impulsion et de propagation n’aspirent donc pas à constituer des analogies des mécanismes causaux à l’œuvre dans le monde réel. Comme le souligne notamment De Vroey (2015, 304-305), les modèles RBC ne peuvent pas être considérés comme des modèles explicatifs175

.

On devrait alors en conclure que l’approche RBC défend une forme d’explication (puisque c’est le terme utilisé) qui est différente de l’explication au sens causal du terme. Le modèle constituerait alors bien un laboratoire, mais pas au sens d’un environnement isolant des facteurs de causalité (Mäki, 2009b), mais simplement au sens d’une « boîte noire », capable de reproduire les cycles – qui se rapprocherait plus de la description que Reiss (2012) considère comme un paradoxe (cf. 0.3.2). Dans ce cas, l’approche RBC aurait effectivement levé l’ambiguïté de la conception de Lucas ; tandis que ce dernier essayait (difficilement) de concilier a-réalisme des hypothèses et l’idée d’explication causale, les auteurs actifs dans l’approche RBC renonceraient à l’explication causale.

Ceci n’écarte cependant pas la comparaison entre la modélisation RBC et le cadre expérimental de laboratoire. L’expression d’« expérience computationnelle », utilisée par Kydland et Prescott pour définir la méthode d’évaluation de la validité externe (cf. 3.2.3), en est très symptomatique. Toutefois, l’objectif du modèle-laboratoire de Lucas était de produire de l’expertise, en menant des expérimentations de différentes politiques économiques – expériences moins coûteuses à l’échelle de la modélisation qu’à celle du réel176. Or, le modèle RBC, par sa condition de validité interne, postule l’optimalité de

l’équilibre concurrentiel. Il exclut ainsi, d’emblée, le recours à toute forme de politique économique (cf. 3.1.2). Pour le modèle-laboratoire RBC, l’objectif est donc plutôt de quantifier les distorsions introduites par les politiques économiques, et de les quantifier en termes de bien-être :

[RBC models] provide laboratories in which economists can carry out their work. [...] We can now say something about the magnitude of the welfare cost of capital income taxation or the welfare loss due to a pay-as-you-go social security system.

(Cooley, 1997, 62)