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2.1.3 – La compréhension coloniale, postcoloniale et transculturelle des sexualités non normatives

À l’abri des larges toiles, calife séducteur et redouté, mots privés que je lui souffle. Si près, mes lèvres frémissent au toucher de son lobe. Il baisse les paupières, renverse la tête, bande légèrement, tranquille volupté. Son corps gitan, serti de bijoux à chaque oreille, anneau précieux comme héros rock, mais au nez encore, la lèvre, un sourcil, mamelon percé, près du nombril, ailleurs, sans doute. Des bracelets, abondance, toutes formes, métal, couleurs, poignets, chevilles, bras. Des bagues, pierres précieuses, colliers. Le parer, joyaux profanes, prince, l’adorer. Oriental, si merveilleux, et voluptueux, garçon de harem, allongé, lascif, nu, sur d’épais tapis, entouré de coussins, nuages d’encens flottent, narguilé, immobile chaleur. Silence, une eau tranquille s’égoutte dans la pénombre close des persiennes. Ado offert et délectable.

Larose, 2001 : 34

Or, cette problématisation contemporaine de sexualités racisées, jugées « anormales », n’est pas un phénomène nouveau, mais s’inscrit plutôt dans une longue histoire de problématisation orientaliste de la sexualité des Autres. André Gide, voyageant en Afrique du Nord à la fin du 19e et au début du 20e siècle – profitant des significations sexuelles différentes pour y vivre lui-même des aventures homosexuelles – mettait en garde contre la tentation d’associer certaines sexualités à certaines nations. La citation de Larose mise en épigraphe, issue du Québec contemporain, raconte une rencontre entre un Québécois et un « jeune Turc » qui, elle, a précisément pour effet de « nationaliser » la sexualité à travers une iconographie orientaliste qui assigne des caractéristiques sexuelles à une identité nationale, la turquicité – et plus largement l’orientalité –. Dans un cas comme dans l’autre, l’un critique, l’autre érotique, ces deux perspectives montrent comment la sexualité en « Orient » est objet de fascination, d’envie, de répulsion, de fantasmes.

Selon Anne McClintock, le genre et la sexualité sont des mécanismes présents au cœur même de l’impérialisme, comme du nationalisme, inscrits dans ce qu’elle nomme la tradition « porno-tropique » européenne :

For centuries, the uncertain continents – Africa, the Americas, Asia – were figured in European lore as libidinously eroticized. Traveler’s tales abounded with visions of the monstrous sexuality of far-off lands […]. Renaissance travelers found an eager and lascivious audience for their spicy tales, so that, long before the era of high Victorian imperialism, Africa and the Americas had become what can be called a porno-tropics for the European imagination – a fantastic magic lantern of the mind onto which Europe projected its forbidden sexual desires and fears. (McClintock, 1995 : 22)

Les colonies apparaissaient donc comme de vastes espaces où les sexualités étaient présumées différentes, et inférieures, en opposition à une « bonne » sexualité, bourgeoise et blanche, qu’incarnait l’idéal de la sexualité victorienne dans le contexte britannique. Cette interaction des sexualités, du genre et du colonialisme a été brillamment analysée par les féministes postcoloniales (voir notamment McClintock, 1995; Narayan, 1997; Stoller, 2002), qui ont montré comment la position sociale des femmes, tant colonisatrices que colonisées, et les normes de féminité ont été influencées par les contextes coloniaux et postcoloniaux. Les détails de ces analyses ne seront pas abordés ici, mais il apparaît important de reconnaître le rôle fondateur de ces féministes dans la compréhension des sexualités coloniales et postcoloniales, en ce sens qu’elles ont mis en relief une articulation qui était négligée tant dans plusieurs écrits postcoloniaux que dans les études des sexualités.

Cette interaction ne s’appliquait pas qu’aux femmes, mais s’étendait aussi à la sodomie, le « péché abominable » (Bleys, 1995). L’accusation de propension à la sodomie, adressée à plusieurs peuples colonisés, tant en Amérique latine, qu’en Afrique et en Asie, justifiait non seulement l’infériorisation de ces peuples, mais aussi la guerre qui leur était menée. Même lorsqu’il s’agissait d’observations anecdotiques, souvent liées aux élites (Narayan, 1997) celles-ci étaient généralisées à l’ensemble de la population et extraites de

leur contexte qui leur donnait sens. Selon Bleys, deux tropes opéraient dans cette représentation sexuelle des colonisés :

The first consisted of an assessment of an entire people’s position on a gradual scale of masculinity, lending metaphorical status to gender in the mapping of mankind. The other, not seldom intertwined with the first yet different, weighed the relative share of deviant personalities within a population and represented it as indicative, metonymically, of the latter’s cultural or, gradually, racial status. (Bleys, 1995 : 45)

C’est ainsi qu’au 19e siècle on assiste à une véritable cartographie et un inventaire colonial des pratiques sexuelles, notamment de la sodomie (Arondekar, 2005) et la prostitution (Levine, 2000), et que des régulations sont instaurées par les différents empires afin de préserver l’hégémonie de l’homme blanc hétérosexuel, apparemment menacée par les vices locaux (Bleys, 1995). Paradoxalement, ces discours sur les pratiques sodomites dans les colonies n’avaient pas pour seul but de les condamner : plusieurs auteurs en faisaient plutôt une description favorable et ne cachaient pas leur appréciation à l’égard de ces lieux où ils pouvaient laisser libre cours à leurs désirs, au moment où la sodomie était fortement criminalisée dans les métropoles, notamment en Angleterre : « The colonies provided many possibilities of homoerotocism, homosociality and homosexuality – a variety of perspectives and experiences by which men expressed attraction to other men (or male youths). Some European men found sexual partners […] among fellow Europeans or indigenous men. » (Aldrich, 2003 : 3) Qu’il s’agisse de pratiques dues au manque d’accès aux femmes ou qui s’expliquent par un réel désir homosexuel, cette rencontre sexuelle coloniale a eu pour effet de modifier les significations locales (aussi bien celles des métropoles, lorsque ces hommes y retournaient, que celles des colonies). Les discours et pratiques sexuelles reposaient pour une large part sur une racisation des comportements sexuels, la sodomie étant, par exemple, assignée aux colonisés et conçue comme étrangère à la « bonne » sexualité victorienne, processus qui participait de l’infériorisation culturelle de ces sociétés coloniales : leurs « mœurs » sexuelles étaient jugées inférieures, non civilisées, et reflet d’une culture devant être « civilisée ».

Sans présumer de continuités, ce qui précède semble pertinent pour aider à comprendre des phénomènes et pratiques culturelles qui, dans le contexte actuel de la globalisation, peuvent sembler nouveaux, alors même que cette globalisation n’est pas récente (Appadurai, 1996). L’expansion d’un tourisme gai, la circulation croissante d’images et de produits culturels gais en provenance des États-Unis et d’Europe, l’extension des moyens de communication grâce à Internet, ont pour effet que les personnes des pays du « Sud » sont de plus en plus exposées aux modèles sexuels occidentaux qui peuvent être en dissonance par rapport aux modèles locaux. Dans le cas du colonialisme et de la globalisation, deux principales approches s’opposent dans la façon de saisir cette rencontre marquée par des rapports de pouvoir inégalitaires : l’une qui postule un

impérialisme universaliste porteur d’une homogénéisation, l’autre qui appréhende cette

relation de façon multipolaire, attentive aussi bien aux dynamiques coloniales et globales, qu’aux dynamiques locales et nationales.

La première approche est particulièrement présente dans les écrits récents et controversés du politologue Joseph Massad (2002 et 2007), selon qui la relation actuelle entre l’Occident et les sociétés arabes, relativement à l’homosexualité, représenterait une continuité par rapport au discours orientaliste de l’époque coloniale : alors que le discours tenu par les diverses élites métropolitaines, sous les régimes coloniaux, tendait à représenter les mœurs sexuelles arabes comme étant essentiellement dissolues, et donc à imposer une moralité victorienne, le discours actuel tendrait inversement à représenter ces mœurs comme étant essentiellement répressives, et à imposer une vision occidentale des droits de la personne. Dans les deux cas, un sujet arabe sexualisé aurait été créé par le discours occidental, caractérisé dans l’époque contemporaine par les catégories binaires hétérosexuel/homosexuel, qui s’imposent aux individus dans ces sociétés. D’un mouvement de libération gaie à visée émancipatrice (Seidman, 1997), nous serions donc passés à un mouvement de libération des gais à visée impérialiste.

Massad affirme que c’est à partir des années 1980 que la sexualité devient un objet de discours plus présent parmi les intellectuels arabes, et il établit alors un lien avec

l’émergence d’un discours universaliste occidental en faveur de l’extension des droits de la personne aux minorités sexuelles. Ce discours humanitaire serait de plus combiné au tourisme sexuel gai dans les pays arabes, ainsi qu’à une forte proportion d’hommes homosexuels dans les corps diplomatiques des ambassades occidentales et dans les bureaux d’agence de presse et d’ONG15 (Massad, 2002 et 2007). Cette combinaison de pratiques sexuelles occidentales et du discours sur les droits des gais et lesbiennes, véhiculés par l’entremise de la globalisation, aurait pour effet de créer un sujet homosexuel : la polymorphie de la sexualité dans les sociétés arabes serait incompréhensible aux yeux d’une « Internationale gaie » qui, s’attribuant une mission civilisatrice sexuelle, essaierait alors de coloniser la sexualité arabe, de la re-orienter (voir aussi Hoad, 2000, pour une perspective similaire bien que plus nuancée, dans le contexte de l’Afrique australe). Il s’agirait d’une violence épistémique, éthique et politique exercée sur diverses sociétés afin d’universaliser les catégories « gai » et « lesbienne », au détriment de leurs propres configurations sexuelles. Selon Massad, cette hégémonie homosexuelle aurait réussi à s’établir au sein de l’élite et chercherait dorénavant à s’imposer au reste des populations :

[…] the collusion between middle- and upper-class native informants and diasporic members of the national group in question on the one side, and the Western human rights groups and organizations on the other, makes it clear that it is not only a Eurocentric culture that is being universalized, but a culture that has important class attributes and therefore serious consequences for those unfit to defend themselves. (Massad, 2007 : 39)

L’« Internationale gaie » postulée par Massad constitue un appareil discursif complexe qui ne laisse que deux choix possibles aux sociétés arabes : « […] support them or oppose them without ever questioning their epistemological underpinnings. » (Massad, 2007 : 174)16

15 Notons ici que Massad n’apporte aucune preuve pour étayer cette dernière affirmation et qu’il recourt,

ailleurs, à des rumeurs et faits anecdotiques qui ne sont pas appuyés sur des sources crédibles.

16 Le choix de vocabulaire n’est pas innocent. Par cette dernière phrase, Massad cherche à établir une

complicité entre cette « International gaie » et les manœuvres de la guerre au terrorisme post-11 septembre 2001. Ailleurs (Massad, 2007 : 193), son usage du mot pénétration a une fonction similaire : faire référence à la passivité, au déshonneur et à l’émasculation du sodomisé (c.-à-d. les sociétés arabes) et affirmer le pouvoir dominant et violent de cette « Internationale gaie ». Il faut aussi souligner que l’usage du terme

Bien que Massad s’inscrive dans une perspective poststructuraliste influencée par Foucault, il est paradoxal que, dans son analyse, les personnes de sexualités non normatives ne bénéficient pas de la conception relationnelle du pouvoir développée par Foucault (1976). Au contraire, le discours n’appartient qu’à l’« Internationale gaie », à ses alliés bourgeois locaux et au contre-discours islamiste : les hommes qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes semblent quant à eux entièrement dominés et passifs, épistémiquement pénétrés, et amalgamés dans un modèle de sexualité méditerranéenne réifié (Al-Kassim, 2008). Or, s’il est vrai que les discours sur les droits des minorités sexuelles s’appuient souvent sur une vision téléologique présumant l’issue d’un « soi » véritable hors du placard, l’existence de sujets musulmans queer (Rahman, 2010) montre que ce pouvoir n’est pas total ni unipolaire. De surcroît, l’analyse proposée par Massad fait complètement abstraction de dynamiques locales et nationales : l’impérialisme est la seule interprétation qui serait valide, indépendamment de toute transformation locale possible dans les significations et pratiques sexuelles, pourtant documentées (Abu Khalil, 1997; Hayes, 2000; Hamel, 2002; Bereket et Adam, 2006; Merabet, 2006; Whitaker, 2006; Ozbay, 2010). Une telle critique n’est pas sans rappeler celle adressée aux féministes du Tiers-monde par les élites nationalistes de leurs pays respectifs, qui résulte d’une méprise quant au rapport de pouvoir :

In many colonial and postcolonial contexts, it is difficult to clearly distinguish between the facts of change over time and “changes due to Western influence”, since many of these changes involve complex “complicities and resistances” between aspects of “Western culture” and Third-World institutions, agents, and political agendas. (Narayan, 1997 : 24) Contre cette interprétation réductrice, une seconde approche, plus relationnelle et multipolaire est possible. Trois éléments y sont pris en considération : les dynamiques globales, les dynamiques locales et nationales, ainsi que les subjectivités elles-mêmes et « Internationale » n’est pas sans faire référence à l’« Internationale communiste » du maccarthysme et sous- entend le « recrutement » de locaux par les gais occidentaux (voir Boellstorff, 2005 : 233n6). De surcroît, Massad ne justifie jamais, empiriquement, ses affirmations, du reste stéréotypées et plus polémiques que scientifiques, sur la nature élitiste, bourgeoise et occidentalisée de l’homosexualité dans les sociétés arabes.

leur agentivité. Quatre dimensions devraient y être considérées : économique (notamment le rôle du capitalisme dans l’organisation de la vie privée et la marchandisation de la sexualité), culturelle (diffusion d’images et représentations de la sexualité), politique (la régulation étatique de la sexualité, du licite et de l’illicite, du légitime et de l’illégitime) et épistémique (les compréhensions de l’être humain, de la sexualité et du monde) (Altman, 2001).

Au rang des dynamiques globales, on retrouve le « tourisme gai », c’est-à-dire le développement d’un tourisme de niche qui vise spécifiquement les homosexuels. Que ce soit au Mexique (Cantú, 2002), dans les Caraïbes (Alexander, 2005; Murray, 2007) ou encore en Inde (Puar, 2002), ce tourisme diffuse des pratiques et significations sexuelles différentes dans le contexte local. L’épidémie du VIH/SIDA a elle aussi des effets importants : les organismes qui visent la sensibilisation, l’éducation sexuelle, ainsi que le traitement, sont parfois associés à et souvent financés par des organismes internationaux. Il en découle que des catégories sexuelles et significations sont employées, sans qu’il y ait forcément une consonance avec les catégories locales (Altman, 2001). D’autre part, on retrouve aussi la circulation étendue des produits culturels euro-américains, y compris les produits culturels gais (revues, films – pornographiques ou non –, musiques, livres, etc.), consommés un peu partout dans le monde, ainsi que les facilités de communication en personne ou via Internet qui permettent à des personnes d’échanger et à des militants de s’organiser (Altman, 2001; Boellstorff, 2005; Jackson, 2009; Manalansan, 2003).

Ces caractéristiques des dynamiques globales de la sexualité, si elles sont comprises dans la perspective impérialiste postulée par Massad, ou si elles sont plus simplement le seul élément pris en considération, laissent entrevoir une homogénéisation : une identité gaie globale qui se répand et « pénètre » jusque dans les moindres recoins du globe, menaçant des formes de sexualités « traditionnelles », « authentiques ». La prise en compte des deux autres éléments permet toutefois d’interpréter la globalisation de l’homosexualité sous un autre jour. Comme D’Emilio (1993 [1983]) et Chauncey (1994) l’ont montré pour les États-Unis, des dynamiques nationales et locales ont une influence certaine. Les écrits

récents de Tom Boellstorff (2005) et Peter Jackson (2009) cherchent précisément à montrer que dans les pays « du Sud », des transformations sociales internes (elles-mêmes influencées par des dynamiques globales) contribuent à la modification constante des pratiques et significations sexuelles (voir aussi Manalansan, 1995; Parker, 1999; Altman, 2001; Cantú, 2002; Alexander, 2005; Murray, 2007). Contrairement à l’idée communément admise que la sexualité en Thaïlande ait été profondément transformée suite aux contacts de la Deuxième Guerre mondiale puis du tourisme sexuel, Jackson (2009) démontre que bien avant cela, des transformations avaient eu lieu et une subjectivité « homosexuelle » émergeait sans qu’il y ait contacts avec les modèles euro-américains, ce qui relativise les visions réductrices des sexualités « locales ». La dichotomie entre des pratiques traditionnelles et une identité moderne disparaît, au profit d’une tension entre différents modèles dont aucun n’est tout à fait authentique ni tout à fait étranger.

La métaphore du doublage proposée par Boellstorff, dans le cas indonésien, est particulièrement évocatrice quant à la capacité d’appropriation locale des modèles sexuels euro-américains. Il s’agit en quelque sorte d’un discours appliqué sur un autre discours, sans l’effacer et sans atteindre une parfaite synchronicité ou homogénéité : « The lifeworlds of gay and lesbi Indonesians indicate a more contingent inequality – queering translational theories of culture, indicating how unexpected selfhoods can be dubbed from hegemonies that might otherwise appear total, and globalizations that might otherwise appear seamless and beyond question. » (Boellstorff, 2005 : 218; italiques dans l’original) Un tel modèle permet de mieux comprendre la (re)production et transformation des pratiques et identités sexuelles aussi bien dans les pays du « Sud » que dans les pays « occidentaux ». Loin d’une « occidentalisation » stigmatisée, cette compréhension rend compte de la contingence fondamentale de toute subjectivité (homo)sexuelle, une position de sujet historiquement et spatialement située, et intersectionnelle, c’est-à-dire que toute personne n’est pas entièrement définie par cette position de sujet (Boellstorff, 2005). Au contraire, les personnes opèrent des (re)significations par leur agentivité, certes contrainte par ces dynamiques inégalitaires, mais existante.

La compréhension transnationale des sexualités bénéficie du concept de « sexscape » (Brennan, 2004), emprunté à la terminologie d’Appadurai (1996), pour qui la globalisation doit être comprise comme façonnée par des flux : ethnoscapes, mediascapes,

technoscapes, financescapes et ideoscapes. Il s’agit de flux (de populations, d’information,

de technologies, de capital et d’idées) certes accélérés et accrus, mais irréguliers, inégaux et influencés par les situations historique, linguistique et politique. Le concept de sexscape permet précisément d’y ajouter le « paysage » des sexualités, c’est-à-dire la circulation des sexualités, elle aussi accélérée et accrue, mais irrégulière et inégale. C’est dans ces circulations que les « mondes imaginés », dans leur dimension sexuelle, sont (re)formés par les sujets sexuels, non pas sous la forme, comme le prétend Massad, d’une occidentalisation massive et uniforme, mais d’une interaction productive entre des perspectives divergentes et inégales, ni tout à fait « modernes », ni tout à fait « traditionnelles ».

Cette compréhension de la dimension sexuelle des rapports coloniaux et postcoloniaux, fortement influencée par le féminisme postcolonial, semble plus adéquate, analytiquement, que celle de Massad. Pour Mohanty (1991), qui met l’accent sur le caractère contextuel et relationnel du pouvoir, il est nécessaire de prendre en compte les structures de domination multiples et fluides, mais aussi l’agentivité dynamique des individus et des collectivités dans un contexte donné. En s’appuyant sur le concept de « relations of ruling » développé par Barbara Smith, elle montre bien la complexité de ces rapports de pouvoir :

Rather than posit any simple relation of colonizer and colonized, or capitalist and worker, the concept “relations of ruling” posits multiple intersections of structures of power and emphasizes the process or form of ruling, not the frozen embodiment of it […]. By emphasizing the practices of ruling (or domination), it makes possible an analysis which examines, for instance, the very forms of colonialism and racism, rather than one which assumes or posits unitary definitions of them. (Mohanty, 1991 : 14)

Bien que la présente recherche ne soit pas directement concernée par le colonialisme, il est souhaitable d’incorporer à cette approche l’homophobie et l’hétéronormativité, imbriquées

à d’autres structures de domination, notamment le racisme. Mais comme le précise Mohanty, ces structures ne doivent pas être présumées unitaires; elles doivent être appréhendées dans leur caractère processuel, dans leur réalisation au cœur de pratiques sociales. Les structures de domination, coloniales et postcoloniales, ont transformé les configurations locales de façon importante – aussi bien dans les métropoles que dans les colonies –, en même temps que ces sociétés ont connus des changements ayant émergé de dynamiques locales. Il convient donc de ne pas simplifier la visibilité des sexualités non normatives dans une sorte de binarisme réducteur authenticité/occidentalisation. Ainsi, l’homophobie et l’hétéronormativité dont peuvent être victimes les personnes homosexuelles dans ces sociétés ne sont pas propres à une « culture homophobe », mais bien plutôt le résultat d’un processus historique, certes marqué par l’intrusion des normes sexuelles occidentales, mais aussi par l’action et la transformation des normes sexuelles locales, processus qui est aussi à l’œuvre dans les pays d’immigration, c’est-à-dire dans le

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