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Sans rentrer davantage dans les détails théoriques de mon travail de Master 2, je souhaite donner au lecteur et à la lectrice de ce document quelques repères cliniques, concernant à la fois mon enquête de Master 2 Recherche et mon stage professionnalisant – que, comme je l’ai évoqué, j’ai menées auprès du même dispositif psychiatrique d’aller-vers (l’Équipe Mobile Santé Mentale Précarité). Dans ce travail, je me suis focalisée particulièrement sur les questions de la filiation et de la transmission, car ma pratique clinique m’a convoquée auprès de ces problématiques. En effet, j’ai pu accompagner, dans le cadre de suivis individuels relativement longs, plusieurs jeunes femmes, mères isolées d’enfants en bas âge, et aux prises avec les aspérités de l’errance psychique ou de l’expérience psychique de la migration. Les rencontres cliniques avec ces femmes et avec leurs enfants ont été déterminantes, à la fois dans ma formation de psychologue et dans l’élaboration de mon travail de recherche. Le cadre de cette pratique clinique avait tendance à changer beaucoup d’un accompagnement à l’autre, sachant que, dans certains cas, j’intervenais avec d’autres cliniciens de l’Équipe, alors que, dans d’autres cas, je jouais toute seule le rôle de « psy », et sachant aussi que, si parfois il s’agissait d’accueillir les sujets dans les locaux de notre

12L’errance psychique, ou errance essentielle, a été définie par Olivier Jan (2016) en tant qu’« évolution

existentielle sans but », phénomène psychique concernant une déliaison du sujet par rapport au temps et à autrui, qui ne s’inscrit pas forcement dans une errance dans l’espace.

établissement, il était plus souvent question d’aller rencontrer les patients auprès de leurs lieux de vie. Malgré cette grande diversité de pratiques, parmi les mouvements transféro-contre-transférentiels qui m’ont traversée dans la relation avec ces femmes et leurs enfants, trois ont émergé avec une telle intensité et une telle constance, que j’ai essayé de les nommer, afin de pouvoir les penser : 1. un mouvement d’aventure, 2. une tension entre une pulsion mortifère d’auto-effacement et une illusion toute-puissante d’auto-engendrement, et 3. un mouvement de révolte.

La notion d’aventure m’avait été inspirée par le travail de thèse de Blandine Bruyère (2014). L’aventure est, pour Bruyère, une catégorie de l’action humaine qui nous aide à penser la trajectoire inconsciente de la migration, le mouvement psychique grâce auquel le sujet peut se mettre en voyage, au-delà de toute justification ou rationalisation explicite. Un migrant est « aventurier » dans la mesure où il décide de risquer tout ce qu’il connaît, et notamment son inscription dans le groupe familial et culturel qui l’a vu naître – et sa propre identité, et sa propre vie – pour se donner une chance de se remettre au monde lui-même, sous un ciel différent, dans une autre langue : le désir d’aventure est noué au désir d’auto-engendrement, et à une certaine pulsion épistémophilique. Dans ma pratique clinique auprès de plusieurs jeunes mamans isolées en migration, et avec leurs bébés ou tous petits enfants, l’aventure a pu émerger en effet comme une réponse à un environnement familial et politique13étouffant, envahissant, où tout espace intermédiaire

semblait écrasé. La tentative de la migration m’apparaissait alors principalement en tant que « ad-ventura » (du latin, littéralement, « vers les choses à venir »). Je l’éprouvais comme une ouverture de leur vie psychique, une disponibilité à se faire transformer par l’inconnu et par l’altérité : la confiance qu’elles ne pouvaient plus avoir dans leur

13Lorsqu’on essaie d’apercevoir les dynamiques inconscientes des mouvements migratoires, on ne peut

pas s’arrêter à une analyse structurelle, personnelle et familiale, d’un tel « passage par l’acte ». L’aventure (comme les délires, et en général, les différents symptômes psychiques, psychotiques comme névrotiques) ne me semble pas réductible à une lecture exclusivement œdipienne, intra-familiale. Si, dans certains cas, le modèle de l’œdipe est en effet très explicatif, je partage les critiques soulevées par Gilles Deleuze et Félix Guattari (1972), selon lesquelles l’extension illimitée et automatique de ce modèle nuit à la pratique et à la théorisation psychanalytique. En ce qui concerne mes observations cliniques de l’aventure psychique de la migration, un tel processus me semble inextricable des « lignes de fuite » qui traversent la vie des sujets, et qui ne sont pas uniquement familiales, mais aussi institutionnelles, sociales, politiques, historiques. Force est de souligner, en outre, qu’une famille n’est jamais saisissable à un niveau seulement « familial », que des parents ne sont jamais vécus par un enfant uniquement en tant que parents, et que, en somme, le champ inter-subjectif où un petit sujet vient au monde est d’emblée pénétré par la dimension sociohistorique.

environnement (familial et culturel) d’origine, ces femmes semblaient la transférer dans leur relation au monde – un cosmos indéterminé, un « ailleurs » possible. Par l’aventure de la migration, ces jeunes femmes me semblaient concrétiser un désir d’exister autrement, d’exister en tant que sujets. J’étais particulièrement frappée par la place qu’elles donnaient à leurs enfants dans ce processus d’émancipation, les positionnant au cœur de leur choix de partir. Voici, par exemple, ce qu’une patiente angolaise, Espérance, put m’en dire :

« Oui, [je voulais] de la protection de mes enfants. [...] Le principal c’est mes enfants. Le principal c’est mes enfants. Moi je me disais, si j’avais pas d’enfants, moi j’aurais fait tout pour aller habiter avec ma mère, hein ? Mais j’ai plus de choix. J’ai plus de choix. Moi je peux pas, je peux pas laisser mes enfants subir ce que moi j’ai subi, je ne peux pas laisser qu’ils voient des mauvaises choses. Ce que moi je veux seulement pour eux, c’est un bon futur, une bonne vie pour eux. [...] Si je suis là, c’est pour mes enfants, pour mes enfants. Si j’étais moi toute seule, je me serais débrouillée, je serais restée là-bas, je serais allée vivre dans une autre province, ou dans une autre ville, ou au Congo, à Pointe-Noire, pour avoir ma mère proche de moi. [...] Mais je peux pas laisser mes enfants comme ça, je peux pas, tu vois ? [...] Oui. Ils commencent à construire une autre chose, je veux pas changer leur vie, je sais pas, si je vais rentrer, qu’est-ce que je pourrais rencontrer là-bas, je sais pas, tu vois ? Je ne veux pas maintenant perturber la mémoire de mes enfants. Moi toute seule, toute seule, moi, je vais risquer là, mais pour mes enfants, je peux pas risquer là. Je ne peux pas risquer la vie de mes enfants. Ils sont encore petits, si je les laisse orphelins de mère, ils ne savent pas où leur père il est... Je peux pas. Je suis la seule responsable. Tu vois ? Je suis la seule responsable de mes enfants. »

Espérance n’a pas été la seule maman en migration à insister sur le lien profond qui noue son départ à son identité de mère. Ondina, une jeune femme albanaise qui avait quitté son pays et sa famille dans le contexte de cette machine infernale qui est, dans les Balkans, la « loi du Kanun », me parlait de sa fille de deux ans dans des termes très similaires : sa fille était « tout » pour elle, elle était au centre de tous ses espoirs, sa naissance l’avait poussée à quitter une société qui aurait fait souffrir son enfant comme Ondina avait

dû souffrir. Pour Espérance, pour Ondina, pour les autres mamans migrantes que j’ai rencontrées, le mouvement d’ad-ventura fonctionnait dans la relation avec leurs enfants, et en réaction à une forme « exceptionnelle » de pouvoir, mettant à mal l’ouverture à l’altérité et à l’avenir. L’aventure de ces femmes me semblait donc étroitement nouée à leur expérience de la filiation et de la transmission transgénérationnelle. « En tant que “filles de” », elles me faisaient entendre, « nous aurions pu rester au pays », comme pour signifier que, en tant que « filles de », elles n’étaient que des êtres du passé, sans aucune possibilité de projection vers l’à-venir – et donc sans aucune perspective de voyage. Il était clair que leur identité filiale était déjà très en souffrance. Ces femmes, d’une façon ou d’une autre, se positionnaient contre l’héritage culturel et familial dans lequel elles avaient été inscrites de jure, par naissance, mais non pas de facto, car elles ne se sentaient pas reconnues en tant que sujets par cette inscription : elle vivaient un tel héritage comme un interdit d’à-venir. Sur le plan inconscient, la fonction maternelle, se nouant à une posture existentielle d’ad-ventura, me semblait renforcer le choix du voyage. Ainsi, pour ces femmes, le retour au Pays apparaissait comme un infanticide, au sens propre et au sens symbolique : cela aurait signifié le sacrifice d’une vie en potence, qui cherche une place pour s’épanouir, au nom d’un repli sur un originaire mortifère. Dans ce sens, les mamans migrantes m’apparaissaient comme des révoltées. Elles se révoltaient contre l’héritage inhabitable qui leur avaient été transmis, et elles tentaient le voyage : elles s’éloignaient des lieux de leur propres origines dans l’espoir de retourner à la vie, avec leurs enfants. Leurs trajectoires de vie exprimaient la recherche d’une issue à leur passé toxique, et elles s’orientaient vers ce qui est à venir, guidées par des petits humains qu’elles avaient mis au monde, qui les avaient remises au monde à leur tour – dans un autre monde, au-delà des frontières qu’elles avaient souffertes : les enfants ad-ventura. Chez ces patientes, la tension potentiellement mortifère entre une pulsion d’auto-effacement et un leurre d’auto-engen- drement me semblait trouver une issue possible dans l’institution de leurs enfants en tant qu’enfants ad-ventura. En d’autres mots, les enfants de ces jeunes femmes me semblaient investis par leurs mères d’une fonction phorique, qui me paraît assez proche de ce que René Kaës nomme « porte-rêve » (2007). La révolte subjective concrétisée par la migration avait été accomplie au nom de ces enfants, et dans l’espoir de ne pas les engluer dans une forme de répétition mortifère. Plutôt que de s’auto-effacer ou de s’auto-engendrer, ces femmes me donnaient à voir leur désir d’allo-engendrement : elles avaient mis au monde des enfants pour qu’ils vivent autrement qu’elles-mêmes, légitimant en eux un processus

de subjectivation qui, en elles, n’avait pas pu s’accomplir qu’à condition d’un déplacement, et, par leur geste migratoire, elles se donnaient la possibilité de se remettre au monde, dans un ailleurs dépositaire d’un désir vital.

Un foisonnement d’interrogations a inauguré mon travail de thèse : quelles affiliations et quelles transmissions sont possibles, dans la terre d’accueil ? Quelles expériences subjectives de l’espace et du temps se dessinent, pour ceux qui ont « fait la traversée » (du désert, de la Méditerranée, des frontières) ? Comment se représenter les dispositifs de l’asile, lieux aux pratiques humaines/humanitaires incertaines ? En quoi contribueraient-ils à la Kulturarbeit, en quoi promouvraient-ils des nouvelles formes de barbarie ? Et le psychologue clinicien, que fait-il, « aux frontières avec les exilés » ? Quel est son rôle, à la fois clinique et politique, dans la définition de l’économie morale de l’accueil qu’exprime une civilisation donnée, et dans l’articulation de celle-ci avec une économie psychique de l’accueil, en tant qu’objet de recherche qu’anime les cheminements d’un sujet ?

Kulturarbeit : que doit-on entendre par ce terme ? La 31ème des « Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse » (Freud, 1932a) se termine avec ce mots : « Wo Es war, soll Ich werden. Es ist Kulturarbeit », à savoir : « Là où le Ça était, le Moi doit advenir. Tel est le travail de la Culture ». Nathalie Zaltzman (1999a) a repris et approfondi la notion de Kulturarbeit , la décrivant comme un processus en devenir, articulant événement singulier et histoire collective, et instituant sans cesse la commune humanité. Rappelons, d’ailleurs, que la Kulturarbeit est aussi la modalité d’historisation du Je qui est au cœur de la pratique psychanalytique. Du point de vue de la psychanalyse, le travail de la Culture est co-essentiel aux processus psychiques de la subjectivation, à savoir, l’appropriation et la transformation, de la part du sujet de l’inconscient, de ses contenus psychiques, de ses pulsions, de son histoire – appropriation qui définit la singularité de son espace psychique et son statut de sujet. La subjectivation est une production d’humanité, une anthropo-genèse, ce qui implique le travail d’une vie, toujours en devenir, et en relation au socius et à l’Histoire. Comme Nathalie Zaltzman l’a formulé, la Kulturarbeit est le processus de symbolisation qui « transforme une expérience traumatique brute, individuelle et collective, en œuvre interprétative commune. » (ibid., p. 106). Par contre, une telle transformation n’est possible qu’à une condition : se mesurer avec la dimension du Mal, avec la négativité la plus radicale, supporter la connaissance intime du Mal en soi – au

sein du sujet et au sein du monde humain :

« Le travail de la Culture est ce savoir intime (que l’esprit du mal fait partie de chacun). Il ne suffit pas que le sachent les individus un à un. Il faut aussi que l’humanité [...] réussisse à connaître l’intimité en elle de la dimension du mal. » (Zaltzman, 2007a, p. 109-110)

La notion de Kulturarbeit a une place très importante dans ce travail doctoral. C’est en effet à partir de la tension entre le travail de la Culture, et les forces mortifères qui traversent et déterminent la civilisation européenne, que cette thèse a vu le jour. Les impensés du présent gravitent autour des trous noirs dans l’histoire, des tendances « impersonnelles » (telles que les « états d’urgence » qui, se normalisant, érodent de l’intérieur les démocraties, les vidant de sens) semblent produire le destin européen, au- delà de toute intentionnalité subjective ou politique. La grande question de l’accueil des hommes et des femmes « qui marchent » condense, il me semble, toutes les contradictions contemporaines entre civilisation et Kulturarbeit, des contradictions qui – lorsqu’on les écoute – mettent à jour les déchirures de l’histoire coloniale. Les guerres, les horreurs, les silences, la rupture des liens, l’oubli des langues, le pillage des ressources... Travaillant « aux frontières », impossible d’éviter de s’y confronter, impossible de faire l’économie du travail de la Culture que de tels tournants mortifères de la civilisation nous mettent en nécessité de continuer.