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Le processus empathique en tant qu’instrument de connaissance d’autrui

2. CADRE THEORIQUE : LE ROLE DES PERSONAS DANS LES DEMARCHES D’INTERVENTION

2.2. L ES PERSONAS EN TANT QUE SUPPORT D ’ IDEATION

2.2.3 Empathie, jeu d’acteur et pouvoir du récit

2.2.3.1. Le processus empathique en tant qu’instrument de connaissance d’autrui

Si le concept d’empathie est largement utilisé, il recouvre pourtant plusieurs acceptions qu’il convient de préciser. Nous constaterons alors que l’empathie peut être envisagée du point de vue affectif mais aussi cognitif, de par l’adoption de la perspective d’autrui qu’elle peut impliquer. Enfin, nous conclurons par une analyse des modalités selon lesquelles les personas sont envisagés dans la littérature en tant que déclencheurs du processus empathique.

2.2.3.1.1. Les différentes formes d’empathie

Le terme d’empathie a été inventé par le psychologue Titchener dans les années 1920, à partir du grec « empatheia », qui signifie « sentir intérieurement ». L’empathie peut être définie comme la capacité à reconnaître une émotion chez autrui (Decety, 2002). Il s’agit d’une expérience affective de compréhension des états mentaux, qui consiste à ressentir des sentiments similaires à autrui, tout en gardant à la conscience qu’il ne s’agit pas de ses propres sentiments (Decety & Jackson, 2004). Selon l’approche naturaliste, l’empathie repose sur des mécanismes de traitement de l’information issus de l’évolution.

De plus, selon l’hypothèse empathie – altruisme (Toi & Batson, 1982), l’empathie induit une motivation altruiste à secourir l’autre alors que la sympathie induit l’égoïsme. La distinction entre soi et l’autre est ainsi une dimension fondamentale pour caractériser l’empathie (Lamm, Batson & Decety, 2007).

L’empathie peut être caractérisée par les conditions suivantes (De Vignemont, 2008) :

- Un individu ressent une émotion, provoquée par l’émotion d’autrui ;

Comportement altruiste. Reconnaissance des émotions.

- Il perçoit un sentiment de similarité par rapport à ce qu’autrui éprouve ; - Il identifie l’émotion d’autrui sur base de sa propre expérience émotionnelle. Selon ces approches, l’empathie constitue un puissant moyen de communication, sans impliquer nécessairement la compréhension des causes qui sont à l’origine de ces émotions. Néanmoins, l’empathie peut être envisagée dans une acceptation plus large, qui permet de l’articuler avec la théorie de l’esprit.

Deux types d’empathie peuvent être distingués (figure 26, De Vignemont, 2008) : - L’empathie miroir

Provoquée par des indices émotionnels le plus souvent corporels, elle est cohérente avec les récentes découvertes dans le domaine de l’imagerie cérébrale. Il a en effet été observé que les aires du cerveau activées lors de l’observation d’une émotion ou d’une action étaient identiques à celles activées quand cette émotion était ressentie ou que cette action était réalisée.

Ce type d’empathie permet de repérer la valence de l’émotion, mais non sa nature ni les raisons pour lesquelles elle a lieu. Elle n’aboutit pas à une compréhension approfondie et s’articule ainsi avec l’empathie reconstructive, qui apparaît alors comme complémentaire.

- L’empathie reconstructive

Sur base du contexte externe et interne, elle consiste à simuler soi-même la situation émotionnelle de l’autre, ce qui permet de le comprendre. Cette compréhension est beaucoup plus large et couvre non seulement les émotions, mais aussi les croyances, les intentions ou encore les désirs d’autrui associés à ces émotions.

L’empathie reconstructive implique donc de disposer d’informations sur la personne et sur le contexte dans lequel elle se trouve. Elle est donc source de plus d’erreurs, comparativement à l’empathie miroir.

Empathie miroir Empathie reconstructive

Informations

de départ Indices émotionnels

Contexte externe : ce qui arrive à la personne Contexte interne : ce que je sais de la personne Processus Activation pseudo - directe Simulation

Objets de compréhensi on

Emotions ressenties par autrui : valence, type, intensité

 compréhension limitée

Emotions ressenties par autrui : valence, type, intensité et raisons

Croyances, intentions ou désirs associés

 compréhension approfondie

Figure 26. Empathie miroir et empathie reconstructive (d’après de Vignemont, 2008).

L’empathie peut ainsi être envisagée en tant que moyen de compréhension des émotions d’autrui, mais également comme instrument de connaissance d’autrui. Elle peut être appréhendée selon des natures différentes, mais également selon des niveaux, qui rendent également compte d’une compréhension plus ou moins

Empathie miroir et empathie reconstructive.

profonde. Pacherie (2004) propose ainsi une typologie des degrés de l’empathie, selon les mécanismes cognitifs mis en jeu :

- Degré 1 : Compréhension de la nature des émotions ressenties par autrui, sur base des expressions faciales et vocales ;

- Degré 2 : Identification de l’objet sur lequel portent les émotions, avec mise en relation de la situation et d’autrui ;

- Degré 3 : Compréhension des raisons qui ont suscité les émotions en question.

Ces différents degrés d’empathie peuvent être considérés comme complémentaires, le premier désignant une forme élémentaire d’empathie, les degrés 2 et 3 des formes élaborées se complétant pour parvenir à une véritable compréhension des émotions. Ces différentes approches indiquent que l’empathie, en tant que reconnaissance des émotions, représente le prérequis nécessaire à la compréhension et à la prédiction de nos propres actions et de celles des autres. Elle s’articule donc avec la théorie de l’esprit.

2.2.3.1.2. Les composants affectifs et cognitifs de l’empathie

La théorie de l’esprit (TOM : Theory of Mind) désigne la capacité à expliquer et prédire son comportement et celui des autres, en leur attribuant des états mentaux indépendants tels que les croyances et les désirs (Decety & Jackson, 2004). Autrui est dans ce cadre envisagé en tant qu’agent intentionnel, porteur par exemple de désirs (Pacherie, 2004)

La théorie de l’esprit implique de (Gallagher & Frith, 2003) :

- Reconnaître que le comportement des personnes est déterminé par des objectifs ;

- Tenir compte aussi bien de la manière dont les personnes perçoivent le monde que de la manière dont il nous apparaît.

La connaissance des personnes apparaît donc comme un élément important pour être en mesure de formuler des hypothèses sur leurs buts et croyances.

Deux théories constituent le cadre théorique dominant pour rendre compte de la théorie de l’esprit (Apperly, 2008, voir figure 27) :

- La théorie de la théorie

Selon cette théorie, les êtres humains s’appuient sur une logique du fonctionnement général de l’esprit, composée de concepts et de règles, qu’ils appliquent lorsqu’ils cherchent à comprendre autrui. Ils se basent ainsi sur une théorie, de nature innée et acquise, qu’ils combinent aux informations disponibles sur les agents, pour réaliser des prédictions (Jorland, 2004).

- La théorie de la simulation

Les tenants de la théorie de la simulation considèrent qu’il n’est pas nécessaire de disposer de concepts mentaux. Selon une perspective plus procédurale que théorique, ils postulent que la compréhension d’autrui consiste à se projeter dans la situation

Connaissance des personnes et appréhension de leurs objectifs. Raisonnement logique ou simulation imaginative.

vécue par autrui et à simuler mentalement son point de vue : il s’agit d’une simulation imaginative. En tant que simulateur du monde, le cerveau peut générer des représentations contrefactuelles, tout en ayant conscience de leur nature (Jorland, 2004).

L’agent intègre ainsi des informations à son propre système de prise de décision pour générer une prédiction de la décision ou du comportement (Apperly, 2008). Il opère un raisonnement pour identifier ce qu’il ferait dans cette situation et attribue alors des intentions à autrui. De plus, il est en mesure de distinguer les entrées imaginées que sont les croyances et désirs d’autrui, des entrées réelles, que sont ses propres désirs et croyances (Pacherie, 2004).

L’exercice de simulation émotionnelle peut néanmoins se heurter à deux types de difficultés, identifiées par Pacherie (2004) :

- Simuler une perspective trop différente de la sienne ;

- Dans une situation au contraire très proche de la sienne, ne pas être en mesure d’identifier les points de divergence.

Figure 27. Représentation schématique de la théorie de la théorie et de la théorie de la simulation (d’après Apperly, 2008).

La présentation de cette perspective théorique nous conduit à envisager l’empathie en tant que « simulation mentale de la subjectivité d’autrui qui nécessite un partage de représentations et d’affects ainsi que la capacité d’adopter la perspective d’autrui […] (Decety, 2004, p. 87). Le concept d’empathie, dans ce cadre, recouvre d’une part, la réponse affective et d’autre part, la reconnaissance et la compréhension des états mentaux d’autrui, basées sur la capacité cognitive à prendre la perspective d’autrui. Ce phénomène psychologique met en jeu trois principaux éléments qui interagissent de manière dynamique :

- La capacité à ressentir et à se représenter les émotions et les sentiments d’autrui ;

- La capacité à adopter la perspective d’autrui, par un mécanisme de flexibilité mentale ;

- La distinction entre soi et autrui.

L’empathie intègre donc des composantes affectives et cognitives, sur la base de représentations stockées en mémoire et mobilisées temporairement.

Quelle que soit la perspective théorique adoptée, il s’avère néanmoins que la prise en compte des états mentaux d’autrui n’est pas mise en œuvre de manière routinière. Spontanément, les adultes ont en effet tendance à considérer que les autres ont les mêmes connaissances et croyances que les leurs. Cette habilité, pourtant maîtrisée par les adultes n’est pas utilisée systématiquement, sans doute parce qu’ils se réfèrent de manière privilégiée à leur propre point de vue, qui est plus directement accessible (Keysar, Lin & Bar, 2003).

Dans les deux cas, l’expérience d’empathie est facilitée par la ressemblance avec autrui (de Vignemont, 2008 ; Harold, 2000), que ce soit au niveau des expériences vécues ou de la culture (Decety, 2004).

2.2.3.1.3 Personas et empathie dans la littérature

Après avoir cerné la notion d’empathie et précisé les modalités selon lesquelles le processus d’empathie peut se dérouler, nous sommes en mesure de rendre compte de la manière dont les personas sont envisagés dans la littérature, en lien avec l’empathie.

Il ressort que les auteurs envisagent le processus empathique dans sa globalité. Les personas, en tant que déclencheurs de ce processus favoriseraient :

- La compréhension profonde des utilisateurs ; - L’adoption de leurs points de vue ;

- La simulation des besoins des utilisateurs, dans des situations nouvelles. Ainsi, ce serait effectivement l’empathie, en tant que capacité à comprendre et à prévoir des comportements, qui serait mobilisée quand il s’agit d’identifier les désirs et frustrations d’utilisateurs modèles et d’anticiper leurs réactions. L’empathie est alors envisagée en tant que « vecteur de connaissances sur le monde » (Jorland, p.180), permettant de guider la réflexion dans les situations incertaines.

Le tableau ci-contre (tableau 7) résume les références au processus empathique déclenché par les personas.

Le rôle

facilitateur de la similitude.

La compréhension

Norman, 2004a, p. 155

« L’avantage essentiel des personas réside dans leur capacité à introduire de l’empathie et de la compréhension envers les individus qui utilisent le produit. (…) Par empathie, je veux dire une compréhension et une identification avec les utilisateurs. »

Antle, 2003, p.29

« Par-dessus tout, les personas ont aidé notre équipe à avoir de l’empathie une compréhension profonde envers notre public cible. »

L’adoption du point de vue de l’utilisateur

Maness, Miaskiewicz & Sumner, 2008, p. 2

« Un bénéfice essentiel des personas réside dans le fait qu’ils procurent de l’empathie envers les cibles d’utilisateurs. Au travers d’un support narratif, les personas aident à surmonter notre tendance naturelle à être centré sur nos propres besoins et préférences. »

La simulation des besoins

Rind, 2007, p.3 « Une fois que les développeurs apprennent à connaître ces exemples d’utilisateurs choisis avec soin, ils gagnent la capacité à se mettre eux-mêmes à la place de ces personas. Cette nouvelle empathie leur permet de (…) »

Grudin & Pruitt, 2002, p. 147-148

« Un designer, un développeur ou une personne en charge des tests peut

connaître, par intuition, le comportement, dans des situations nouvelles, des personnes sur lesquelles le persona est basé. »

« Les personas utilisent la capacité puissante de notre esprit à extrapoler à partir d’informations partielles sur des personnes, à créer des

ensembles cohérents et à les projeter dans des situations et environnements nouveaux. »

Tableau 7. Références au processus empathique qui serait déclenché par les personas9.

Personnages fictifs dotés d’un système de croyances et de désirs, les personas peuvent donc être envisagés en tant qu’éléments déclencheurs du processus d’empathie, contrant notre tendance naturelle à confondre nos croyances avec celles des autres (Keysar, Lin & Barr, 2003). Ils seraient susceptibles de favoriser un processus de simulation mentale, impliquant un changement de perspective, et donc la compréhension, l’anticipation des besoins des utilisateurs. Ils s’appuieraient alors, d’une part sur notre flexibilité mentale, qui correspond à une capacité à changer de tâche ou de stratégie (Decety, 2004) et, d’autre part, sur notre capacité d’imagination (Pacherie, 2004).