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3.2 Nécropolitique et déshumain

3.2.2 Nécropolitique

La pensée de la nécropolitique, ou du nécropouvoir, a été introduite par Achille Mbembe (2003). Mbembe part de la notion foucauldienne de biopolitique ou biopouvoir (Foucault,

1975), et des réflexions de Giorgio Agamben sur l’état d’exception et le pouvoir souverain (Agamben, 1995), afin de comprendre certains phénomènes politiques contemporains, où

le pouvoir s’exerce sur les individus sous forme de contrôle de la mort et par la mort.

Pour Michel Foucault, la biopolitique est le paradigme de la technologie de pouvoir qui s’est imposée à partir de la fin du XVIIIème siècle. Il s’agit d’une forme de pouvoir

qui ne substitue pas la précédente (le pouvoir disciplinaire), mais qui l’utilise, s’implante en son sein, exploitant les dispositifs déjà existants, et, simultanément, donnant forme à des nouvelles technologies et institutions, à des nouveaux individus. En quoi consiste, cette biopolitique ? Il s’agit d’une mutation de la souveraineté. Si, dans le paradigme disciplinaire, celle-ci s’exerce sur les corps individuels, et elle repose essentiellement sur le droit de tuer (de « faire mourir ou laisser vivre », ou droit de glaive), dans le paradigme biopolitique la souveraineté s’élargit du côté du contrôle de la vie. À partir de ce moment, la souveraineté concerne le droit de faire vivre ou de laisser mourir. Ce type de pouvoir ne s’applique pas à des corps séparés, mais à une ou plusieurs populations : l’idée même de « population » émerge dans le cadre du biopouvoir. Comme Foucault l’explique dans son cours au Collège de France,

« [...] la nouvelle technologie qui se met en place s’adresse à la multiplicité des hommes, mais non pas en tant qu’ils se résument en des corps, mais en tant qu’elle forme, au contraire, une masse globale, affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie, etc. Donc, après une première prise de pouvoir sur le corps qui s’est faite sur le mode de l’individualisation, on a une seconde prise de pouvoir qui, elle, n’est pas individualisante mais qui est massifiante, si vous voulez, qui se fait en direction non pas de l’homme-corps, mais de l’homme-espèce. » (1975, p. 160)

tique ne vise pas à maintenir l’ordre au sein du corps social, au contraire, cette forme de pouvoir s’exerce là où le les crises, les urgences, et les cataclysmes se succèdent : il s’agit en somme de gérer le désordre. Cela signifie que les expressions étatiques et institutionnelles du biopouvoir ont tendance à générer du désordre, et à entretenir la peur et la haine d’un ennemi fictionnalisé. Les populations incarnant l’ennemi tombent sous l’emprise d’un retournement du biopouvoir, que Foucault appelle « thànato-politique », politique de la mort : l’extermination des populations indésirables, dommageables, dangereuses pour la préservation du corps social. Dans les mots de Foucault :

« La population n’étant jamais que ce sur quoi veille l’État dans son propre intérêt, bien entendu, l’État peut au besoin la massacrer. La thànato-politique est ainsi l’envers de la biopolitique.» (1982, p. 826)

Prenons maintenant la notion d’état d’exception. Comme nous l’avons vu plus haut, (p. 54), pour Agamben, la relation d’exception est une « [...] forme extrême de la relation, qui inclut quelque chose uniquement par le biais de son exclusion » (1995, p. 22). Lorsqu’on définit l’exception et l’exemple comme « les deux manières où un ensemble cherche à fonder et maintenir sa propre cohérence » (ibid., p. 26), on pourrait comprendre l’exception comme la contrepartie symétrique de l’exemple. En effet, il s’agit des deux points extrêmes d’un ensemble, nécessaires pour le définir et pour le faire fonctionner, mais qui entretiennent une relation complexe avec cet ensemble, une relation paradoxale d’appartenance et extranéité. Là où l’exemple fonctionne comme une inclusion exclusive (il est séparé des autres éléments de son ensemble car il appartient à leur nombre, mais, afin de pouvoir délimiter sa classe, il doit être considéré en dehors de celle-ci), l’exception fonctionne comme une exclusion inclusive (la non-appartenance à un ensemble peut être montrée seulement à l’intérieur de celui-ci, par le biais d’un cas particulier). La relation entre appartenance et extranéité est donc loin d’être une affaire simple :

« Si complexe est, dans tout système logique et dans tout système social, le rapport entre le dedans et le dehors, l’étrangeté et l’intimité. » (ibid., p. 27)

Agamben s’intéresse à l’état d’exception dans le cadre de sa recherche sur le pouvoir souverain et la vie nue. La liaison profonde entre exception et souveraineté avait déjà

été explorée par Carl Schmitt, qui, dans sa Théologie Politique, écrit : « souverain est celui qui décide de l’état d’exception » (1922, p. 33). Simplifiant la pensée de Schmitt, on pourrait dire que la souveraineté est cette instance qui n’a pas besoin du droit, qui se situe en dehors du droit, et qui génère du droit. Extérieure au droit, et définissant le droit, la souveraineté a donc la même structure que l’exception : elle est nécessaire pour expliquer le caractère générale de la loi, et elle s’explique d’elle-même. Quant à la vie nue, Agamben la met au centre de son élaboration. Pour ce philosophe, la vie humaine prise en deçà ou au-delà de l’espace politique et subjectif, c’est à dire, en dehors des processus qui instituent du sujet, correspond à ce que les Grecs appelaient zoé, par opposition à bìos (p. 54). Selon Agamben, il serait impossible de comprendre en quoi consiste la politique moderne sans se pencher sur la fonction de la vie nue. Il met en exergue la relation essentielle qui noue cette dernière à la souveraineté, se référant encore à Schmitt (ibid.), ainsi qu’à Walter Benjamin (1920) : pour ces deux auteurs, théoriciens d’une théologie politique de l’exception, la vie effective, ou « vie nue », est ce qui, au sein de l’exception, se trouve dans la relation la plus intime avec la souveraineté3. Afin d’expliciter la nature de cette relation, Agamben définit la vie nue comme « la vie exposée à la mort » (1995, p. 98) : en elle repose l’élément politique originaire. Dans ce sens, la vie nue n’est pas, simplement, la vie naturelle, l’animalité de l’homme (zoé), mais elle doit se comprendre en tant que vie sacrée : il y a vie sacrée là où un sujet est « abandonné à un pouvoir inconditionnel de mort » (ibid., p. 101).

Cet abandon extrême est institué par le dispositif punitif de la mise au ban. Comme nous l’avons vu dans l’Introduction (p. 54), le ban synthétise « la force, attractive et répulsive à la fois, qui noue les deux pôles de l’exception souveraine : la vie nue et le pouvoir, homo sacer et le souverain » (ibid., p. 123). En plus de l’expulsion de la communauté, le ban signifie aussi, corrélativement, l’emprise absolue du pouvoir sur l’individu : nous

3En tant que lectrice d’Agamben, je me permets de mettre en exergue un détail que le grand philosophe

passe sous silence. La juxtaposition des noms de ces deux auteurs, Carl Schmitt et Walter Benjamin, ne va pas de soi : si le premier s’est compromis avec le nazisme, le deuxième l’a combattu par son œuvre, et il en est mort, se suicidant en exil, juste après avoir traversé la frontière. Cette différence fondamentale se reflète, au niveau théorique, dans deux théologies politiques très différentes. Dans celle de Schmitt (catholique), il y a une volonté d’ordonner, de justifier, l’emprise du pouvoir souverain sur la vie nue. Il y a une prédominance de la forme sur la vie. Par contre, celle de Benjamin est une théologie politique hébraïque, sous-tendue par l’attente messianique d’une violence qui puisse enfins’inscrire en contre de toutes les formes de pouvoir de l’Histoire (la violence mythique), au nom du vivant. Pour Benjamin, la vie n’est pas simplement la « vie nue », l’humain ne correspond pas à la « vie nue » de l’humain.

l’avons vu par rapport à homo sacer (p. 53). Le sujet mis au ban, condamné à l’exil, se trouve dans une position indécidable. Capturé par le dispositif punitif, il est au même instant abandonné, délivré à sa propre séparation, il se trouve en même temps inclus et exclus. Dans les mots d’Agamben :

« Cette zone d’indifférence, dans laquelle la vie de l’exilé, ou du sujet aqua et igni interdictus, côtoie celle de homo sacer, tuable et non-sacrifiable, marque la relation politique originaire, plus originaire de l’opposition schmittienne entre ami et ennemi, entre concitoyen et étranger. L’étrangeté de celui qui a été mis au ban est plus intime et initiale que l’étrangeté de l’étranger [...] » (1995, p. 122)

En somme, selon Agamben, si la politique classique s’origine dans la séparation entre zoé et bìos, entre espace intime de la maison (oìkos) et espace public de la cité (pólis), la vie sacrée constitue un point d’indifférenciation et d’articulation entre ces deux instances : « la vie nue habite la terre de personne entre la maison et la cité » (ibid., p. 101), ou, en

d’autres termes, la terre de la mise au ban.

Reprenant l’idée d’Alain Badiou (1988), selon laquelle l’état ne s’édifie pas sur la base d’un lien social, mais, au contraire, sur la déliaison du socius, que l’état interdit, Agamben montre clairement que le lien social s’origine dans cette exclusion inclusive qui est l’exception. La politisation et la subjectivation de la vie humaine ne peuvent donc se comprendre qu’à partir d’une condition d’abandon à un pouvoir qui n’en finit pas d’exposer celle-ci à la mort.

Cet excursus philosophique devrait nous permettre de saisir le point de conjonction entre la vie sacrée (exceptionnelle), et la biopolitique. Cette technologie de la souveraineté s’impose à partir du moment où la séparation entre l’espace intime et l’espace public s’assouplit. Un telle « fluidification » de ces deux espaces advient lorsque le contrôle de la vie, sous forme de gestion des processus chaotiques qui traversent la population, devient la principale modalité de fonctionnement du pouvoir. En somme, la biopolitique consiste en l’expansion de la sphère de la vie sacrée, et, par conséquent, elle entraîne des processus de généralisation de l’état d’exception, faisant de l’état d’urgence l’arrière-fond permanent

de l’exercice du pouvoir souverain4.

À ce point, nous pouvons revenir à la notion de nécropolitique : pourquoi est-ce que Mbembe a la nécessite d’introduire ce nouveau concept, qui, au lieu de mettre l’accent sur la vie, souligne la place de la mort ? Qu’est-ce qui fait que la biopolitique/thànato- politique ne soit plus un paradigme suffisant pour lire les dispositifs de la souveraineté contemporaine ?

Reprenons l’idée du « statut de morts-vivants » que nous avons évoquée plus haut dans ce Chapitre. Par cette notion, particulièrement crue et parlante, Mbembe désigne les conditions d’existence des hommes et des femmes assignés à des « mondes de morts » (2003, p. 59), id est, à des formes sociales structurées par une politique de la mort, écrasant

la subjectivité des individus, les réduisant à des choses. L’historien, héritier de Frantz Fanon, nous donne plusieurs exemples de ces mondes de morts : la plantation, la colonie, l’apartheid en Afrique du Sud, l’occupation de la bande de Gaza, le guerres de l’ère de la globalisation (et notamment ces « organisations diffuses et polymorphes » qui sont les machines de guerre (ibid., p. 50), notion que Mbembe reprend de Deleuze et Guattari (1972), et la gestion des multitudes.

Voici donc la différence entre la thànato-politique foucauldienne et la nécropolitique analysée par Mbembe : alors que l’envers de la biopolitique a le sens d’une mise à mort, d’une « faire mourir », la nécropolitique nomme une zone d’indifférenciation entre la vie et la mort. Les objets de la nécropolitique sont des formes de vie dans la mort, des corps vivants continuellement exposés à leur propre mortalité, toujours susceptibles de devenir des corps morts (nékroi). Chacune des formes sociales explorées par Mbembe intègre et actualise le paradigme nécropolitique d’une manière qui lui est propre, et à des différents degrés d’hybridation avec le pouvoir disciplinaire et le pouvoir biopolitique. Selon Mbembe, toutefois, tous ces mondes de morts ont un important élément en commun : le déploiement de technologies du pouvoir qui déterminent l’exposition des sujets à « une domination

4Je renvoie le lecteur au dernier écrit de Walter Benjamin, ses « Thèses sur la Philosophie de l’Histoire ».

Voici ce que Benjamin écrit, peu de temps avant son suicide, à propos de l’état d’exception matérialisé par le fascisme et le nazisme : « La tradition des opprimés nous enseigne que “l’état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. [...] S’effarer que les événements que nous vivons soient “encore” possibles au XXèmesiècle, c’est

marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à comprendre que la conception de l’histoire dont il découle n’est pas tenable.»(1940).

absolue, une aliénation de naissance et une mort sociale (qui est une expulsion hors de l’humanité) » (2003, p. 36). L’historien prend en compte la perte des droits fondamentaux, l’aliénation des individus du lieu où ils vivent, la segmentation du territoire, la pénétration du pouvoir dans tous les plis de l’existence, et, surtout, le « racisme » fondamental qui exclue ces sujets de l’appartenance à la commune humanité.

En effet, comme la philosophe féministe Rosi Braidotti l’a souligné (2019), la catégorie de l’« humain » n’est absolument pas neutre, et encore moins universelle. Il s’agit, en effet, d’une catégorie normative qui marque un certain accès au droit et au pouvoir. Déterminer la séparation entre humain et non-humain, à savoir, entre des formes de vie qu’il faut protéger pour que le corps social soit préservé, et des formes de vie tuables, dommageables ou insignifiantes pour l’ensemble du socius, a toujours été une prérogative des dispositifs de pouvoir. Les femmes, les noirs, les indigènes des terres occupées, les classes les plus pauvres, les sans-abris, les homosexuels... Autant de populations soumises, dans l’histoire, à des processus de déshumanisation les assujettissant à une nécropolitique. On pourrait dire que, là où le biopouvoir concerne les masses dont la vie est considérée utile, exploitable par l’État, qui donc s’engage à la gérer et à la protéger, et là où le thànato-pouvoir détruit les incarnations de l’ennemi, le nécropouvoir s’exerce sur la vie des populations superflues, résiduelles, interchangeables, et donc, au sens d’Agamben, fondamentalement abandonnées.