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0.3 Quelle méthodologie pour une histoire de la modélisation macroéconomique ?

0.3.3 Le paradoxe de l’explication

La question de l’explication et de la causalité occupe un place centrale dans les débats qui sont analysés dans ce travail. Cette sous-section propose une première clarification des termes de cette discussion, au travers d’un débat récent entre philosophes des sciences.

Par un article publié dans le Journal of Economic Methodology, suivi d’un symposium de réponses, Julian Reiss à récemment relancé le débat sur la capacité des modèles économiques à produire des explications causales (Reiss, 2012). Dans son article, Reiss propose un « paradoxe de l’explication », qu’il considère comme un outil pour aborder, de façon pédagogique et systématique, les problèmes posés par la modélisation en économie (Reiss, 2013, 280-281). Ce paradoxe est formalisé par trois énoncés (Reiss, 2012, 43) :

1. les modèles économiques sont faux ;

2. les modèles économiques sont néanmoins explicatifs ; 3. seuls les énoncés vrais peuvent être explicatifs.

Ces trois propositions, ainsi que le débat qu’elles ont suscité, fournissent une occasion d’éclairer trois questions importantes sur la modélisations en économie. La première question est celle de la « vérité » des modèles économiques. Cette vérité prend le sens particulier du jugement logique (« vrai » ou « faux ») que l’on porte sur la relation de correspondance établie entre modèle et monde réel. La deuxième question interroge la

57. Ce concept est opposé à celui d’« analogie mécanique » (Israel, 1996), fondé sur l’idée d’une unité ontologique de la nature, saisissable et réductible par le langage mathématique.

nature exacte des connaissances produite par la modélisation (cf. aussi 0.3.1) : s’agit- il d’une connaissance en termes d’explication, plus précisément d’explication au sens causal du terme, c’est-à-dire l’explicitation des mécanismes concourant à la production d’un phénomène58

? La troisième question enfin impose de réfléchir au potentiel conflit entre les réponses apportées aux deux questions précédentes : y a-t-il un paradoxe, donc une incohérence logique, dans la modélisation économique ?

Peut-on affirmer que les modèles économiques sont « faux » ? Reiss exemplifie cet énoncé en étudiant le modèle de Hotelling (1929) : ce modèle peut être qualifié de faux, au sens où ses hypothèses59ne correspondent pas à ce qu’on observe dans le monde réel :

The model makes numerous assumptions we know to be false: we move in three- and not in one-dimensional space; goods differ with respect to many aspects other than ‘distance from point of consumption’; customers are not uniformly distributed along a line and demand is seldom completely inelastic; sellers act on numerous motives of which profit maximisation is at best one.

(Reiss, 2012, 46)

Ce point est évidemment le plus controversé dans les discussions soulevées par Reiss. Cependant, la ligne de partage entre Reiss et ses commentateurs n’est pas tellement la réponse à la question, mais plutôt la pertinence même de la question.

La question de la « vérité » semble en effet un héritage de la vision sémantique des modèles, supposant la possibilité d’établir une règle de correspondance logiquement dé- terminable entre la structure du modèle et la structure du monde réel (cf. 0.3.1). En op- position à cette vision, les auteurs participant au symposium – notamment Mäki (2013); Grüne-Yanoff (2013); Hausman (2013) – proposent d’analyser les objectifs et l’action du modélisateur plutôt que le modèle en lui-même. Ce changement de perspective a pour objectif d’éclairer le processus « créatif » intervenant dans la construction des modèles. Le terme « créatif » (ou « imaginatif », si on se réfère à Morgan, 2004) regroupe une série d’opérations qui transforment les caractéristiques observées du monde réel en hypothèses du modèle60

. Parmi les diverses formes de créativité, citons : l’isolement et l’idéalisation (Mäki, 2013, 2005; Weisberg, 2007) ; l’approximation, notamment par rapport à un as- pect particulier de la réalité ou à un domaine spécifique d’application (voir par exemple Grüne-Yanoff, 2013; Sugden, 2013; Gibbard et Varian, 1978; Mongin, 1987, 1988) ; la caricature, l’analogie et la métaphore (voir par exemple Sugden, 2000; Morgan, 2012; Utaker, 2002; Nouvel, 2002b) ; le recours à des dispositifs narratifs, comme le conte ou la parabole (Morgan, 2001, 2004; Rubinstein, 2006). La caractéristique commune à toutes ces opérations est donc la création de propositions qui n’entretiennent pas avec le monde réel une relation logiquement déterminable comme « vraie » ou « fausse », puisque l’en- semble des processus créatifs se fonde justement sur l’introduction d’un degré d’évasion

58. « To explain a specific economic event is to cite its causes; to explain a general economic pheno- menon is to describe the causal mechanism responsible for it. » (Reiss, 2012, 43). Cette définition de la causalité recoupe les arguments sous-jacents à l’idée de raisonnement déductif-nomologique (Hempel, 1965).

59. Ses « énoncés » sous la plume de Reiss.

60. Ce processus créatif recoupe par ailleurs largement l’idée du modèle comme médiateur, par oppo- sition avec celle du modèle comme simple intermédiaire (cf. 0.3.1).

par rapport aux catégories logiques. Un modèle, par conséquent, dans la mesure où il est composé de façon hétérogène par des énoncés dont la valeur logique est indéterminable, échappe dans sa globalité à la catégorisation « vrai » ou « faux » (voir notamment Mäki, 2013, 270-271).

Peut-on affirmer, comme le fait Reiss, que « les modèles économiques sont explica- tifs », au sens causal du terme ? En s’appuyant encore sur l’exemple du modèle de Hotel- ling (1929), Reiss affirme que les modèles économiques aspirent à illustrer les causes et les mécanismes dont résultent les phénomènes61

. Cette affirmation renvoie au débat sur la nature des connaissances produites par la modélisation (cf. supra). Les commentateurs de Reiss proposent trois réponses possibles : oui, les modèles économiques sont explicatifs et ils le sont au sens causal du terme ; non, les modèles n’expliquent pas des causalités, ils ont une autre fonction ; oui et non à la fois, les modèles n’étant pas exclusivement explicatifs.

La première réponse repose, de façon générale, sur une conception du modèle comme analogie. En ce sens, la représentation du monde proposée par le modèle est forcément partielle ou incomplète (« fausse » au sens de Reiss) : ce que vise la modélisation, c’est plutôt une représentation qui soit substantiellement analogue aux caractéristiques d’in- térêt du système qu’on vise à analyser. Ainsi, on peut attribuer la capacité explicative des modèles non pas à leur valeur de vérité, mais à leur capacité à isoler des facteurs de causalité d’intérêt parmi l’ensemble des facteurs à l’œuvre dans le monde réel – on peut éventuellement parler, plutôt que de facteurs de causalité, de capacités, au sens de Cartwright (1998). Cette notion d’isolement (isolation) des facteurs de causalité fait de la modélisation économique l’équivalent stricte d’une autre démarche scientifique, l’ex- périmentation (Mäki, 2005, 2013). En ce sens, modèles et laboratoires constitueraient tous les deux des mondes « artificiels » créés par le scientifique dans l’objectif d’obtenir des interactions contrôlées, permettant d’identifier les facteurs de causalité des différents phénomènes. La valeur de vérité porte alors sur l’analogie entre le modèle et le monde réel, et non sur la relation générale entre modèle et monde réel (Hoover, 2016).

La deuxième réponse faite à Reiss rejette l’idée que les modèles servent une fonction explicative au sens causal et, accessoirement, rejette l’équivalence entre modélisation et expérimentation. Les modèles économiques ne seraient donc pas explicatifs pour la simple raison que l’isolement des facteurs de causalité y est impossible. Ceci peut s’imputer soit à une difficulté épistémologique propre à l’économie et à son objet (Cartwright, 2009), soit à l’éloignement matériel des modèles économiques par rapport au monde (Morgan, 2005; Hédoin, 2014; Alexandrova et Northcott, 2013). Dans les deux cas, modélisation et expérimentation doivent être vues comme des démarches distinctes, dont seulement la deuxième vise à produire des connaissances sous la forme d’explication causale.

61. Dans le cas du modèle de concurrence spatiale d’Hotelling, les mécanismes décrits répondent aux questions suivantes : « Why do electronics shops in London concentrate in Tottenham Court Road and music shops in Denmark Street? Why do art galleries in Paris cluster around Rue de Seine? Why have so many hi-fi-related retailers set up business in Calle Barquillo in Madrid such that it has come to be known as ‘Calle del Sonido’ ? And why the heck are most political parties practically indistinguishable? » (Reiss, 2012, 49)

La troisième réponse faite à Reiss insiste sur le fait que les connaissances produites par un modèle sont de différents types, et non exclusivement des explications causales. Cette réponse s’appuie sur le principe d’hétérogénéité des pratiques de modélisation (cf. 0.3.2) et, tout simplement, reproche à Reiss de citer un mauvais exemple pour construire son argumentation (Grüne-Yanoff, 2013). Il s’agit donc d’une position médiane, pragmatique, abordant par ailleurs à nouveau la question à partir des conditions pour l’isolement des facteurs de causalité (et donc l’équivalence entre modèle et expérience) : parfois ces conditions sont remplies (ou elles peuvent l’être) et parfois elles ne le sont pas. Dans ce dernier cas, les modèles peuvent par exemple produire des connaissances sous forme « d’intuition » des causalités (Gilboa et al., 2012) ou alors des connaissances qui ne portent pas sur le monde réel, mais par exemple sur la théorie (Hausman, 1992, 2013; Morgan, 2008).

Le paradoxe formulé par Reiss est-il pertinent ? Si l’on en juge sur la base des critiques qu’on lui a portées, la réponse paraît négative. Au moins une des deux premières pro- positions du paradoxe (les modèles sont faux / les modèles sont explicatifs) a été remise en cause, venant saper le paradoxe. Cependant, même en retenant les deux premières propositions, l’existence d’un paradoxe nécessite que la troisième (l’explication doit se fonder sur des énoncés vrais) passe également à l’examen des critiques. Or, cette troisième proposition, inspirée de Cartwright (1983), représente en réalité la véritable prémisse au raisonnement de Reiss62.

Cependant, la relation entre explication et vérité reste la proposition la moins décriée par les critiques de Reiss. Le seul à vraiment s’y attaquer est Sugden (2013). Suivant ses précédents travaux (Sugden, 2000, 2009), il propose une définition alternative de l’expli- cation : elle se fonde sur la crédibilité et la légitimité qu’une communauté scientifique accorde à l’explication – au travers de la crédibilité des énoncés qui la composent. La réaction de Reiss à cette définition subjectiviste de l’explication est du moins sceptique :

The ‘credibility’ of an account of a phenomenon of interest to an individual or a group of researchers is not per se a reason to accept it as an explanation of the phenomenon. Many factors affect judgements of credibility, most of which have no essential relationship with explanatoriness: the specific experiences and values of an individual, his or her upbringing and educational background, local customs and culture, social norms and etiquettes of a community of researchers, its theoretical preferences and history.

(Reiss, 2012, 56)

Reiss ramène ainsi le débat à une discussion épistémologique des plus traditionnelles, fondée sur l’idée positiviste d’objectivité et de vérité.

Mon exposition du paradoxe de l’explication n’entends pas ouvrir la porte à une véritable discussion sur sa pertinence. Ce paradoxe permet une introduction pédagogique au débat sur le modèle comme explication, débat qui est, bien que dans d’autres termes, au centre de mon argumentation. En effet, la thèse défend l’idée que la force motrice

62. En effet : « The starting point for this paper is the observation of a particular feature of causal explanations: causal explanations cannot be successful unless they are true. » (Reiss, 2012, 1)

de l’histoire de la modélisation macroéconomique a bien été l’évolution des conditions retenues pour considérer un modèle comme explicatif (cf. 0.4).