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3.2.1 – Accéder à une population invisible : procédure d’échantillonnage

Le recrutement de participants dans une population « invisible » pose des problèmes. En premier lieu, la critique queer questionne la catégorisation des potentiels participants (Kong, Mahoney et Plummer, 2002; Weston, 2009). L’usage de catégories comme « gai » et « homosexuel », fortement connotées aux revendications identitaires d’hommes blancs de classe moyenne, aurait risqué de limiter le recrutement à ceux qui s’y

identifient, ce qui devait être évité afin de ne pas exclure d’emblée des personnes qui rejettent ou se distancient de ces catégories identitaires et des normes qui les sous-tendent. C’est pour cette raison que la catégorie d’interpellation pour le recrutement a été modifiée assez tôt dans le processus de recherche, passant d’« homosexuels immigrants » à celle d’« hommes immigrants ayant des relations amoureuses et/ou sexuelles avec d’autres hommes ». En évitant les catégories identitaires – gai, homosexuel, bisexuel – il a été possible d’éviter de limiter l’échantillonnage aux seuls hommes qui utilisent ces catégories pour définir leur être sexuel, ce qui est particulièrement important dans un contexte transculturel tel que celui de cette recherche, afin de rejoindre des hommes pour qui la sexualité peut ne pas être une partie saillante de leur existence et de leurs expériences.

Par ailleurs, c’est précisément le lieu du recrutement qui devait être judicieusement sélectionné, étant donné qu’il s’agit d’une population « invisible », qui n’est pas associée à certains lieux spécifiques et peut ne pas s’exprimer publiquement. Le recrutement a d’abord été effectué par l’entremise des milieux associatifs, en particulier les organismes formés par des personnes racisées de minorités sexuelles, tels que Helem, Arc-en-ciel d’Afrique et Gay and lesbian Asians of Montréal. Cette stratégie a toutefois rapidement montré ses limites, par la très faible réponse, qui pourrait s’expliquer par la participation de ces organismes à d’autres projets de recherches similaires. Afin de résoudre ce problème, le site de recrutement a été modifié au profit des sites Internet de rencontre et salons de clavardage. Ce type de site a pour avantage de contourner, par sa nature même, le premier obstacle, celui de la catégorisation : puisque les personnes présentes sur les sites sélectionnés sont des hommes qui recherchent une relation (amicale, amoureuse et/ou sexuelle) avec un autre homme, il n’était pas nécessaire, pour contacter de potentiels participants, d’utiliser une catégorie qui aurait eu pour effet de restreindre la population étudiée. De plus, la nature de ce lieu, offrant aux membres un certain anonymat, a donné accès à des hommes qu’un recrutement dans les réseaux associatifs ou les lieux de socialisation gais n’aurait pas rejoints : en effet, ces deux derniers sites impliquent, pour la personne qui s’y engage, une

volonté minimale de visibilisation, alors qu’il fallait rejoindre des personnes qui peuvent ne pas vouloir visibiliser leur sexualité.

Plusieurs sites ont été utilisés, avec un succès variable : Gay411, EasyGayChat,

QcBoy, la Boîte à mâles34, BGCLive, Gay.com et ManHunt. Les quatre premiers, dont les membres sont principalement au Québec, s’adressent à tous les hommes ayant des relations amoureuses et/ou sexuelles avec d’autres hommes. BGCLive, basé aux États-Unis – mais ayant quelques centaines de membres au Québec – est pour sa part principalement utilisé par des Noirs, ainsi que des Latinos, Moyen-orientaux et Asiatiques. Quant aux deux derniers, ils ont une étendue internationale, avec un certain nombre de membres au Québec. Dans tous les cas, à l’exception d’EasyGayChat, un profil a été créé, en français et en anglais, dans lequel la recherche était décrite ainsi :

Bonjour à tous,

Je suis étudiant au doctorat en sociologie à l'Université de Montréal. Dans le cadre de ma recherche, je dois rencontrer des hommes immigrants ayant des relations amoureuses et/ou sexuelles avec d’autres hommes, nés à l'extérieur du Canada. Je voudrais que ces hommes me parlent de leurs interactions et expériences sociales, dans leur pays d'origine et ici au Québec. Ma recherche a pour objectif d'analyser les défis, les obstacles que ces immigrants peuvent rencontrer dans leurs parcours, ainsi que les ressources dont ils disposent. Mon intérêt est de comprendre comment leurs interactions (avec amis, famille, partenaires, collègues, etc.) influencent leur parcours, notamment à travers de possibles expériences de racisme et d'homophobie.

Ces hommes doivent avoir 18 ans et plus et peuvent être nés en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie du Sud, en Asie du Sud-Est ou en Asie de l'Est.

Si tu corresponds à ce profil, n'hésite pas à me contacter!

34 Le profil sur ce site a été annulé par les administrateurs du site après seulement quelques minutes

d’existence. Un contact auprès du service à la clientèle a permis d’apprendre qu’ils considéraient comme un manquement éthique la création d’un tel profil qui brimerait la confidentialité des membres. Même en faisant valoir qu’aucune donnée sur les membres n’était conservée et qu’un certificat éthique avait été délivré par l’Université de Montréal, il n’a pas été possible de renverser leur décision. Le recrutement sur ce site n’a donc jamais eu lieu.

Quant à EasyGayChat, qui est un salon de clavardage sans profils fixes, un profil était créé, lors de chaque connexion, dont le pseudonyme était « Immigrant » et dont la description, limitée par le site, correspondait approximativement à ceci : « Recherche en sociologie (UdeM), besoin de participants, hommes immigrants, pour entrevues. » Dans tous les cas, le minimum d’information a été transmis, dans un premier temps, afin de ne pas indisposer les personnes par un texte trop long qu’ils ne liraient pas, conformément aux recommandations d’autres chercheurs (Klein et al., 2011).

Sur ces sites, deux stratégies de recrutement ont été utilisées. D’une part, leur moteur de recherche a été utilisé pour identifier les membres de minorités ethniques – ce qui était toutefois impossible pour Gay411, dont le moteur de recherche ne permettait pas une telle recherche. Ceci a certes permis d’identifier les profils pertinents, mais aussi de constater que très peu d’entre eux étaient actifs, c’est-à-dire que leurs propriétaires ne s’étaient pas connectés depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Sur Gay411, les profils récemment actifs étaient passés en revue, à plusieurs reprises – et à différents moments du jour et de la semaine (Klein et al., 2011) –, afin d’identifier ceux qui étaient de minorités ethniques35. Les personnes ainsi identifiées étaient ensuite contactées, afin de les informer de la recherche et de leur demander s’ils étaient immigrants et intéressés à participer. Très rapidement, il est apparu que, parmi les sites à profils fixes, seul Gay411 donnait des résultats positifs : les autres sites regroupaient peu de membres québécois de minorités ethniques et parmi ceux-ci, aucun n’était réceptif. D’autre part, une stratégie de recrutement plus passive a aussi été utilisée, c’est-à-dire qu’une connexion était établie sans consulter les profils ni contacter aucun membre, en laissant plutôt les personnes intéressées initier le contact. Cette stratégie avait pour principal avantage de ne pas « déranger » des personnes qui pouvaient être en train d’échanger avec d’autres membres.

35 Le premier critère pour identifier ces profils était leur photo, c’est-à-dire en jugeant si la personne

« semblait » être de minorité ethnique. Ce n’est qu’en cliquant sur la photo que les détails du profil, y compris l’ethnicité, étaient accessibles, ce qui permettait de valider ou invalider le premier critère. Il est toutefois possible que des profils de personnes immigrantes qui ne « semblaient » pas être de minorités ethniques aient pu être ignorés, ce qui constitue une limite de cette procédure.

L’échantillonnage correspond au type par « contraste-saturation » (Pires, 1997). Deux principes guident cet échantillonnage : la diversification et la saturation. La diversification vise « à donner le panorama le plus complet possible des problèmes ou situations » (Pires, 1997 : 155, italiques dans l’original). Les cas ont été multipliés afin d’obtenir des données plus représentatives des variations du processus étudié (il s’agissait ici d’être particulièrement attentif aux contrastes liés à l’articulation variable des axes de différenciation). Cette diversification peut être externe, c’est-à-dire qu’il y a comparaison entre plusieurs groupes, ou interne, où c’est dans un groupe donné que la comparaison est effectuée. La saturation est quant à elle atteinte lorsque, nonobstant cette diversification, les entrevues ne donnent plus de résultats significativement différents des résultats déjà obtenus. Dans le cadre de la recherche, une diversification interne (prise en compte des multiples axes de différenciation sociale dans la population des hommes immigrants ayant des relations amoureuses et/ou sexuelles avec d’autres hommes), a été conjuguée à la saturation, d’où l’adoption d’une méthode d’échantillonnage par contraste-saturation. L’objectif était de rechercher les différences qui existent dans la population à l’étude : différences d’origine ethnique, de classe, d’âge, de sexualité, etc. Par ailleurs, la multiplication des sources permettait de densifier autant que possible les données relatives à ces différences, afin d’atteindre une saturation. C’est ainsi qu’une représentativité est atteinte qui n’est toutefois pas statistique et qui ne signifie pas la représentativité des sujets : dans cette posture, la représentativité est celle des processus sociaux analysés dans les données recueillies lors des entretiens auprès de plusieurs sujets, provenant de milieux diversifiés.

Au départ, les critères d’échantillonnage sont demeurés larges afin que la recherche soit sensible à des phénomènes inattendus. Ces critères ont donc été limités à être un homme de 18 ans et plus, né en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie36

36 Dans une perspective intersectionnelle et de théorisation ancrée, le recrutement ne devait pas être limité à

un groupe ethnique ou national particulier. En effet, bien que l’ethnicité et la racisation étaient mises de l’avant dans la construction de la problématique, l’importance de ces axes de différenciation dans le parcours

et ayant des relations amoureuses et/ou sexuelles avec un autre homme. Il s’agit ici d’un échantillonnage théorique, c'est-à-dire une :

récolte de données motivée par les concepts qui découlent de la théorisation fondée sur l’idée de « comparaison », dont l’objectif est de se rendre sur le terrain, chez des personnes ou sur les lieux d’événements susceptibles de maximiser les opportunités de découvrir des variations parmi les concepts et de densifier les catégories en fonction de leurs propriétés et de leurs dimensions. (Strauss et Corbin, 2004 [1990] : 241)

Dans un premier temps, l’échantillonnage était ouvert à tout homme correspondant à ces critères originaux. Suivant l’analyse des premières entrevues, cette phase a été remplacée par un échantillonnage relationnel (qui visait la densification des codes et catégories) puis discriminant (qui visait à mettre en lumière des dimensions particulières), lors desquels les critères de sélection ont été circonscrits aux éléments qui ressortaient des premières phases de l’analyse (Strauss et Corbin, 2004 [1990]) et qui devaient être étudiés plus en profondeur.

Le caractère intersectionnel de cette recherche a par ailleurs posé un problème significatif. Puisqu’il s’agit d’une analyse des effets de l’intersectionnalité des axes de différenciation sociale dans le parcours des participants, il convient de s’interroger à savoir dans quelle mesure l’inclusion, dans l’échantillon, de toutes les catégories possibles est souhaitable, et réalisable. Selon Landry (2007), qui se concentre sur la race, le genre et la classe, une recherche intersectionnelle devrait inclure des représentants de toutes les catégories pertinentes, ce qui est difficilement réalisable dans le contexte d’une recherche qualitative par entretiens, puisque les groupes à l’étude deviendraient trop nombreux. Or, en l’absence de certaines catégories et de groupe comparateur (en l’occurrence, ce serait des hommes hétérosexuels immigrants), comment peut-on attribuer une signification précise à une catégorie (la sexualité non normative) et associer une expérience à un groupe des participants n’était pas présumée, pas plus que l’influence déterminante d’une ethnicité en particulier sur l’expérience d’une sexualité non normative. Il est davantage possible de saisir l’interaction d’axes de différenciation sociale, telle que la classe, et leur saillance en évitant cette limitation préalable au niveau de l’ethnicité.

social? Comme précisé, une représentativité des sujets par rapport à tous les hommes immigrants ayant des relations amoureuses et/ou sexuelles avec d’autres hommes n’est pas recherchée, mais plutôt l’explication et la compréhension des processus sociaux : « it is the quality of the analysis and the extent to which we uncover meanings and processes germane to the qualitative endeavor, not the size of the sample or the presence of comparative categories, that produces theoretically relevant issues and explanations. » (Cuádraz et Uttal, 1999 : 166) Contrairement à Landry, les axes de différenciation ne sont pas abordés comme des variables; ainsi, comme l’affirment Cuádraz et Uttal, l’échantillonnage ne doit pas nécessairement inclure des représentants de tous les axes, mais plutôt rendre compte des effets de ces axes chez les multiples sujets enquêtés.

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