• Aucun résultat trouvé

Processus sans sujet et mélancolisation du lien social

3.3 Vivre/mourir aux frontières

4.1.3 Processus sans sujet et mélancolisation du lien social

La notion de processus sans sujet est essentielle dans cette tentative de penser l’absurde en termes métapsychologiques. Cette notion a une longue histoire dans l’élaboration philosophique, et elle a été introduite dans la réflexion psychanalytique par René Kaës. La complexité d’une telle tradition, et de l’idée même de processus sans sujet, nous demande d’y consacrer une attention particulière.

L’idée que l’histoire humaine est un processus a été formulée pour la première fois par Georg W. F. Hegel, dans sa « Phénoménologie de l’Esprit » (1807). Le système philosophique de Hegel n’est pas anthropocentrique, bien au contraire : pour cet auteur, qui a marqué profondément toute la pensée occidentale, la seule chose qui existe en soi est l’Esprit (l’Idée, la Raison, l’Être), dont tous les phénomènes naturels et historiques, y compris les êtres humains, ne sont que des concrétisations temporaires et perfectibles. L’Esprit est concevable en tant que nécessité absolue qui devient identité absolue. L’histoire de l’Esprit est un long processus d’aliénation, c’est à dire, d’altération de l’Esprit lui- même, qui se fait nature. Ainsi, l’Esprit, qui est absolu et nécessaire, se détermine, se particularise, il devient autre que ce qu’il est : des entités finies, contingentes et libres. Un tel mouvement répond à la logique interne à l’Esprit, qui est une logique dialectique. L’Esprit procède, en somme, au travers d’une série indéterminée de thèses, antithèses et synthèses. Il s’agit d’un mouvement où la négation est fondamentale : tout ce qui existe, ne peut exister que dans le cadre d’un devenir par négations successives. Afin de donner lieu au fruit, la fleur doit se nier elle-même, le fruit sera alors la synthèse de la fleur et de cette négation. Dans la synthèse, qui est le fruit, quelque chose de la fleur est conservé. Même les relations inter-subjectives (j’emploie ce terme en insistant quand même sur le fait que les êtres humains, pour Hegel, ne sont pas vraiment des « sujets ») se déroulent selon cette dynamique d’aliénation, comme Hegel l’illustre clairement dans la fameuse dialectique maître-esclave (ibid.). Le processus historique est téléologique, et ce n’est pas possible d’en isoler un point d’origine et un point de fin : l’Esprit s’aliène à lui-même dans la multiplicité des phénomènes, afin de s’accomplir, l’Esprit est origine et fin en soi. Ainsi, selon Hegel, le processus d’aliénation ne commence pas avec l’histoire humaine, qui surgit, on pourrait dire in medias res. L’histoire est un « processus d’aliénation sans sujet », car la seule entité pouvant subsister à la place du sujet, est, en effet, l’Esprit, c’est à dire, le

mouvement dialectique téléologique lui-même. Pour Hegel, en somme, la réalité est en elle-même sujet, activité et auto-mouvement.

Bien évidemment, la pensée de Karl Marx doit beaucoup à celle de Hegel. Dans le « Capital » (1867), Marx s’appuie sur la théorisation hégélienne de l’histoire en tant que processus d’aliénation sans sujet, en laissant de côté le caractère téléologique de la philosophie de Hegel. Une telle conception de l’histoire, que Marx a extrapolée de la téléologie hégélienne, est, selon Louis Althusser (1972), la plus grande dette qui lie l’auteur du « Capital » au philosophe de la dialectique. Dans la perspective marxiste, le sujet de l’histoire n’est identifiable que dans le mouvement historique lui-même, en tant que lutte des classes. Le prolétariat n’est pas la sujet (révolutionnaire) de l’histoire, au contraire, il est l’objet des processus auto-reproductifs propres au capitalisme, processus qui n’en finissent pas d’aliéner les travailleurs salariés – et qui n’en finissent pas de les produire, en tant que force de travail.

On pourrait dire que la philosophie de Marx, matérialiste critique, est radicalement anti-hégélienne, car anti-idéaliste et anti-téléologique. Comme Althusser l’a écrit,

“Qu’est-ce que Marx a fait d’autre, dans tout le cours de son interminable recherche, que de revenir à Hegel, pour s’en défaire et se saisir, que de le retrouver, pour s’en distinguer et se définir ?” (1974, p. 67)

Selon Althusser, si les humains sont des sujets dans l’histoire, ils ne sont absolument pas les sujets de l’histoire :

« L’histoire est bien un “procès sans Sujet ni Fin(s)”, dont les circonstances données, où “les hommes” agissent en sujets sous la détermination de rapports sociaux, sont le produit de la lutte de classe. L’histoire n’a donc pas, au sens philosophique du terme, un Sujet, mais un moteur : la lutte des classes. » (1973, p. 76)

La réflexion de Kaës sur les processus sans sujet s’inscrit donc dans un tel contexte théorique, tout en se démarquant de cette tradition. Dans son article « Face au malêtre

psychique dans les cultures hypermodernes, que peut la psychanalyse ? » (2013), cet auteur mobilise la notion de processus sans sujet, mais il ne se situe pas au niveau très général auquel l’avaient attrapée les philosophes. Kaës développe ce concept dans le cadre de ses observations sur les plus récentes manifestations de ce que Freud avait nommé « das Unbehagen in der Kultur », le malaise dans la culture (Freud, 1929). D’après Kaës, qui a consacré un très bel ouvrage au malaise contemporain, qu’il nomme malêtre (2012b), nous, les humains, sommes

« dans une phase de notre histoire qui bouleverse la capacité d’être avec soi-même, avec les autres et avec le monde » (2013, p. 281)

Le malêtre est une souffrance psychique d’origine sociale (Freud, 1908) qui frappe la « civilisation hypermoderne de masse » (Kaës, 2013), et qui découle, justement, d’une massification du socius, id est, d’une fragilisation extrême et progressive des liens inter et trans-subjectifs, ces liens qui instituent les groupes. Les pactes et les alliances dans lesquels s’inscrit chaque nouveau-né, ces tissages intriqués qui nouent chaque sujet à autrui, ainsi qu’à plusieurs groupalités (internes et externes), et qui mettent en relation chaque groupalité avec d’autres groupalités et avec plusieurs sujets, semblent perdre leur force et leur valeur. Lorsque de tels repères s’effondrent, broyés par des mécanismes civilisationnels tels que la massification, l’accélération, la réification des relations humaines et de la totalité du monde non-humain, ou encore, un rapport à l’altérité systématiquement réduit au dualisme pillage/refoulement, les processus de subjectivation sont mis à mal. Reprenant une belle expression de Georges Gaillard, je dirais qu’on a à faire, ici, avec « la négativité qui travaille à rebours du processus de symbolisation, de la Kulturarbeit » (2020a, p. 42). Lorsqu’une telle négativité n’est pas prise en compte, elle ne peut que se

répéter inlassablement, entravant ainsi le travail de Culture.

En effet, comme Kaës l’écrit :

« Ces formations sont sensibles aux structures profondes de la vie sociale et culturelle. On repère les fonctions métapsychiques de ces alliances fondamen- tales lorsqu’elles sont en crise ou en faillite. Toutes ces alliances sont décisives dans la formation de liens inter-subjectifs suffisamment structurés et stables,

condition nécessaire à la construction de ce que Castoriadis-Aulagnier (1975) appelle “l’espace où le Je peut advenir”. » (2013, p. 286)

Les processus sans sujet surgissent là où les métacadres sociaux et psychiques d’une société ne garantissent plus la tenue des formations inconscientes qui permettent à chaque sujet de trouver une place dans le monde, une place qui lui permette d’advenir. Il s’agit des machineries sociales dont « Metropolis » de Fritz Lang (1927) ou « Temps modernes » de Charlie Chaplin (1936) nous ont donné des représentations spécialement marquantes. Les rouages de ces dispositifs à exploiter et à aliéner sont ceux du capitalisme en pleine expansion du début du XXème siècle. Les processus sans sujet ni fins ont ensuite déclenché deux Guerres mondiales, et produit les sociétés de masse des totalitarismes. Dans ces mouvements sociétaux, sourds et aveugles à la vie subjective, la notion de responsabilité se perd complètement, car

« Le processus sans sujet ne dépend de l’action de personne, mais des actions de tous, en ce sens il est anonyme, inclus, caché et agi dans le système. » (2013, p. 286)

La guerre, c’est un processus sans sujet. Le capitalisme, la destruction de la planète, l’action des régimes totalitaires, les apparats de propagande, le meurtre de masse, le divertissement de masse, le consumérisme de masse... Autant de processus sans sujet. Mais ces mécanismes ne rendent compte que d’un aspect particulier du fonctionnement de nos organisations sociales, celui dont on peut observer les effets au niveau des foules. Les philosophies qui théorisent ces processus semblent ici rater un point fondamental. S’il est vrai que les poussées à l’indifférenciation et à la reproduction du même propres aux civilisations néolibérales hypermodernes ont tendance à élargir la sphère d’influence de la masse, il est néanmoins encore possible de se rencontrer, penser et vivre ensemble, faire de l’art, soigner, critiquer l’existant, et inventer des pratiques qui permettent de transformer les pulsions meurtrières et la toute-puissance du narcissisme. Toutes ces potentialités, et d’autres encore, qui, tout en étant fortement attaquées, continuent de tisser la Kulturarbeit , s’enracinent dans des formations intermédiaires, nouant le sujet au monde : elles naissent au sein des groupes. Voici donc pourquoi Kaës pousse son exploration au-delà des théorisations philosophiques des processus sans sujet :

« D’un côté, elles rendent compte d’une dimension fondamentale de la vie sociale : celle où le collectif s’empare de tout l’espace psychique, abolit, aliène ou isole le sujet en le réduisant à l’individu, en le soumettant à l’ordre de la communauté [...] D’un autre côté, ces philosophies font une impasse complète sur le rapport co-constitutif du sujet et de l’ensemble, de l’individu et du groupe, de l’identité et de l’altérité. L’autre, plus d’un autre, précède le sujet, car c’est un autre, plus d’un autre, qui d’abord s’adresse à lui, l’investit et l’instaure dans le monde symbolique. » (2013, p. 287)

La psychanalyse de l’ère contemporaine n’est pas la même que celle que Freud et ses collègues ont élaborée au début du siècle dernier. Les pratiques ont changé, elles se sont déplacées dans d’autres espaces que le cabinet du psychanalyste, elles ont expérimenté d’autres dispositifs que la cure individuelle, les groupes et les institutions sont devenus des objets d’étude et des terrains thérapeutiques fondamentaux pour les psychanalystes et pour les psychologues se référant à la psychanalyse, qui ont su recueillir les défis du nouveau malêtre. Comme Kaës le souligne, la psychanalyse contemporaine se développe suivant une ligne de tension entre processus sans sujet, intersubjectivité et subjectivation : penser cette tension, travailler à partir du déséquilibre qu’elle génère, est peut-être l’enjeu principal de l’actuelle exploration de l’inconscient, qui ne peut que partir de l’éprouvé du malêtre.

Rappelons au passage que la réflexion de Kaës sur les processus sans sujet est liée à la mutation sociale contemporaine qui frappe les espaces des liens intra, inter et trans- subjectifs, et que, dans son livre sur le malêtre (Kaës, 2012b), cet auteur nomme « absence du répondant » ou « disparition du répondant ». Il s’agit d’un phénomène que Kaës n’hésite pas à définir en termes de « désastre », car, à défaut de la présence d’un autre, disponible à tisser une rencontre et à rendre possible une adresse, c’est l’intersubjectivité qui s’éclipse, et, avec elle, l’altérité et la possibilité même d’une vie psychique :

« J’ai aussi éprouvé de l’angoisse et de la colère devant cette autre forme de destruction de la subjectivité : la disparition du répondant. Je voudrais rappeler que le répondant est la présence humaine à une adresse, à une demande. Le répondant accepte d’en être le destinataire, il ne se dérobe pas devant le risque

de la rencontre. L’ampleur de ce désastre qu’est la disparition du répondant ne s’éprouve pas seulement lorsque les automates se substituent à la présence humaine sous le prétexte de gains de productivité dans la communication [...] Cette neutralisation de la présence est, je le crains, une des manifestations de la haine de la psyché, et donc de l’autre, imprévisible, dont les questions dérangent. » (2012b, p. 259-260, souligné par moi)

Jean-Pierre Pinel, dans le cadre de ses travaux sur les institutions de la mésinscription qui prennent en charge les adolescents « délinquants », a repris la réflexion de Kaës sur l’absence du répondant. Pinel a observé les effets traumatogènes d’une « déprivation de répondant » chez l’enfant, et le retournements d’une telle déprivation à l’adolescence. La déprivation de répondant peut entraîner une expérience traumatique

« [...] d’effraction, de séduction, de violence directe, qui mobilise un afflux d’excitations débordant. Ce débordement entame le pare-excitations et bloque le développement du préconscient : il s’agit de traumatismes chauds. À l’excita- tion de l’un répond l’excitation de l’autre dans une symétrie dé-différenciatrice, à tonalité incestuelle. Les mouvements d’excitation ordinaires, correspondant aux expériences de détresse, comme les irruptions de destructivité primaire qui constituent le vif de la pulsionnalité de l’infans, ne trouvent comme réponse que la rétorsion [...] Le défaut de réponse trophique de l’environnement est chronique, étendu à l’ensemble des situations relationnelles, inscrivant les liens et les relations inter-subjectives sous le sceau du traumatisme. C’est à dire, pour le formuler dans les termes de D. W. Winnicott (1975) que : “Là où quelque chose aurait pu être bénéfique, rien ne s’est produit” (Winnicott, 1975, p. 214). Et plus encore, ce qui s’est produit a participé à briser la confiance en l’autre, dans les autres et dans les liens. » (J. Pinel, 2018a, p. 135-136)

Mais la même déprivation de répondant peut frapper l’enfant également par le biais d’une autre forme de négatif,

[...] celle du défaut de présence, d’attention et de disponibilité de l’objet, que C. Janin désigne comme les traumatismes froids. Il peuvent prendre différentes

formes : le retrait et la défection, le désinvestissement, mais aussi le vide intérieur de la mère, telle que la “mère morte” analysée par A. Green (1983). (J. Pinel, 2018a, p. 136)

Dans la suite de cette partie, nous verrons à quel point la question du répondant – de son absence, de la rupture de la confiance dans les liens que cette absence détermine, de l’inscription des situations relationnelles « sous le sceau du traumatisme, » et de la recherche obstinée, de la part du sujet, d’une « présence anticipante » ayant fonction de répondant – est importante, dans l’accompagnement clinique des adolescents en exil (cf. infra, p. 194).

Une dizaine d’années avant que Kaës ne formalise sa conception des formes hyper- modernes du malaise dans la culture, Olivier Douville avait formulé l’hypothèse d’une « mélancolisation du lien social » (2001). Tout d’abord, Douville explicite l’objet d’une telle mélancolisation : la notion de lien social ne va effectivement pas de soi, et elle ne peut avoir du sens que dans le cadre des structures relationnelles propres à une société. Ainsi, Douville propose de penser le lien social comme

« [...] une logique et un dispositif apte à traiter du réel : une structure qui échappe au sujet et qui le marque en raison de son insertion dans le langage. » (ibid., p. 241)

Le lien social dépasse le sujet, il le dénote en tant que sujet, traversé par le langage, habitant du langage, et, au sein du langage, jamais « chez soi ». Il s’agit d’un dispositif fondateur d’humanité (d’une forme de vie problématiquement ouverte au symbolique), car son œuvre instituante signifie l’insuffisance du sujet, sa dépendance de l’Autre, à une fonction de tiercéité. Pour reprendre les mots de Douville, le lien social concerne le « montage du sujet au tiers » (ibid., p. 245).

Pourquoi et comment un tel dispositif fondateur se mélancolise ? L’auteur définit la mélancolisation du lien social comme « ce qui résulte d’une abrasion et d’une dispersion des fictions d’échange et des références tierces. » (ibid., p. 241). Abrasion et dispersion des mythes familiaux, des pactes et des alliances, de ces structures psychiques que Kaës

situe dans l’espace trans-subjectif. Abrasion et dispersion, surtout, de la parole, celle-ci ayant fonction d’altérer incessamment le monde humain, de l’exposer à l’écart et à la différence. Comme Douville le souligne,

« [...] la mélancolisation du lien est cet état, cette pente par quoi se satisfait une forme de neutralisation de la pensée de l’écart et de la différence dans le culte d’une origine qui fait retour sur le sujet jusqu’à la mascarade et au cauchemar de l’auto-fondation. Il n’y aurait plus de différence qui vaille. Règne l’indifférence généralisée à l’égard des choix éthiques et la ségrégation sauvage de ce qui se pose chez l’étranger comme un autre montage du sexuel, de la langue et de la mort. Nous serions face à une économie psychique impuissante à se lier à des représentations du futur et inapte à désirer une figuration de ce qui est dans un au-delà du bord, des limites et des frontières. Cette économie psychique est désespérée. Le psychisme semble un luxe, un “en trop”. Le psychisme sert-il encore à quoi que ce soit lorsque la relation à autrui ne sert plus à rien ? C’est bien des conditions d’acquisition de l’altérité dont il est ici question. » (2001, p. 260-261)

Mais si « le psychisme semble un luxe », si « la relation à autrui ne sert plus à rien », c’est que la mélancolisation du lien social est indissociable d’une effraction de l’espace psychique de la part d’une figure totalitaire, avec laquelle le sujet ne peut tisser aucun lien, impossible à toucher, inatteignable par la parole. Le sujet est alors condamné à exister sans penser. Cet empiétement qui ne peut pas se dire circule d’une génération à l’autre, il se transmet et déchire l’histoire. Il s’agit d’une incapacité de penser découlant d’une violation extrême de ce qu’Aulagnier a nommé « le droit au secret »(2009). Le « règne de l’indifférence » est un règne de l’incestuel, un monde à la temporalité fermée, vouée à l’auto-reproduction du même et reniant toute forme d’accueil. Ce monde, qui est plutôt une privation de monde, ne peut que produire du déshumain.

Il me semble, alors, que la mélancolisation du lien social, ainsi que le malêtre, sont des manières de souffrir du sujet en tant que sujet du collectif. Ces épreuves, auxquelles les cliniciens, aujourd’hui, ne peuvent pas échapper, nous confrontent à l’irreprésentable – ou, plus exactement, à l’informe – des corps des homines sacri , tuables sans culpabilité,

auxquels se réduisent les humains hors symboles. Les catastrophes historiques du XXème

siècle, où, selon Douville, « s’est jouée une volonté de mise à la casse du principe généalogique pour l’ensemble de l’humanité. » (2001, p. 251), empêchent à jamais aux sujets contemporains de refouler les pulsions de mort qui les habitent. Ces catastrophes m’obligent à savoir que l’autre est aussi un homo sacer, et que moi-même, je suis aussi un meurtrier. Et inversement.

La mélancolisation du lien social, le malêtre, seraient alors les conséquences d’une cassure : une « mise à la casse du principe généalogique », une rupture de la parole, à la fois en tant qu’environnement contenant et énergie circulante, potentialité de rencontre entre semblable et différent. Cette cassure est corrélative à l’effondrement du politique, son agenouillement devant la technique, la réduction du politique à l’administration des intérêts majoritaires – non pas ceux du plus grand nombre, mais ceux des plus forts. La cassure dans le socius, en somme, est contemporaine d’un retournement du politique. Lorsque le politique se retourne, le lien ne peut pas tenir et le corps social se plie à un fonctionnement conformiste, où chacun se croit libre car il poursuit spontanément les mêmes fins que tous les autres, animé par les mêmes désirs que tous mes autres, aliéné de tous les autres et de soi, sans pouvoir le penser : voilà l’individu produit par le bio-pouvoir, qui, comme nous l’avons vu, a forcément, par corrélat, un individu produit par le nécro-pouvoir (sinon par le thanato-pouvoir). Telle est la condition que je veux