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Ancrages et territorialisation d’une chercheuse erratique

ratique

Après avoir essayé d’expliciter « d’où je viens », et d’où viennent les questionnements qui ont déclenché ce travail de thèse, il est temps d’explorer les conséquences de deux détails apparemment anodins concernant les conditions de mise en place de cette recherche :

l’École Doctoral EPIC, et notamment dans le cadre du Centre de Recherches en Psychopathologie et Psychologie Clinique de l’Université Lumière Lyon 2 ;

2. j’ai élaboré mon projet doctoral pendant l’été 2017.

Commençons par le premier point. Un Contrat Doctoral Unique est un contrat de travail à temps déterminé, d’une durée de trois ans, stipulé entre un.e doctorant.e et une École Doctorale, qui donne au/à la doctorant.e un statut de salarié.e : dans ce cadre ci, le travail de thèse devient à plein titre le métier du/de la doctorant.e. L’obtention du statut de doctorant.e contractuel.le, qui est presque la norme en sciences « dures », est considérée comme un grand privilège dans les disciplines littéraires et dans les sciences humaines. La raison est simple, et politique : les gouvernements de nos démocraties néolibérales, ayant tendance à limiter de plus en plus les fonds économiques pour la recherche, privilégient des domaines potentiellement producteurs de croissance, réduisant progressivement les ressources disponibles pour les disciplines qui ne s’inscrivent pas dans cette dynamique « applicable » au marché (y compris, d’ailleurs, les moyens octroyés à la recherche fondamentale en mathématique, en physique...).

Soyons clair. Je pense qu’être payé pour faire un travail qu’on a choisi, qui nous passionne, qui nous semble apporter, à nous-mêmes et aux autres, une « plus-value », pas au sens capitaliste, mais au niveau de la construction du sens de notre être-dans-le-monde, un travail qui relève d’une nécessité existentielle et qu’on serait prêt à faire même sans rémunération – ne devrait pas être un privilège. Malgré les constrictions et les inégalités que l’ordre mondial néolibéral a banalisées et naturalisées, malgré la réduction du travail à l’emploi, instrument d’aliénation par excellence du système capitaliste, les êtres humains continuent à chercher dans leurs actions des modalités subjectives de tissage au monde. Cet écart entre le « travail-emploi aliénant » et le « travail-liaison » à l’environnement et à l’autre n’a rien d’inévitable, simplement, il n’a pas été évité. Ainsi, je pense qu’il serait une erreur, un signe de soumission aux normes dominantes, que de parler d’un travail qui est reconnu en tant que tel, et donc rémunéré, comme s’il s’agissait d’un avantage particulier.

Un travail de thèse, avec la complexité des différentes phases dont il se compose – étude approfondie de la question, définition d’un objet de recherche, investissement d’un

ou plusieurs terrains, élaboration d’une méthodologie de recueil des données, analyse, processus d’écriture... – est, je crois, un travail qui relève d’une nécessité de ceux et celles qui s’y consacrent, et qui donc fait écho à un état problématique du réel. Un tel travail a de grandes chances d’élargir le faisceau de phénomènes accessibles à la compréhension humaine du monde. Comment peut-on vraiment accepter que ce type d’activité soit rémunérée seulement dans des cas exceptionnels, et que, dans tous les autres cas, les doctorants soient obligés de chercher un emploi... À côté de leur travail ?

Il faut souligner que pour les doctorants en psychologie clinique, le problème, souvent, ne se pose pas dans ces termes. Ils sont, pour la plupart, des professionnels qui ont déjà une pratique et une appartenance institutionnelle, et qui, justement, décident de faire une thèse pour problématiser certaines aspérités de leurs pratiques et appartenances. Leur objet de recherche coïncide habituellement avec leur travail de cliniciens – qui est aussi leur emploi. Beaucoup d’entre eux ne seraient probablement pas intéressés à la possibilité de se licencier de leur poste pendant trois ans pour bénéficier d’un contrat doctoral, pour certains cela serait même une condition d’impossibilité de leur thèse. Je crois toutefois qu’une réflexion autour d’une forme de reconnaissance (au niveau du salaire et de la possibilité de dégager du temps de travail) de leurs efforts de recherche, serait plus que pertinente.

En ce qui me concerne, malgré ce que je viens de dire, tout au long de mon parcours doctoral, je me suis sentie une privilégiée. En effet, avant l’obtention de mon contrat doctoral, être payée pour faire ce qui me tient vraiment à cœur n’était pas dans mes habitudes. Tout au long de la trajectoire professionnelle atypique que j’ai illustrée plus haut, l’emploi rétribué a existé principalement (intermittent et précaire) à côté de mon travail, et lorsque je suis arrivée à me faire payer pour faire du théâtre ou de la recherche, j’ai vécu cela comme une chance inouïe.

En tant que salariée de l’École Doctorale, j’ai pu investir ma thèse, d’emblée, depuis un positionnement de chercheuse. Cela m’a mise dans une condition de grande liberté : ne dépendant d’aucune institution autre que l’Université, j’ai pu imaginer un travail de thèse se nourrissant d’une pratique clinique et d’enquête particulièrement riche et diverse, j’ai pu me projeter en tant que chercheuse-praticienne dans des différentes institutions de l’asile, y compris en Italie, et au plus près de l’un des objets qui m’intéressaient le plus, à savoir, les

frontières de l’Europe. À défaut d’un quotidien partagé avec un groupe d’autres doctorants et chercheurs (un quotidien qui appartient aux laboratoires des sciences « objectivables », mais qui n’est pas courant dans les disciplines humanistes), je me voyais partir pour une navigation plus ou moins solitaire, tissant des relations éphémères avec plusieurs terrains de recherche, répartis sur un territoire très vaste – et donc, en dehors du rapport à un territoire. Ces projections sont certainement nouées à ma difficulté d’habiter un lieu défini, et d’appartenir stablement à un groupe, et à ma prédilection (idéale) pour traverser des espaces « lisses » (Deleuze et Guattari, 1980). Toutefois, la confrontation au travail de thèse a rapidement mis en mutation cette disposition initiale à une enquête erratique. En effet, je me suis heurtée à la pénurie d’ancrages du doctorant contractuel. N’ayant pas de bureau où pouvoir me rendre pour échanger au jour le jour avec mes collègues, ni d’idée définie de ce qu’on attendait de moi, mon espace-temps de travail est devenu un lieu de l’esprit, un état d’âme, une question de cadre interne. Ainsi, après deux mois de lectures et réflexions fébriles, dans l’isolement de mon appartement ou dans le silence d’une bibliothèque, interrompues (fort heureusement !) par ma participation aux séminaires de recherche mensuels et aux autres moments de réunion du CRPPC, j’ai commencé à sentir que je me détachais dangereusement de la réalité extérieure, et donc de mes objets de recherche. J’ai alors éprouvé le besoin de faire retour vers une pratique clinique – et donc, vers des formes de groupalité. Comment faire ? Où est-ce que ma démarche de recherche sur l’accueil des exilés (et sur son négatif), à partir d’une expérience clinique, aurait bien pu avoir du sens ?

En novembre 2017, les étudiants et les étudiantes de toute la France protestaient contre une énième réforme de l’Université publique, destinée à réduire d’avantage les ressources et la liberté d’une institution autant essentielle que pillée par la realpolitik contemporaine. À Lyon, un groupe d’étudiants (majoritairement des filles) concerné.es par ce mouvement, avaient également commencé à rencontrer régulièrement un ensemble de personnes exilées, pour la plus part en procédure de demande d’asile et d’origine africaine, qui n’avaient pas d’hébergement, et qui dormaient à la rue, dans des tentes, près de la gare. Ils étaient une soixantaine, des jeunes hommes en grande majorité. En effet, en France, l’automne 2017 a été marqué à la fois par des politiques hostiles à l’Université publique, et par une crise majeure du système d’accueil des sujets en migration – crise qui, comme nous le verrons, a concerné et concerne toute l’Europe. Je rappelle que durant l’été 2017, période

de conception de mon projet doctoral, les tendances xénophobes explosaient dans plusieurs pays, notamment en Italie, où les deux partis majoritaires, farouchement populistes et nationalistes, perpétraient une « politique des ports fermés » et soufflaient sur le feu de la haine des minorités les plus précaires : la catégorie des « migrants » devint l’objet d’un racisme ouvert et décomplexé.

Ainsi, lorsque la proposition d’occuper un amphithéâtre (l’Amphi C ) de la faculté fut approuvée en assemblée générale, ce groupe d’étudiant.es proposa l’idée d’inviter les personnes migrantes SDF qu’ils avaient rencontrés à participer à cette occupation. Cette résolution fut acceptée. L’occupation, qui eut lieu au sein de ma faculté, me confronta à une véritable expérience collective : une tentative de construire une forme d’accueil à travers l’organisation d’un vivre ensemble étant, en même temps, un moyen de lutte politique. Après avoir rencontré ce groupe d’étudiants, militants, et personnes exilées, je compris avoir trouvé le point d’ancrage que je cherchai. J’ai éprouvé le désir de mettre mon travail de clinicienne-chercheuse à disposition de ce collectif, car j’ai aperçu, chez cet ensemble composite, fragile, en quête de territorialisation, d’une forme d’inscription dans un lieu, dans une temporalité, dans une constellation de liens, un élan qui m’appartenait également. Nous le verrons plus en détails dans la suite de ce manuscrit (p. 220, p. 290 et suivantes), mais anticipons-le dès maintenant : mon travail de thèse sur l’« accueil de l’étranger » a pu démarrer lorsqu’un groupe d’« étrangers » a accepté de m’accueillir.