• Aucun résultat trouvé

Les hypothèses que j’avance dans ces pages se sont construites au fil de mon travail, elles sont donc le résultat d’un long processus de sédimentation et de complexification de ma problématique. Elles cherchent à condenser une élaboration dubitative, se situant à la frontière, non seulement de différentes disciplines, mais même de différentes métapsy- chologies. Il me semble donc nécessaire d’introduire synthétiquement, dans les lignes qui suivent, quelques-unes des notions que je viens d’évoquer, qui auront une place importante dans la suite de ce manuscrit. Dans un souci de clarté et de simplicité, je structurerai

9Cette expression reprend le titre d’un ouvrage de Denis Vasse sur la psychose, « Un parmi d’autres »

cette section en forme de glossaire :

Absurde : Par la notion d’« absurde », à partir des réflexions qu’un philosophe comme Albert Camus et un homme de théâtre comme Eugène Ionesco y ont consacrées, j’essaye de saisir une relation entre l’humain et le monde, une relation dans laquelle l’interférence (Davoine et Gaudillière, 2004) et la résonance (Rosa, 2018) entre le sujet et son cosmos restent muettes. L’absurde marque donc l’échec d’une relation d’accueil et de transformation réciproque du sujet et du monde : les processus sans sujet (Hegel, 1807 ; Althusser, 1965 ; Kaës, 2015), et la massification qui en découle, matérialisent, dans ce sens, l’emprise de l’absurde sur la civilisation. Je tente de penser en termes d’« absurde » les avatars les plus « banaux » et « ordinaires » des pulsions de mort, ceux qui court-circuitent le langage en tant que dispositif producteur de sens, en dénuant le squelette mécanique, impensé, qui rend toujours possible l’établissement d’une novlangue déshumanisante, au service de la mise à mort et de l’exploitation des figures de l’Autre. Ces courants des Thànatos ne concernent pas la destructivité, mais la force aveugle de la matière – l’inertie, la répétition, la résistance à toute tentative de transformation (cf. infra, p. 41).

Allo-engendrement : J’ai proposé cette notion dans le travail de recherche qui est à l’origine de cette thèse (cf. infra, p. 46). Il s’agit d’un processus psychique déclenché par un fantasme qui – comme le fantasme d’auto-engendrement – touche aux origines subjectives, aux mythes fondateurs du Je. L’expérience psychique de la migration me semble parfois se dérouler à partir d’une nécessité de remaniement des liens fondateurs du sujet, nécessité qui le pousse à s’éloigner de ses groupes d’affiliation et d’appartenance, imaginant un ailleurs où une rencontre avec un autre serait possible – et, à travers celle-ci, une nouvelle relation avec l’humain en soi et hors de soi. L’allo-engendrement est, selon moi, un mouvement psychique nécessaire, dans la vie de certains sujets, pour pouvoir hériter et pour pouvoir transmettre, creusant, pour le Je, une niche habitable et une ligne de devenir, parmi les autres, dans l’espace et dans le temps – alors que l’altérité, l’espace et le temps « donnés » sont muets et hors d’atteinte. Il s’agit, en somme, pour le sujet, de se remettre au monde, ailleurs, par la rencontre avec l’Autre (cf. infra, p. 59, p. 202).

Auto-engendrement traumatique (Gaillard, 2006 ; Gaillard, 2011) : Georges Gaillard nomme ainsi « une (nouvelle) tentative de séparation d’avec la psyché maternelle en ses points d’indifférenciation aliénants » (Gaillard, 2006, p. 67), dans laquelle le Je s’engage dans le cadre des remaniements identitaires qui caractérisent le passage à l’âge adulte. Il y a auto-engendrement traumatique là où le sujet est confronté à des vécus traumatiques sans pouvoir les mettre en sens, à défaut d’un partage avec un groupe, là où l’intermédiaire et le préconscient sont mis à mal. Une telle solitude subjective, face à ces éprouvés, configure ces derniers sur le mode de l’auto-fondation. Le sujet fait du traumatisme son nouveau point d’origine, celui qui lui permet de se distancier des appartenances qui l’aliènent. On pourrait dire que, alors que, dans le fantasme d’allo-engendrement, pour que le Je vive, un Autre, en lui, doit naître, dans le fantasme d’auto-engendrement, pour que le Je vive, un Autre, en lui, doit mourir. Le sujet se met ainsi en position d’exception, en tant que héros, et héraut de sa propre « geste ». L’auto-engendrement traumatique n’est pas sans rapport avec celle que Jean Guillaumin a appelée « appétence traumatophilique » (1999) (cf. infra, p. 186).

Geste : Dans ce manuscrit, nous parlerons souvent de « geste » migratoire, ou de « geste » ordalique. Ce terme est à entendre en tant que mouvement subjectif qui permet un passage par l’acte, une première forme de représentation, d’appropriation et de mise en partage du vécu traumatique du sujet, mais également, au sens de « la geste » du héros, par laquelle le sujet revendique l’extra-ordinaire de son expérience.

Homo sacer (Agamben, 1995) : Par ce concept, ainsi que par son corollaire, l’« état d’exception », théorisés tous les deux par le philosophe Giorgio Agamben, nous essayerons de penser le traitement politique des sujets en migration, et ses effets, aux différents niveaux de la vie subjective (intra-subjectif, inter-subjectif et trans-subjectif, selon la modélisation de René Kaës). Nous verrons comment la « sacralisation », en tant que séparation radicale de la commune humanité, configure l’hostilité politique qui infiltre l’« économie morale » (Fassin, 2009 ; Fassin, 2012) de l’accueil (cf. infra, p. 53).

Ordalie migratoire : La notion d’« ordalie » a été étudiée et articulée à la métapsy- chologie analytique par Brigitte Blanquet (2010). Cette auteure pense les problématiques ordaliques relativement aux « attaques du corps » et à « l’épreuve du risque létal » (ibid., p. 142), par lesquels le sujet adolescent met en scène une tentative de figuration des vécus traumatiques ou ambigus qui ont fait trace au niveau du registre psychique originaire, dans le cadre d’un travail de symbolisation primaire (Roussillon, 1999), et d’un rema- niement des liens d’alliance et d’affiliation (cf. infra, p. 184). Explorant l’expérience du « pré-migratoire » des sujets que j’ai pu accompagner, j’ai pu observer, à côté de celle que Blandine Bruyère a nommée « aventure » (2014), l’insistance d’un « geste ordalique », se concrétisant dans le choix inconscient du sujet de se livrer au non-humain, à une altérité absolue (Dieu, le destin, la Nature), s’exposant à des zones de mise à mort. J’avance ainsi la notion d’« ordalie migratoire », pour nommer une expérience humaine qui me semble occuper une place centrale dans les mouvements migratoires contemporains. Dans le cadre de cette expérience, le fantasme de l’auto-engendrement traumatique et celui de l’allo-engendrement sont tous les deux actifs, en tension réciproque, et le sujet agit sous le primat d’une pulsion de mort particulière, la pulsion anarchiste (Zaltzman, 2011). L’ordalie migratoire me semble configurer un(e) geste que le sujet accomplit pour l’Autre (allo-engendrement) et pour la mort (auto-engendrement traumatique), un(e) geste qui porte dans le monde le retournement incessant de l’hospitalité en hostilité, de l’hostilité en hospitalité (cf. infra, p. 170, p. 184, p. 192).

Révolte subjective : Comme la notion d’« allo-engendrement », celle de « révolte subjective » découle du travail de recherche que j’ai conduit préalablement à cette enquête doctorale. L’étymologie de « révolte » (du verbe latin revolvo) contient l’idée d’un « retour », mais aussi d’un « retournement ». Par révolte subjective, j’entends donc un mouvement psychique qui, au travers d’une crise, d’un soulèvement, d’un refus de son aliénation à un objet de besoin, permet au Je et à sa capacité désirante de faire retour dans l’espace psychique. Cette « révolte » est pensable à partir de la réflexion de Nathalie Zaltzman (ibid.) concernant la pulsion anarchiste. (cf. infra, p. 42, p. 200)

Traumatisme : La pensée du trauma (l’événement qui « fait trou » dans la trame symbolique qui lie le sujet à soi-même, aux autres et au monde) et du traumatisme

(les conséquences psychiques d’un tel événement)10 nous occupera beaucoup dans ce

manuscrit, il est donc important d’expliciter la métapsychologie à partir de laquelle j’aborde cette question. Tout d’abord, ma réflexion s’inscrit dans le cadre de la révolution métapsychologique accomplie par Sigmund Freud, lorsque, prenant en compte les rêves traumatiques typiques de la « névrose de guerre », il postule un fonctionnement de la psyché « au-delà du principe de plaisir » (1920), caractérisé par une compulsion de répétition entraînant une temporalité circulaire, fermée – ce qui l’amène à formuler l’hypothèse d’un dualisme pulsionnel à la base de la psyché, dans le cadre d’une lutte et d’une articulation incessante entre Éros et Thànatos. Pour Freud, il y a trauma lorsque le système pare-excitations11 est débordé par les pulsions : à ce moment-là, le sujet ne

peut plus lier la poussée pulsionnelle dans des représentations, il peut seulement tenter de l’évacuer, s’évacuant lui-même, c’est à dire, se retirant de lui-même et de son expérience. Comme René Roussillon l’a bien écrit à propos de la psychose,

« Contrairement aux expériences de satisfaction inscriptibles au sein du prin- cipe de plaisir et par là même au sein de la subjectivité, les expériences “au-delà du principe de plaisir” ne peuvent être élaborées seules ; elles ont besoin d’un certain type de “réponses” de l’environnement pour être symbolisables : la seule attitude autonome du sujet est la tentative d’évacuation. » (Roussillon, 2012)

Alors que Freud privilégie l’aspect fantasmatique du traumatisme, et le refoule- ment comme mécanisme de défense, l’élaboration de Sándor Ferenczi (Ferenczi, 1929 ; Ferenczi, 1933 ; Ferenczi, 1932) se focalise sur la réalité du trauma chez l’infans, dans le registre de la séduction, de l’effraction et de la confusion des langues entre l’enfant et l’adulte – auxquelles répondent, chez l’enfant, le nourrisson savant, le mouvement d’introjection de la culpabilité de l’adulte, le terrorisme de la souffrance, et, comme méca-

10Je me réfère à la distinction entre « trauma » et « traumatisme » proposée par Didier Anzieu (1990). 11Freud évoque pour la première fois la fonction pare-excitations dans son article « Au-delà du principe de

plaisir » (1920). Le « système pare-excitations » est un système psychique qui étaye une fonction organique de protection contre les excitations provenant du monde extérieur. Nous pouvons nous représenter ce système comme une barrière entre le dedans et le dehors, permettant un investissement/désinvestissement périodique du système perception-conscience. Pour que le système pare-excitations puisse fonctionner, le sujet doit avoir atteint une organisation psychique bien établie : chez l’infans, le pare-excitations est en construction, et, dans d’autres moments de la vie, il peut être mis à mal.

nismes de défense, le clivage et la fragmentation, ainsi que l’« Orpha » (un fragment de la personnalité du sujet constitué en pure intelligence de survie). L’approche ferenczienne, qui prend appui sur la réalité de la relation inter-subjective enfant-adulte, est une source d’inspiration déterminante pour les travaux de Donald W. Winnicott sur le traumatisme, que cet auteur pense en termes de crainte de l’effondrement et d’agonie primitive (1974) (que René Roussillon (2012) reprendra et développera dans la notion d’expérience agonis- tique). Dans le même sillage se situe la réflexion de Wilfred R. Bion, une réflexion qu’il entame à partir des éprouvés qui l’envahissent au plus vif de l’expérience traumatique, lorsqu’il est un jeune sous-lieutenant mobilisé pendant la Première Guerre mondiale. La terreur sans nom, donc, avant d’être une notion, est un éprouvé extrême auquel Bion a été exposé, sous les armes. Un tel éprouvé concerne le morcellement et la mort psychique. Lorsque, plus tard, Bion théorise la terreur sans nom, il la décrit comme l’expérience catastrophique d’un bébé dont l’environnement primaire (la « mère ») n’est pas en mesure d’accueillir, de contenir et de transformer les projections angoissées ou agressives du petit sujet. Ainsi, le bébé

« a l’impression que son sentiment de mourir est dépourvu de toute la significa- tion qu’il peut avoir. Il réintrojecte alors, non pas une peur de mourir devenue tolérable, mais une terreur sans nom. » (1962, p. 116)

« Nameless dread » est en somme le nom d’une panique psychotique, concernant un « reste » d’expérience subjective qui n’a pas pu se symboliser, à défaut d’un autre maternel disponible à l’accueillir dans sa capacité de rêverie (ou fonction alpha). Cet élément brut entraîne, chez le sujet, un sentiment de terreur insensée, indicible, qui relève de l’effroi, plus que de l’angoisse. En effet, comme Jean Laplanche l’a écrit, « l’angoisse représente la dernière ligne de défense du pare-excitations » (1980, p. 202), il s’agit d’un sentiment qui vise à préparer le Moi à se défendre d’un danger extrême, alors que, dans l’effroi, le sujet est débordé, sa dernière ligne de défense a sauté : l’effroi marque une expérience de mort psychique. Selon Bion, auprès d’un sujet débordé par une terreur sans nom, le travail clinique peut s’accomplir seulement à condition que le thérapeute soit disponible à répondre au besoin d’un autre et au besoin de vérité (tel est le sens de la terreur sans nom du sujet). Le thérapeute est appelé à rendre disponible sa propre capacité de penser, pour que la formation d’un « appareil à penser les pensées » (1962) puisse se mettre en

branle chez le sujet : ainsi, l’analyste se prête, pour et avec son analysant, à une fonction (maternelle) de rêverie.

Dans ma première hypothèse (H1), j’ai évoqué une « surface psychique » qui a été précocement « impressionnée » par une succession complexe de catastrophes dans l’histoire – individuelle, familiale et sociale, et j’ai souligné qu’une telle « surface » se situe au niveau du registre psychique originaire (Aulagnier, 1975). Tel est le « lieu » psychique des traumas auprès desquels m’ont convoquée les sujets que j’ai pu accompagner dans le cadre de ce travail de thèse. Cette « surface impressionnable », qu’on peut se représenter comme un film photographique, est particulièrement sensible aux évènements traumatiques qui, tout en faisant partie de l’histoire transgénérationnelle, ne se disent pas, se transmettant « hors héritage » (id est, hors héritage conscient, hors héritage officiel). Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière (2004) parlent, à ce propos, de catastrophes « retranchées », plutôt que refoulées, dans l’inconscient. Dans ce type de traumatismes, en effet, les mécanismes de défense ne relèvent pas du refoulement, mais du clivage ou de l’enkystement (Abraham et Török, 1976) (cf. infra, p. 190).

Travail de l’« exil psychique » (Cherki, 2008 ; Douville, 2012a) : Parmi les objets principaux de ce travail d’enquête, le travail de l’exil psychique est un signifiant que j’ai repris d’autres études consacrées à l’accompagnement des sujets en migration, ou de leurs descendants – et notamment des recherches d’Alice Cherki (2008) et Olivier Douville (2012a). Cherki définit l’« exil psychique » comme une possibilité, pour le sujet, de « franchir la frontière intérieure », à savoir, « pouvoir se déplacer indépendamment de l’assujettissement territorial et de la prise imaginaire [...] accéder à des identifications plurielles soutenues par un trait symbolique » (2008, p. 146). Comme l’a écrit Douville, le travail de l’exil psychique est « ce travail qui fait de chacun, un héritier, un interprète, se livrant au jeu symbolique de la transmission » (2012a, p. 17).

Il est donc question de transmission, d’héritage, de déplacements dans l’histoire subjective et transgénérationnelle, toujours aux prises avec les plis de l’Histoire. Le travail de l’exil psychique peut être pensé comme un développement possible de l’ordalie migratoire, lorsque ce(tte) « geste » trouve une adresse, un point d’accueil et de résonance chez un autre, dans un ailleurs : alors que, dans l’ordalie migratoire, le sujet est radicalement

seul, il serait impossible d’entamer un travail d’exil psychique en dehors d’une relation à l’altérité. Le travail de l’exil psychique est une aventure plurielle, qui concerne différents espaces et différentes temporalités de la vie du sujet, mobilisant donc des différents groupes. On pourrait se représenter le travail de l’exil psychique comme un deuxième temps de l’ordalie migratoire, un temps où le sujet peut s’éprouver vivant parmi les vivants, commençant ainsi, par un processus d’allo-engendrement, à faire dialoguer son propre statut d’exception avec la possibilité de devenir un parmi d’autres, ancré à l’infra-ordinaire des liens inter-subjectif (cf. infra, 151).

Par le travail de l’exil psychique – qui relève du travail de la Culture – les sujets que j’ai pu accompagner m’ont semblé « essayer méticuleusement de retenir quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. » (Perec, 1974, p. 123)