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0.5 Structure de la thèse

1.2.2 Analogie et explication causale

Est-il vraiment concevable de produire de l’expertise en utilisant une « boîte noire », autrement dit, sans fournir un quelconque considération des mécanismes causaux à l’œuvre126? C’est une question que James Tobin adresse indirectement à Lucas :

I don’t think that models so far from realistic description should be taken se- riously as guides to policy. Evidently, Lucas thinks otherwise.

(Klamer, 1984, 111)

Cette remarque met directement en question la distinction entre résultats et hypothèses du modèle, et plus précisément, le caractère a-réaliste des ces dernières. Face à ce défi, la conception lucasienne de la validité externe, telle qu’elle a été décrite précédemment (1.1.2), semble fléchir.

Comme le remarque De Vroey (De Vroey, 2011, 9-11 et De Vroey, 2015, chap. 11), les écrits non-publiés de Lucas laissent entrevoir l’idée d’une analogie entre modèle et monde réel – entendue au sens vague comme « relation symétrique » : « we observe things and events, and we perceive analogies among them. » (Lucas, Archives, Box 27, Folder : Adaptive behavior) ; « I like to think of theories [...] as simulatable systems, analogues to the actual system we are trying to study » (ibid.). Dans un commentaire sur le manuscrit de McCloskey (1990), Lucas manifeste tout son enthousiasme pour cette conception de la modélisation :

McCloskey’s main thesis, as I understand it, is that economic models or theories are metaphors, and that we use them by appealing to analogies between the fictional world of the theory and the reality we want to understand. I think this view is right. (Lucas, Archives, Box 7, 1989 1/3)

Mais à quel niveau se situe cette analogie entre modèle et monde réel ? Lucas laisse entendre que cette analogie porte sur les hypothèses du modèle, et qu’elle doit être interprétée au sens causal. En ce sens, le modèle capture ou isole, par ses hypothèses, un (ou plusieurs) facteur(s) essentiel(s). Les écrits publiés sont toujours ambigus sur cette question. Dans le passage suivant, par exemple, il est question d’« imaginer » et de « comprendre » comment les agents réagissent et prennent des décisions face à des changements de la politique monétaire ou budgétaire :

126. Pour rappel, on entend ici la notion de causalité au sens présenté dans l’introduction, tout parti- culièrement dans le sens du paradoxe de l’explication suggéré par Reiss (2012) – voir 0.3.3.

The problem of quantitatively assessing hypothetical countercyclical policies (say, a monetary growth rule or a fiscal stabilizer) involves imagining how agents will behave in a situation which has never been observed. To do this successfully, one must have some understanding of the way agents’ decisions have been made in the past and some method of determining how these decisions would be altered by the hypothetical change in policy.

(Lucas, 1975, 1114)

Plus loin dans le même article, Lucas introduit également la nécessité d’une « forme d’explication » :

The introduction of separate, informationally distinct markets is not a step to- ward “realism” or (obviously) “elegance” but, rather, an analytical departure which appears essential (in some form) to an explanation of the way in which business cycles can arise and persist in a competitive economy.

(Lucas, 1975, 1132, je souligne)

Les écrits non publiés sont plus explicites sur l’analogie comme explication causale. Dans ses notes, Lucas remarque la centralité en macroéconomie de la question des causes du cycle : « What are the causes of the business cycle ? This is not a very well-posed question (because “cause” is such a bad word) but it is question [sic] that anyone trying to model economic time series has to ask, in one form or another » (Lucas, Archives, Box 5, Folder : Barro, Robert, 1974, 2000, undated). Ainsi, dans les modèles, il doit exister une causalité, sous la forme d’une causalité analogique. Cela veut dire qu’on doit distinguer la nature des cause à l’œuvre dans le modèle et celle des causes à l’œuvre dans le monde réel : « An apparent difficulty in this idea of causation is that casual relationships are properties of a particular model, not of “reality” itself » (Lucas, Archives, Box 5, Folder : Barro, Robert, 1974, 2000, undated)). L’enjeu est d’« examiner » la pertinence de l’analogie entre les mécanismes causaux du modèle et les mécanismes causaux du monde réel :

I will be examining fiscal policy in the context of variations on a specific, abstract economy. Following the standard method of economic theory, I will try to work out some of the characteristics of this artificial economy as exactly as possible, without attempting to disguise its artificiality in the hope of appearing “practical”. The virtue of this approach is that we will then have at least one concrete economy before us for which certain fiscal principles are clearly established. With this done, analogies between the model economy and the actual one can be separately examined.

(Lucas, Archives, Box 13, Folder : Directions of macroeconomics 1979, je souligne)

Et, plus loin :

The point of studying wholly fictional, rather than actual societies, is that it is relatively inexpensive to subject them to external forces of various types and observe the way they react. If, subjected to forces similar to those acting on actual societies, the artificial society reacts in a similar way, we gain confidence that there are useable connections between the invented society and the one we really care about.

Ici Lucas parle bien des ressorts causaux du modèle comme des « forces similaires à celles agissant dans les sociétés réelles » (« forces similar to those acting on actual societies »), ce qui indique donc que le modèle est analogique du monde réel non seulement dans ses résultats, mais également dans ses hypothèses, c’est-à-dire dans les mécanismes qui produisent les résultats. Le modèle n’est donc plus une « boîte noire » de l’expertise, mais un laboratoire, construit par isolement des facteurs de causalité (au sens de Mäki, 2005). Ces passages suggèrent donc une conception de la validité externe en contraste avec celle présentée précédemment, qui était fondée sur une distinction entre l’a-réalisme des hypothèses et le réalisme des résultats. Toutefois, après un examen attentif, on trouve dans les écrits publiés de Lucas de nombreuses ambiguïtés quant au statut des hypo- thèses. Des allusions principalement, suggérant que leur nature serait fondamentalement réaliste. Ainsi, par exemple, Lucas (1980a) évoque à sept reprises la notion d’analogie entre modèle et monde réel (De Vroey, 2015, 178), tout en affirmant que « a “theory” is not a collection of assertions about the behavior of the actual economy » (Lucas, 1980a, 697). Les hypothèses sont qualifiées par exemple de « partielles », « abstraites » et « sim- plifiées » (particular, abstract, simple) dans Lucas (1972b, 103,104,105,107,117,122), tout en étant à considérer « metaphorically » (Lucas, 1975, 1139).

Si les notions d’analogie et de causalité amènent une redéfinition de la validité ex- terne, leur contenu conceptuel reste exactement le même. Ainsi, la condition de validité interne n’est pas en discussion, et un modèle doit toujours s’appuyer, selon Lucas, sur les concepts et les formalismes de la théorie néo-walrassienne. Ces hypothèses trouvent simplement, une nouvelle justification, cette fois réaliste127

. Ainsi, les concepts d’opti- misation, d’équilibre et d’anticipations rationnelles ne constituent plus des « axiomes » ou des propositions relevant exclusivement du « monde artificiel » du modèle. Elles ac- quièrent un rapport d’analogie avec le monde réel, plus précisément, d’analogie avec ses ressorts causaux. Les anticipations rationnelles serait ainsi une hypothèse « raisonnable », par exemple qui capture la capacité des agents à apprendre dans un environnement éco- nomique stable (le cycle des affaires) :

Insofar as business cycles can be viewed as repeated instances of essentially similar events, it will be reasonable to treat agents as reacting to cyclical changes as “risk” or to assume their expectations are rational that they have fairly stable arrangements for collecting and processing information, and that they utilize this information in forecasting the future in a stable way, free of systematic and easily correctable biases128

.

(Lucas, 1977, 15)

Le phénomène de substitution se rapporte également à une « compréhension » et à une « explication » des choix qui guide le comportement des individus :

127. Goutsmedt (2016) montre comment cette caractérisation est également présente chez Sargent, et cette fois sans (trop) d’ambiguïtés.

128. Le statut réaliste des anticipations rationnelles semble trouver aujourd’hui des défenseurs moins timorés que Lucas lui-même : « rational expectations are forward-looking and imply a much more so- phisticated, and more realistic, way of forming expectations; agents learn from their mistakes, use their intellectual capacity to understand the way the economy works and exploit available information in an efficient way » (Svensson, 1996, 2).

The time pattern of hours that an individual supplies to the market is something that, in a very clear sense, he chooses. Understanding employment fluctuations must involve, at some point, understanding how this choice is made or what combination of preference characteristics and changing opportunities gives rise to the patterns we observe [...] Ignoring this simple point seems to me simply bad social science : an attempt to explain important aspects of human behavior without reference either to what people like or what they are capable of doing.

(Lucas, 1981, 4)

Même la notion d’équilibre retrouve un statut réaliste dans certains écrits, notamment ceux qui discutent la pertinence de la notion d’équilibres multiples (sunspots) :

I just don’t see how a society would ever hit on the sunspot-varying equilibria you exhibit [...] I can’t think of any historically observed situation [...] I don’t see [sunspot equilibria] as models of human behaviour.

(Lucas, Archives, Box 4, Folder : 1981 1/2, Lettre à K. Shell, 30/9/1981)129

Autre exemple, dans « Econometric Policy Evaluation: A Critique », ou « critique de Lucas » (Lucas, 1976), le statut réaliste des hypothèses joue un rôle puissant de justifica- tion. Pour produire des prédictions conditionnelles, il faut en effet, selon Lucas, considérer par exemple que les changements de politique anticipés par les agents économiques sont compris en avance, et que les agents vont modifier leur comportement en conséquence. En ce sens, toute la critique est fondée sur la « différence entre la ‘vraie’ structure a priori [d’une économie] et la ‘vraie’ structure a posteriori » (« the deviation between the prior “true” structure and the “true” structure prevailing afterwards » Lucas, 1976, 258). Cette analogie fournit les bases pour un explication, en termes causaux, des effets de dif- férentes politiques économiques. Suivant la critique de Lucas, l’évaluation des politiques économiques doit justement se faire, empiriquement, par un modèle économétriquement structurel, dont les paramètres (les hypothèses) représentent donc bien des propositions sur le monde réel, statistiquement testées. La seule définition de la causalité proposée par Lucas, dans un de ses écrits non publiés, pointe sans équivoque dans cette direction :

A casual relation in the sense I am using the term is a property of a structural economic model

(Lucas, Archives, Box 4, Folder : 1981 1/2, Lettre à K. Shell, 30/9/1981)

Ce chapitre a illustré la conception lucasienne de la relation entre théorie, modèle et monde réel. Il a montré l’ambiguïté de la conception lucasienne de validité externe – notamment la relation des hypothèses au monde réel – cristallisée par la question de l’expertise. Le chapitre suivant complète ce portrait méthodologique en montrant

129. Et aussi : « No attemps is made [by sunspots approach] to argue that any of the equilibria found resemble observed economic behavior in any respect » (Lucas, Archives, Box 6, Folder 1986 2/2).

comment la conception lucasienne et son ambiguïté ont amené au développement, et surtout à l’impasse d’un programme de recherche empirique, qu’on qualifie d’économétrie nouvelle classique.

L’impasse de la nouvelle

macroéconométrie classique