• Aucun résultat trouvé

3.3 Vivre/mourir aux frontières

4.1.1 Absurde

« Si cela s’était passé ailleurs, dans un autre pays et qu’on eût appris cela par les journaux, on pourrait discuter paisiblement de la chose, étudier la question sur toutes ses faces, en tirer objectivement des conclusions [...] Mais quand vous êtes pris vous-même dans l’événement, quand vous êtes mis tout à coup devant la réalité brutale des faits, on ne peut pas ne pas se sentir concerné directement, on est trop violemment surpris pour garder tout son sang froid. Moi, je suis surpris, je suis surpris, je suis surpris ! Je n’en reviens pas. » (Ionesco, 1959, p. 72)

Eugène Ionesco, qui a consacré sa vie au théâtre de l’absurde, explore dans Rhinocéros les mécanismes psychiques qui ont rendu possible la montée du nazisme. Il écrit cette pièce à partir d’un passage du « Journal d’Allemagne » de Denis de Rougemont (1938), philosophe suisse, se trouvant à Nuremberg au moment d’une manifestation nazie, en 1933. D’abord étonné par l’hystérie de la foule, de Rougemont expérimenta sur sa peau ce même mouvement hystérique, au moment où Hitler passa près de lui, et que les gens à ses côtés commencèrent à réagir à des vagues sensorielles se répandant comme une marée, électrisant peu à peu la totalité du rassemblement. Cette contagion, ainsi que son contraire – à savoir, la possibilité de tenir un point de refus face à l’électrisation de la foule, sont les objets que Ionesco problématise dans « Rhinocéros ».

Dans une petite ville, apparaissent un beau jour des rhinocéros, dont tout le monde s’étonne, sans qu’aucune pensée partagée sur cet événement puisse prendre forme. Les habitants de la petite ville capitulent graduellement dans une fascination pour les rhinocé- ros, et ils subissent les uns après les autres une métamorphose : ils deviennent eux-mêmes, dans leurs corps, des rhinocéros. Le seul qui résiste à cette bêtise pénétrante – c’est le

1Dans les prochaines pages, je reprendrai et je développerai un chapitre que j’ai écrit pour l’ouvrage

collectif ... « Psychanalyse et Culture. L’œuvre de Nathalie Zaltzman » (ouvrage en cours de publication, sous la direction de Jean-François Chiantaretto et Georges Gaillard).

cas de le dire – est Bérenger, qui incarne une figure de la marginalité. Bérenger (dont l’assonance convoque « déranger », ou « dérangé ») est le déviant – il est toujours en retard, négligent au travail, il boit, il ne dort pas la nuit, bref, il ne partage pas les dogmes de la collectivité. Cette disposition naturelle à ne pas suivre le courant l’empêche d’accepter passivement que tous ses concitoyens deviennent une masse indifférenciée de rhinocéros, le contraint à les interroger, à s’interroger lui-même. Bérenger, l’anti-social, est le seul à souffrir de l’effondrement du langage, de la disparition des visages, au profit des narines et des barrissements des rhinocéros, et, lui seul, il appelle avec son nom une telle mutilation de l’humain : le Mal. Que faire, face à cette manifestation soudaine et étourdissante du Mal, cette bêtise sans haine apparente, qui avance insensible et implacable ? Comment dire non ? Comment, précisément, rester humain, ou le redevenir, ou découvrir finalement qu’on l’est, humain, dans son corps, dans sa parole, dans la nécessite primordiale de préserver un point d’altérité, et donc du groupe, du commun. L’étonnement de Bérenger est, je crois, le signe de la résistance de l’humain en lui, qui deviendra, à la fin de la pièce, un véritable mouvement de révolte, le poussant à lutter jusqu’au bout contre l’absurde, contre la catastrophe de la commune humanité qui se joue devant nos yeux sur la scène de Rhinocéros.

Le problème de l’absurde est probablement la question fondamentale du XXème siècle.

Son empreinte s’est gravée dans des phénomènes historiques tels que les régimes totalitaires et leurs horreurs – les génocides, deux guerres mondiales, les camps de concentration. Et ensuite la bombe atomique, les sociétés de masse, l’érosion progressive de l’état de droit au profit d’un bio-pouvoir qui s’exerce directement sur des sujets réduits à des vie nues (Agamben, 1995). Et puis l’Anthropocène, la dévastation de la nature sauvage et, plus largement, le pillage et la domination comme seules modalités de concevoir la relation à l’Altérité. Les expressions culturelles du XXème siècle portent la marque de

l’absurde. L’effondrement de l’humanité mis en scène par Eugène Ionesco et par Samuel Beckett, les personnages d’Anton Tchekhov et leur désespoir on ne peut pas plus banal, l’homme désespécé peint par Francis Bacon, le Château inatteignable qui pour Franz Kafka est le siège d’un pouvoir insensé, l’intranquillité de Fernando Pessoa, et les tentatives philosophiques se saisir les mêmes entités angoissantes – la crise de la culture explorée par Hannah Arendt, la fin des grands récits théorisée par Jean-François Lyotard, la modernité liquide décrite par Zigmut Bauman – autant de façons de se représenter l’absurde devenu

histoire.

Je propose de penser en termes d’« absurde » les pulsions de mort dans leurs ma- nifestations les plus « banales », les plus ordinaires et courantes. Thànatos, dans ses aspects absurdes, n’est pas synonyme de destructivité, de violence explosive, mais d’inertie idiote et aveugle de la matière, compulsion de répétition, bêtise, pensée opératoire et automatique. Pensons à la première pièce écrite par Eugène Ionesco, « La Cantatrice chauve » (1950), dont le sous-titre pourrait être la tragédie du langage. Dans ce drame tragi-comique, Ionesco met en scène la normalité petite-bourgeoise la plus exacerbée, les personnages ne font et ne disent rien qui excède les mécanicismes d’une vie quotidienne parfaitement « anglaise » – ils lisent les journaux, ils font les courses, ils sont mariés, ils ont une bonne et des enfants, ils rendent visite à leurs amis... Comme le spectateur le découvre assez rapidement, une telle normalité entraîne les personnages dans un « trou noir » qui les absorbe en tant que sujets humains, en tant que parlants producteurs de sens. Les automatismes d’un langage qui tourne à vide dis-identifient ces Mr and Ms Smith, ces Mr and Ms Martin, qui ne sont que les mêmes caricatures, dépouillées de toute différence, de toute trace d’humanité – jusqu’au paroxysme de la fausse reconnaissance des deux époux Martin (un topos dramatique que Ionesco utilise à l’envers), qui met à mal le pouvoir subjectivant des noms et des histoires. L’absurde est, en somme, le courant le moins spectaculaire des pulsions de mort, qui est également le plus commun, celui qui pénètre le plus régulièrement et silencieusement nos vies, à partir de notre faculté de langage. Désactivant le langage comme instance d’humanisation et de reconnaissance mutuelle entre les sujets, l’absurde marque une exclusion de la résonance – c’est à dire que, lorsqu’elle est sous l’emprise de l’absurde, la relation entre la sujet et le monde se réduit à une forme d’aliénation (Rosa, 2018).

Autour du trou noir façonné par l’expérience de l’absurde, le sujet humain se met en mouvement suivant une orbite inconnue. Lorsque la relation entre l’humain et le monde produit l’absurde, un mouvement de révolte devient la seule possibilité, pour le sujet, de ne pas se laisser assimiler, lui-même, par l’absurde : telle est l’aventure du Sisyphe d’Albert Camus. Telle est aussi la tentative extrême de la folie – seulement, elle ne peut pas éviter, bien souvent, de retomber dans l’absurde dont elle cherchait désespérément à sortir, dans une boucle infernale. En effet, « l’homme est irrémédiablement frappé de

folie » (Zaltzman, 1999a, p. 68).

Nathalie Zaltzman est, pour moi, la psychanalyste de l’absurde. Dans ses ouvrages, je trouve une inquiétude qui fait penser, qui met en mouvement. Je pense qu’une telle inquiétude est nouée à celle que Zaltzman appelle « démesure » – un danger intérieur de mort qui se déjoue en un tour de valse, qui est subverti et devient une occasion de vie, de vivre plus. « Au-dessus de ses moyens », écrit-elle (ibid., p. 69). Mais cette capacité de vivre plus, à partir d’un danger de mort, sans être dégagé de ce danger, que serait-elle, sur le plan psychique, sinon la conséquence d’une « pulsion anarchiste » (Zaltzman, 2011) ? D’après ce que j’ai pu en comprendre, la pulsion anarchiste est un courant particulier de la pulsion de mort – dirais-je un courant minoritaire, qui, en se soulevant contre le pouvoir tyrannique d’éros, permet au sujet de s’en délier et de survivre. Mais ne pourrions-nous pas la comprendre en même temps comme une puissance de lutte, et plus précisément, comme une révolte contre l’absurde ? Une tension vers une sur-vie, c’est à dire, une vie qui investit une certaine démesure, et qui la revendique ?

Absurde est la notion par laquelle j’essaie de mettre en forme certains phénomènes de massification qui relèvent des pulsions de mort, se caractérisant par une certaine froideur, ou « banalité » (Arendt, 1963), où la jouissance associée au pouvoir de détruire l’autre n’est pas évidente. Mais absurde est pour moi également l’acceptation de se soumettre à une telle inertie mortifère, ou d’y assister passivement. Il s’agit en somme d’une acceptation molle du Mal, une paresse intellectuelle et éthique qui n’empêche pas seulement de se soulever contre le Mal, mais qui nous rend bel et bien incapables de le penser. Je crois que, au niveaux des mécanismes civilisationnels, les manifestations de l’absurde sont toujours le produit aberrant d’une relation disproportionnée entre un sujet ou un groupe de sujets et un pouvoir qui exerce sur eux une forme d’emprise absolue, c’est à dire non médiée, non tiercéisée, qui les inclue en les excluant, pour reprendre à nouveau une formule de Agamben (1995), sous le mode de l’exception.