• Aucun résultat trouvé

3.3 Vivre/mourir aux frontières

4.1.2 Démesure

Lorsque Zaltzman parle explicitement de l’absurde, dans « Faire une analyse et guérir : de quoi ? » (Zaltzman, 1999a), elle se réfère à quelqu’un qui le fréquente, l’absurde, à un

niveau particulièrement intense : un humoriste, Raymond Devos. Dans une interview sur son art et sa pensée, Devos affirme que, si l’absurdité a toujours existé, si « elle fait partie de l’étrangeté du monde », c’est au XXème siècle que « l’absurde peut se palper » (1971). Pour l’humoriste, l’absurde réside dans l’incapacité des humains à répondre aux questions fondamentales de l’existence (D’où tu viens ? Qui es-tu ? Où vas-tu ? ). À partir de cette aporie irréductible, tragique, le sujet doit vivre, comme si de rien n’était, raisonnablement. Tout l’édifice de la raison humaine se construit sur ces fondations précaires.

Zaltzman prend appui sur ce lien intime entre la raison et l’absurde, qui est pour elle comparable au rapport entre la réalité et la folie. Les notions de folie et absurde, d’une part, et de raison et réalité de l’autre, sont les termes d’une équation. Comme dans toute équation, ce qui compte, ne sont pas tant les termes en eux-mêmes, mais leurs relations :

« La réalité est à la folie ce que la raison est à l’absurde : un espace de fabrication de pensées qui de la condition humaine font une matérialité viable » (1999a, p. 90)

Selon l’auteure, le sujet se trouve toujours en danger, car il pourrait, à tout moment, ne plus avoir accès à l’espace de fabrication de pensées lui permettant d’investir son existence. Le processus qui enferme le sujet du côté du deuxième terme – l’absurde, ou la folie – consiste à

« confondre le possibles avec les impossibles dans le brouillard douloureux des impuissances, irréelles » (ibid., p. 90)

Voici, pour Zaltzman, la définition même de la maladie psychique, dans ses nuances névrotiques ou psychotiques. Pour apprécier la profondeur de cette définition, encore une fois, non pas essentielle, mais relationnelle, il faudrait la lire à partir de la notion de démesure. La raison et la réalité sont tout d’abord des espaces, des territoires partageables, transitionnels, au sens de Winnicott (1971), ou triangulables, comme le diraient les linguistes, par les sujets parlants, fabricateurs de pensées. Ces territoires sont occupés, conquis, habités par les humains à la mesure de leur destin spécifique, au sens de destin de l’espèce : un destin symbolique. Du berceau au tombeau,« le Je est condamné à investir »,

a écrit Piera Aulagnier (1982), grande interlocutrice de Zaltzman. Cet investissement, inévitable pour vivre, correspond à un travail infini de représentation et de mise en sens de la matérialité du monde et de la condition humaine dans le monde. Travail de Sisyphe, tissage singulier d’une vie, qui se lie à d’autres vies, comme dans une toile qui se tend, qui s’élargit, et qui, forte de cette puissance de lien, ose faire face à l’énormité de l’absurde. Et bien, nous dit Zaltzman, ce travail ni divin, ni titanesque, mais humain par excellence, qui relève de la Kulturarbeit , rend le sujet démesuré a lui-même :

« L’histoire de chaque vie, de part en part, excède ses ressources [...] La dominance de la dimension psychique dans l’existence humaine marque cette existence de folie [...] Fou et tourmenté chacun l’est inévitablement en tant que contraint de par sa nature psychique à vivre au-dessus de ses moyens et à ne pas pouvoir faire autrement. » (Zaltzman, 1999a, p. 69)

L’absurde, la démesure : quel rapport ? L’être humain vit au-dessus de ses moyens, au niveau psychique, mais dans la matière, dans l’histoire, il vit bien au-dessous de ses potentialités – je veux dire, de ses potentialités psychiques. Il est réduit, humilié, appauvri par les engrenages sociaux, par les leurres de l’identité, de l’unité, de la totalité. Une démesure psychique par rapport à un danger d’absurde social-historique : voici une description possible de l’existence humaine.

« Tu t’en souviens bien ? Vivre – à terme – est mortel. Que tu économises ta vie ou que tu la dépenses » ;

« Pourquoi cette parcimonie de ta vie ? Peur qu’elle te soit trop grande ? Sois réaliste : tu n’en as pas de rechange, et de toute façon elle te déborde » (ibid.)

Lorsque, en exergue de son livre « De la guérison psychanalytique », Zaltzman nous souffle à l’oreille ces deux formidables citations fictives, elle semble en réalité citer un personnage intérieur, un démon (au sens socratique) qui l’habite, qui la taquine. Si le fond de ces (in)citations est de l’ordre d’un memento mori, le ton transmet une joie, une vivacité déroutante. Comme si le constat que les humains vivent toujours au-dessus de leurs moyens, avait quelque chose d’un souhait, d’une invitation. Difficile de ne pas penser à « La pulsion anarchiste », où Zaltzman parle des « irréductibles » :

« Leur vie fait penser à ces régions de la Terre qui intéressent les géologues historiens de l’écorce terrestre. Comme ces régions qui témoignent de boule- versements telluriques, de dislocations, d’effondrements et de soulèvements, le cours de la vie de ces destins désordonnés porte l’empreinte vivante des mouvements de Thànatos. Ces gens sont dépourvus de ces œillères élémentaires qui permettent au commun des mortels d’ignorer que chaque jour peut se jouer à pile ou face, à la vie à la mort. Leur vie est ponctuée de changements [...] Comme s’ils disposaient de plusieurs vies, scandées de ruptures [...] Ce qui signe la marque de Thànatos, c’est la contrainte affective qui induit ou accompagne le goût du changement, de l’errance, de la marginalité [...] Mais à l’abri de cette vision presque épique de leur destin se profile un sentiment de dérision, une solitude qui ne peut être ni partagée ni soulagée. » (Zaltzman, 2011, p. 32)

Ces sujets irréductibles sont, il me semble, des porteurs de dissidence, des dérangeurs de l’ordre public, des trouble-fêtes du consensus de la civilisation. Leur marginalité est la même posture existentielle qui permet à Bérenger dans « Rhinocéros » de s’étonner devant l’absurde, et de maintenir son point d’altérité. Marginalité, solitude, dissipation, tel est le destin des irréductibles, toujours exposés à un risque « effondrement » et à une possibilité de « soulèvement ». Mais le travail des pulsions de mort, dans leurs existences, se manifeste également par cette puissance de refus, cette capacité imprévisible de créer des nouvelles issues de vie face à une emprise mortelle – la pulsion anarchiste. Sans la vivacité des marges d’une société, sans leur puissance subversive qui nourrit sans cesse la Kulturarbeit , ceux qui en monopolisent le centre s’effondreraient très rapidement. Mais lorsqu’une civilisation produit des nouveaux avatars de la barbarie, elle s’acharne à plier à ses propres dogmes des nouveaux irréductibles. À défaut de pouvoir les intégrer à la mêmeté informe de la masse des inclus, l’engrenage social les met hors circulation, tels des boucs émissaires.

En résonance profonde et insistante avec le bouc émissaire, je voudrais reprendre la figure du homo sacer, que j’ai déjà pu évoquer dans l’Introduction (p. 53). La vie du homo sacer est une vie nue. La différence irréductible entre les vies symbolisées et les vies nues est que ces dernières sont exposées au meurtre. N’oublions pas qu’Agamben (1995) met

en pensée la logique mortifère des camps de concentration nazis, et il conceptualise le camp comme paradigme du pouvoir contemporain. Zaltzman est animée par la même nécessité. Dans « La résistance de l’humain », elle souligne que la vie tuable est l’élément politique originaire, « l’exception incluse dans l’espace politique, embryon générique de cet espace » (1999b, p. 21), qui synthétise le rapport inextricable entre le pouvoir souverain et le meurtre. Très féconde est l’intuition de l’auteure qu’il s’agit du même élément politique originaire qui émerge dans la Horde primitive imaginée par Freud dans « Totem et Tabou »(1913). Zaltzman se réfère implicitement à cette exception inclusive fondamentale, lorsque, dans « De la guérison psychanalytique », elle parle de l’éventualité toujours possible et toujours impossible, pour un sujet, de « tomber hors du monde » (1999a, p. 184)2. Protégés ou non par l’interdit du meurtre, les humains restent dans le

monde. Dans quel monde ? Dans le monde civilisé – et ici, la différence entre civilisation et Kultur ne pourrait s’exprimer avec plus de force. Alors que la Kultur est l’espace possible d’un processus d’humanisation, cet espace que Janine Altounian, quant à elle, a nommé « non-exterminable du moment » (2008, p. 8), ou « monde apparemment non exterminable » (ibid., p. 12), la civilisation relève du fonctionnement social – toujours potentiellement solidaire de Thànatos, toujours potentiellement absurde :

« La dimension sociale [...] prête main-forte aux mouvements de destruction internes [...] L’abandon le plus total, dans l’isolement et l’indifférence, ne s’accomplit jamais hors témoins, hors prise à partie de la participation de tous [...] Il est à la fois si facile de “tomber hors du monde”, et – impossible. » (Zaltzman, 1999a, p. 185)

De quel type d’abandon total sommes-nous donc les témoins ? Dans quels processus absurdes sommes-nous pris ? Je pense que les formes sociales-historiques qui, dans notre contemporanéité, matérialisent l’accueil de ceux et celles qui demandent l’asile en Europe (et pas seulement en Europe), relèvent d’un tel abandon, et des processus sans sujet qui

l’inscrivent dans le politique et dans le psychique.

2Freud lui-même, citant Christian Dietrich Grabbe, avait évoqué la question de tomber hors du monde :

« “Nous ne pouvons tomber hors de ce monde”. Sentiment, donc, d’un lien indissoluble, d’une appartenance à la totalité du monde extérieur » (Freud, 1929, p. 6).