• Aucun résultat trouvé

0.3 Quelle méthodologie pour une histoire de la modélisation macroéconomique ?

0.3.2 La géographie historique de la modélisation

La définition du modèle comme « système logico-mathématique » – adoptée par cette thèse – est en réalité très restrictive par rapport à la diversité des pratiques de modéli- sation mobilisées, aussi bien en économie que dans d’autres disciplines.

La philosophie des sciences n’apporte pas de réponse univoque à la question de la dé- finition de la modélisation (« qu’est-ce c’est un modèle ? »). L’approche dite sémantique a constitué la principale tentative de proposer une « théorie générale de la modélisation » (Suppes, 1969, 1978; Suppe, 1977, 1989; van Fraassen, 2004 ; voir Da Costa et French (2000) pour une synthèse). Ce courant définit le modèle comme une « représentation » du monde réel. L’idée de représentation est entendue ici comme une correspondance entre « structures », autrement dit entre des ensembles de relations (qualitatives et/ou quan- titatives) connectant différents éléments ou phénomènes. Dans cette vision, la structure du monde réel serait représentée par la structure du modèle. Le modèle est une repré- sentation si les deux structures respectent une règle de correspondance dont on peut déterminer la validité logique (vrai/faux). La règle de correspondance peut être plus ou moins stricte, dans une gamme allant de l’isomorphisme (thèse forte), à la similarité, l’homologie ou l’analogie (thèses faibles). Les critiques envers l’approche sémantique et l’idée de représentation ont notamment porté sur le problème ontologique posée par la définition du monde réel en termes de structure et, par conséquent, sur la pertinence de l’idée de représentation comme relation entre structures (voir par exemple Morgan, 1998; Frigg, 2002; Knuuttila, 2005; Knuuttila et Morgan, 2005). C’est à partir de ces critiques que Morgan et Morrison (1999) ont réussi à déplacer la question de la définition du mo- dèle vers celle de sa fonction. De ce débat résulte l’identité entre le statut (la définition) du modèle et sa fonction : comme on l’a rappélé ci-dessus, le modèle est donc mieux défini par sa fonction d’outil épistémique.

Cependant, même avant que le débat sur la représentation se développe, les démarches réflexives sur la modélisation avaient fait le deuil d’une définition générale de la modé- lisation. Ainsi, nombreux ouvrages consacrés à la modélisation se présentaient déjà sous la forme de contributions hétéroclites, faisant références à différents cas d’études relevant de différents domaines disciplinaires (voir par exemple Freudenthal, 1961; Delattre et Thellier, 1979 ou, plus récemment, Nouvel, 2002a)55

. Les introductions à ces ouvrages collectifs peinent à identifier des dénominateurs communs qui pourraient constituer le socle d’une définition générale de la modélisation. En effet, les éléments de différenciation

55. La structure de Morgan et Morrison (1999) reprend d’ailleurs ce format des « cas d’étude », traitant tour à tour de l’économie, de la physique, de la chimie.

entre pratiques de modélisation peuvent être multiples : les supports matériels (maquette physique, système logico-mathématique, système informatique), la présence d’éléments quantitatifs, le sens attribué aux résultats (prédiction, simulation, test d’hypothèses), ... La difficulté à produire une définition générale des modèles s’appliquait par ailleurs aussi bien aux études interdisciplinaires qu’intradisciplinaires.

À défaut de trouver une définition générale, la littérature s’est focalisée sur une taxo- nomie des modèles, dans le but de produire des définitions localement homogènes et des analyses ponctuellement exhaustives. Un exemple pour ce qui concerne l’hétérogénéité de la modélisation en économie est la classification proposée par Allan Gibbard et Hal Va- rian dans un article paru dans le Journal of Philosophy (Gibbard et Varian, 1978). Leur classification des modèles économiques repose sur un critère d’évaluation du rapport entre modèle et monde réel. Ils distinguent ainsi modèles « pratiques » (se rapportant au réel par leur dimension quantitative, en particulier économétrique) et modèles « théoriques », à leur tour divisés en modèles « idéaux » (proposant des situations complétement diver- gentes de celle du monde réel) et « descriptifs » (essayant de décrire un aspect du monde réel), ces derniers se partageant entre modèles descriptifs par « approximation » (es- sayant de se rapprocher le plus précisément possible d’une description du monde réel) et par « caricature » (se détachant volontairement du monde réel, notamment en exagérant certaines caractéristiques).

La difficulté dans la formulation d’une définition générale de la modélisation a donc conduit les philosophes des sciences, d’une part, à abandonner cette question et, d’autre part, à se focaliser, à l’aide de taxonomies plus ou mois complexes, inter- et intradisci- plinaires, sur des analyses locales des pratiques de modélisation. Dans la perspective de mon travail, cette approche par taxonomie souffre alors d’un défaut majeur, qui est sa conception statique et anhistorique : différentes pratiques de modélisations incommen- surables (entre les disciplines ou au sein d’une même discipline) coexisteraient dans un même espace temporel.

Une solution à cette lacune a été apportée par l’histoire et la sociologie des sciences (sciences studies), qui proposent d’appréhender les différents modèles dans une logique contextuelle, permettant de faire apparaître une séquence historique. Il est donc possible de déployer une « géographie historique » de la modélisation, un itinéraire du « voyage » des pratiques de modélisation, allant d’une discipline à une autre et, au sein d’une même discipline, d’un domaine à l’autre ou d’un auteur à un autre. Dans chaque étape de son voyage, le modèle est approprié et retraduit par chacun selon sa logique et ses exi- gences56. Israel (1996); Bouleau (1999); Le Gall (2002); Armatte et Dahan-Dalmenico

(2004); Armatte (2010) entre autres ont permis par exemple de discerner l’itinéraire de la notion de modèle en économie, en mettant en évidence l’hétérogénéité de ses domaines d’application et des emprunts à la physique, à la biologie et à la logique. Un dénomi- nateur commun des modèles économiques, se dégageant de ces analyse, est la définition du modèle comme « analogie mathématique » (Israel, 1996) : les formalismes mathéma- tiques utilisés par les modèles économiques sont des constructions partielles et ad hoc,

56. L’idée d’appropriation est cruciale pour distinguer cette approche de celle de « concept nomade » (Armatte, 2010, chap. 3).

mais pertinentes dans la mesure où elles produisent des relations analogues à ceux du monde réel (par exemple, des cycles)57

. Selon ces travaux, l’idée du modèle comme ana- logie mathématique s’est d’abord constituée en physique au début du XXèmesiècle, avant

d’être appropriée par les logiciens du Cercle de Vienne au cours des années 1930. C’est par cette double influence que cette vision de la modélisation se fraie ensuite le passage en économie, en passant d’abord par l’économétrie et la théorie de l’équilibre général, puis en se diffusant à l’ensemble de la discipline (Israel, 1996).

La perspective apportée par l’histoire et la sociologie des sciences à la question de la définition des modèles constitue un deuxième argument central pour ma grille de lec- ture de l’essor des modèles DSGE. D’une part, elle montre la nécessité et la cohérence d’une démarche alliant l’étude méthodologique avec l’histoire : c’est pourquoi cette thèse propose une mise en perspective historique des modèles DSGE et non pas une simple analyse statique de leur méthodologie ; c’est également la raison pour laquelle on accorde une plus grande importance aux pratiques de modélisation qui ont précédés les modèles DSGE. D’autre part, l’idée de géographie de la modélisation coïncide avec la volonté de construire une histoire critique : montrer comment une conception de la modélisation (en l’occurrence, celle proposée par Lucas et les nouveaux classiques) a su voyager au travers de différentes perspectives théoriques, comment elle a été retraduite, appropriée, détour- née et, aussi, entre-choquée avec d’autres conceptions de la modélisation, et comment les modèles DSGE sont le résultat de ce voyage.