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L’explicitation des concepts théoriques sensibilisants, centrés sur les apports de la théorie queer et de l’approche intersectionnelle, montre certaines divergences. Alors que la théorie queer vise à déconstruire les processus de subjectivation afin d’ouvrir la voie à une expérience humaine qui ne serait pas contrainte par des différenciations binaires, l’approche intersectionnelle nécessite une mise entre parenthèses (au moins partielle) de ce moment de déconstruction pour montrer que la position sociale de l’individu et du groupe constitue à la fois un site d’oppression et d’émancipation. Aussi, l’intersectionnalité, fortement liée à l’idée d’une connaissance située, peut tendre vers une relative réification de cette position de sujet.

L’articulation est d’emblée compliquée par le fait que Collins et Butler ne citent jamais le travail de l’autre, du moins de façon directe. Cependant, on trouve dans Gender

l’intersectionnalité. Butler mentionne à la fois la nécessité de ne pas occulter les autres axes de différenciation sociale qui interagissent, tout en mettant en relief le problème de la conception de cette interaction : si une approche horizontale est à exclure, puisqu’elle isole ces catégories, une approche verticale, simplement additive, n’est pas plus adéquate puisque ces catégories ne peuvent être hiérarchisées. Cette critique fait écho à un débat parmi les auteurs ayant contribué à la théorisation de l’intersectionnalité, sur la nature de cette interaction : y a-t-il addition, multiplication, simultanéité, imbrication inextricable? La question qu’il faut toutefois se poser est celle-ci : faut-il, a priori, décider de la nature de l’interaction entre les catégories?

La démarche de recherche en est une de théorisation ancrée (Strauss et Corbin, 2004 [1990]), c’est-à-dire que le terrain de recherche est abordé dans l’optique de ne pas contraindre l’empirie dans un modèle théorique prédéterminé. Par conséquent, il faut laisser ouverte cette question, afin de ne pas limiter le potentiel de ce cadre d’interprétation. Il se peut que, dans un certain contexte sociohistorique, un axe soit plus significatif, voire déterminant, alors que dans un autre contexte plusieurs axes ne peuvent être clairement distingués. Un apport fondamental de l’intersectionnalité devrait être de toujours porter une attention à l’interaction des axes de différenciation, sans définir a priori la nature de cette interaction.

Plus loin, Butler ajoute : « The theories of feminist identity that elaborate predicates of color, sexuality, ethnicity, class, and able-bodiedness invariably close with an embarrassed “etc.” at the end of the list. Through this horizontal trajectory of adjectives, theses positions strive to encompass a situated subject, but invariably fail to be complete. » (Butler, 1990 : 196) Une attention trop grande accordée aux catégories elles-mêmes risque donc de réduire les processus de subjectivation à des éléments prédéfinis. Il s’agit sans doute de la tension capitale entre la théorie queer et l’intersectionnalité (et entre l’intersectionnalité et une perspective foucaldienne; voir Bilge, 2009a) : une tension qui se situe entre l’étude généalogique de processus de subjectivation liés à des relations de

pouvoir multiples et l’étude d’intersection d’axes de différenciation qui peut négliger la constitution historique de ces axes et des sujets.

Au lieu de chercher à résoudre cette tension, il faut plutôt y voir une tension génératrice qui incite à une vigilance constante face aux possibles points d’aveuglements. La déconstruction queer pouvant glisser vers une conception excessivement fluide et polymorphe du sujet, l’intersectionnalité rappelle l’importance toujours actuelle de processus de différenciation liés à des catégories sociales structurellement contraignantes et historiquement présentes. À l’opposé, l’intersectionnalité reposant bien sur une relative réification du sujet, la théorie queer rappelle que ce sujet est dépourvu d’une essence ontologique et doit être historiquement contextualisé, mais il convient de préciser que cette ontologie est partiellement remise en cause par l’intersectionnalité elle-même qui démontre l’incohérence des catégories normatives (Rahman, 2010). Ainsi en est-il des sujets de cette recherche, des hommes immigrants potentiellement racisés, ayant des relations amoureuses et/ou sexuelles avec d’autres hommes. Bien que ces catégories, découlant de certains axes de différenciation que nous avons mis en exergue, soient définies a priori, d’autres axes doivent également être pris en considération, ainsi que le caractère construit de ces sujets, le chercheur et les participants, et la contribution du chercheur à leur constitution en les interpellant.

Cette tension entre les deux approches est aussi visible lorsque Collins (1998) critique ce qu’elle identifie comme les trois principaux éléments d’une perspective postmoderne (décentrement, déconstruction et différence), éléments que l’on retrouve dans les écrits de Butler. Elle identifie certes des points de convergence, particulièrement la remise en question des centres hégémoniques naturalisés et la mise en visibilité des savoirs marginalisés. Selon elle, le décentrement et la déconstruction, à l’extrême, empêchent toutefois l’affirmation d’une connaissance située et limitent les possibilités politiques de transformation. Quant à la différence, sa saillance dans les écrits postmodernes risque de glisser vers une conception individuelle et rationnelle de la différenciation qui occulte les rapports de pouvoirs et contraintes structurelles et la dimension collective des relations de

pouvoir. Ces critiques ne sont toutefois pas adressées à des auteurs précis et apparaissent réductrices. Lorsqu’elle déplore l’évacuation des rapports de pouvoir, leur horizontalité, Collins ne fait certes pas référence à Butler : la lecture attentive de Butler montre que différenciation et subjectivation sont indissociables des rapports de pouvoir multiples et contradictoires, nullement horizontaux.

Les deux approches, telles qu’elles apparaissent dans les travaux respectifs de Butler et Collins, ne sont donc pas inconciliables. En fait, leur articulation est rendue possible par deux éléments cruciaux. En premier lieu, rappelons que Butler précise deux temporalités du pouvoir : le pouvoir a priori (le sujet est l’effet du pouvoir) et le pouvoir présent, acté par le sujet (le pouvoir est l’effet du sujet). La déconstruction du premier temps n’implique donc pas l’évacuation d’une perspective épistémique à partir de laquelle le sujet constitué a une emprise sur le pouvoir, individuellement et collectivement, bien que limitée par le processus de sa propre constitution : c’est le sujet intersectionnel qui agit socialement sur sa marginalisation.

L’autre élément concerne la centralité du discours pour Butler par opposition aux domaines de pouvoir davantage différenciés par Collins. Au lieu d’y voir une opposition, il faudrait plutôt y voir une articulation productive qui réside dans le domaine hégémonique de Collins : « By manipulating ideology and culture, the hegemonic domain acts as a link between social institutions (structural domain), their organizational practices (disciplinary domain), and the level of everyday social interaction (interpersonal domain). » (Collins, 2000 [1990] : 284; nos italiques) Ainsi, le domaine hégémonique (idées, images, symboles et idéologies qui forment la compréhension du monde) constitue le ciment des matrices de pouvoir, ce qui permet de donner une cohérence et de naturaliser les inégalités de pouvoir. Ce domaine est associable à l’importance du discours chez Butler. Puisque Butler s’intéresse davantage au premier temps du pouvoir (afin de démontrer le processus de constitution du sujet), il apparaît légitime que le discours prime dans son analyse; Collins, pour sa part, porte plutôt son attention sur le deuxième temps du pouvoir, celui où le sujet agit, d’où l’importance de tenir compte aussi des dimensions structurelles, disciplinaires et

interpersonnelles du pouvoir, qui contraignent et habilitent l’agentivité du sujet. Bien que tous ces domaines soient, généalogiquement, le produit de discours, ils ont une effectivité bien réelle et matérielle dans le moment présent. L’articulation proposée est similaire à celle opérée par Kerner (2012) entre l’intersectionnalité et la conception foucaldienne du pouvoir. Kerner propose en effet de distinguer, heuristiquement, trois dimensions : épistémique (discours et savoir), institutionnelle (stratification, discrimination et exclusion structurelles liées au contexte institutionnel) et personnelle (attitudes, perceptions et subjectivité; actions et interactions interpersonnelles).

Ces deux temporalités du pouvoir amènent, finalement, à préciser le concept d’agentivité. Selon Butler, l’agentivité réside dans la possibilité de re-signification et redéploiement performatifs, dans la possibilité discursive de modifier le sens d’une catégorie, d’une norme. Selon Collins, l’agentivité est dans la possibilité de re-articulation des images et idées, grâce notamment à la capacité de définition et d’appréciation de soi, et dans la capacité d’action sociale et politique, à l’échelle micro et macro. Il est donc important de distinguer deux formes d’agentivité, l’une davantage discursive (modification du sens des discours, des catégories, des images qui constituent le sujet), l’autre davantage matérielle (l’action que le sujet exerce socialement et politiquement pour modifier les rapports de pouvoir inégalitaires). Une tension existe certes entre ces deux temporalités du pouvoir et du sujet et les deux formes d’agentivité, mais c’est précisément cette tension qui est constitutive du social. Une telle conception de l’agentivité incite à être attentif non seulement à la capacité d’interprétation et de re-signification dont disposent les sujets, mais aussi à leurs pratiques concrètes et au sens qu’ils y attribuent.

Ces concepts obligent donc à porter attention à l’imbrication des vecteurs de pouvoir, entre autres au contenu sexuel des normes raciales et l’inverse : par exemple, la représentation dominante des Noirs (homme violent hypersexuel; femme libidinale) et la représentation de l’homosexualité parmi les Noirs (comme un phénomène, voire « maladie », de « Blancs ») ont pour effet que l’homosexualité chez les Noirs tend à être une forme abjecte, tandis que, dans les milieux gais, la représentation de l’homme noir

(hypersexuel) en fait une forme objectivée, fétichisée à travers la figure de son sexe (Mercer et Julien, 1988; Collins, 2004; Perez, 2005; McKeown et al. 2010). Dans un tel contexte, abjectivé par les uns, objectivé par les autres, on peut se poser la question de l’agentivité de cette personne. Apparemment repoussé dans le placard par certains, son sexe en étant extirpé et désiré par d’autres, quelle est sa conception, son vécu de ce placard? Comment peut-il dire et agir sa subjectivité, alors qu’elle est abjecte pour les uns et admise par les autres que par la lorgnette d’une sorte de glory hole23 sociosexuel? Bien que l’exemple soit spécifique aux Noirs, le concept de frontière ethnosexuelle (Nagel, 2003) permet d’étendre cette problématique à toute autre intersection de l’ethnicité et de la sexualité, que ce soit pour appréhender l’hyposexualisation de l’homme asiatique, présumé docile et efféminé, la sensualisation de l’homme latino ou la virilisation de l’homme moyen-oriental.

Suivant ces considérations théoriques, la reconceptualisation du « placard » explicité précédemment incite à effectuer une déconnexion entre le concept d’agentivité et les notions de résistance et de subversion qui prédominent chez Foucault et Butler. En effet, ces deux auteurs, qui appréhendent généalogiquement le sujet, saisissent son agentivité principalement comme un « retournement » de la norme préexistante par la résistance (Foucault, 1976), ainsi que par l’imperfection de la réitération et la performance parodique et subversive (Butler, 1990 et 1993). L’association de ces deux notions (résistance et subversion) avec le concept d’agentivité est en tension avec le concept de « sujet tacite » tel que développé par Decena (2008) qui, en apparence, ne résiste pas à l’oppression vécue par les personnes de sexualités non normatives et ne cherche pas à en subvertir les frontières. En ne percevant pas un impératif de dire son homosexualité, le sujet tacite apparait incapable de résister aux normes et frontières qui l’assujettissent. Mais, comme il a été montré précédemment, un ensemble de travaux critiques permettent de voir dans le tacite

23 Dans des saunas et toilettes de certains lieux d’interaction gaie, ainsi que dans la pornographie gaie, le glory

hole est un orifice, dans un mur ou une paroi, par lequel la fellation ou la sodomie sont pratiquées, réduisant

une agentivité insoupçonnée ou improbable, qui entraînerait des transformations sociales positives, alors qu’un coming out classique entraînerait rejet et exclusion (Fisher, 2003; Manalansan, 2003; Decena, 2008; Cantú, 2009). Ceci invite de surcroît à voir l’agentivité dans l’action qui paraît conservatrice (Mahmood, 2005) : à l’image de la femme musulmane pieuse qui exprime ainsi une agentivité sans désirer une émancipation progressiste, n’est-il pas possible de voir dans la personne de sexualité non normative tacite une agentivité qui ne désire pas l’émancipation présumée de la sortie du placard?

Les concepts de subjectivation, de performativité, d’agentivité, d’intersectionnalité et de matrice de pouvoir constituent les a priori théoriques de la présente recherche et orientent sa problématique. L’analyse portera sur comment les représentations de la différenciation ethnosexuelle et ethnoreligieuse dans les médias gais québécois sont un espace où s’opèrent des processus discursifs de subjectivation, d’objectivation ou d’abjectivation : par la valorisation de positions sociales et parcours désirables et l’exclusion d’autres formes d’être jugées indésirables, ces médias contribuent à forger les frontières ethnosexuelles parmi la population d’hommes ayant des relations amoureuses et/ou sexuelles avec d’autres hommes. L’horizon de possibles ethnosexuels ainsi constitué, dans les discours, représente une sorte de répertoire référentiel qui a pour effet d’orienter et contraindre les interactions sociales entre hommes de sexualités non normatives, notamment sur la base de différenciations ethnique/raciale et religieuse. Conformément au rapport dialectique affirmé entre le discursif et le matériel, cette analyse de discours sera articulée aux récits d’expérience, dans lesquels les effets possibles de ces discours, des effets à la fois contraignants et habilitants, seront analysés.

Une attention sera aussi portée sur comment ces sujets, des hommes immigrants ayant des relations sexuelles et/ou amoureuses avec d’autres hommes, participent de leur constitution de façon performative, tout en ayant une agentivité, contrainte et rendue effective par les différents domaines et vecteurs de pouvoir qui forment les matrices de pouvoir. À travers leurs récits d’expériences pré- et post-migratoires, leur action dans des interactions et discours normatifs variés et intersectionnels sera analysée, aussi bien en

milieux ethniquement minoritaires, ainsi que dans les milieux gais, tant avec des membres de leur famille, que des amis, des collègues et des partenaires amoureux ou sexuels. Il sera ainsi possible d’analyser comment, face à des contraintes normatives qui leur donnent ou dénient une validité subjective, ces sujets/objets/abjects réagissent et parviennent à se constituer une validité subjective.

Il est donc postulé que les subjectivités qui se dessinent dans cette recherche sont constituées et se constituent à l’intersection de multiples axes de différenciation à la fois discursifs et matériels. Il est aussi postulé que l’articulation de ces axes rend possible une agentivité – comprise comme la possibilité d’introduire une re24-signification des normes et frontières symboliques, mais aussi de participer à la (re)production des institutions, pratiques organisationnelles et formes d’interactions sociales – grâce à laquelle ils contribuent à ce processus de subjectivation, en dépit des contraintes discursives et matérielles exercées par les institutions sociales, les pratiques organisationnelles, dans les interactions sociales ou par les représentations qui sont faites d’eux. Plus précisément, la question suivante guide la présente recherche : comment des normes intersectionnelles (de race/ethnicité, de genre, de sexualité, de statut migratoire, d’âge, de corporalité, etc.), imbriquées dans des matrices de pouvoir (hétéronormatives, homonormatives, racistes, sexistes, classistes, âgistes, nationalistes, etc.), contraignent et habilitent la compréhension que des hommes immigrants ayant des relations sexuelles et/ou amoureuses avec d’autres hommes ont d’eux-mêmes, ainsi que leurs actions sociales.

24 Ici, une précision s’impose afin de contrer l’amalgame entre agentivité et politique progressiste et

transformatrice (Bilge, 2010b). En effet, l’usage du préfixe « re- », emprunté à Butler, mise pleinement sur l’ambiguïté sémantique de ce préfixe en français, qui signifie aussi bien la répétition, que le retour et la modification (Jalenques, 2002). Par conséquent, la conceptualisation de l’agentivité comme re-signification ou (re)production incorpore cette ambiguïté et essaie de rendre compte à la fois d’une agentivité « émancipatrice », ou progressiste, et d’une agentivité « conservatrice » désirant la répétition normative.

3 – La voix de sujets ethnosexuels : recueillir et analyser

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