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2 – De l’invisibilité à la visibilité : homosexualités en contextes migratoires

On retrace les principales origines d’un champ d’études sociales des homosexualités à la fin des années 60 et au début des années 70, avec les travaux fondateurs de Mary McIntosh (1968), Dennis Altman (1971), John Gagnon et William Simon (1973), Ken Plummer (1975) et Jeffrey Weeks (1990 [1977]; 1981) qui ont tous essayé de montrer comment l’« homosexuel » est une construction sociale et non pas une condition essentiellement déviante. La notion de « rôle » homosexuel développé par McIntosh tente une explication de l’homosexualité en termes d’étiquetage et d’attentes sociales qui prennent des formes variées selon le contexte sociohistorique et auxquelles les personnes homosexuelles elles-mêmes se conforment plus ou moins. Les analyses sociohistoriques d’Altman et de Weeks tentent quant à elles de montrer comment divers phénomènes sociaux ont conduit à l’émergence d’une « libération gaie » et d’une « identité gaie », notamment l’industrialisation et l’urbanisation, le changement des patrons familiaux, la croissance des interventions sociales de l’État et la décroissance de celles des Églises, la libération sexuelle, etc. Gagnon et Simon analysent plus généralement le changement des « conduites sexuelles » et des « scripts sexuels », entre autres quant aux scripts homosexuels socialement élaborés. Finalement, Plummer propose une approche interactionniste pour expliquer comment la « déviance » homosexuelle est construite dans les interactions sociales, comment le sexuel est fondamentalement social.

Or, bien que ces recherches abordent la sexualité en tenant compte de son articulation à la classe et au genre, la race/ethnicité, l’immigration et le colonialisme y sont complètement occultés8 à l’exception notable d’Altman. Dans une section de son livre intitulée « Gay Liberation and Black Liberation : The Faggot as Nigger », Altman avance

8 Dans son article, McIntosh (1968) aborde certes des rôles homosexuels dans des contextes sociohistoriques

autres que l’Angleterre et les États-Unis, notamment au Moyen-Orient, ainsi que parmi certains peuples autochtones d’Amérique du Nord et d’Australie. Mais lorsqu’il est question de l’Angleterre et des États-Unis, la différenciation ethnique et raciale n’est pas prise en compte.

toutefois des pistes de réflexion qui montrent que cette intersection de l’homosexualité et de la différenciation raciale/ethnique était déjà problématisée :

For the black does not come into the homosexual world as an equal, nor does he shed his colour and the attached stigma by entering it. For if white middle-class homosexuals are marginally more willing to accept individual blacks than are straight peers […] this does not mean that they regard blacks as equals nor that they are aware of the extent to which racism penetrates American society. (Altman, 1971 : 194)

Malgré ses affirmations anecdotiques sur l’intégration raciale plus grande dans le « monde gai » et la prévalence plus forte de comportements homosexuels et bisexuels parmi les Noirs, Altman met de l’avant cet aspect racial de la construction sociale de l’homosexualité (et à l’inverse, l’aspect sexuel de la construction sociale de la différence raciale) qui est ignorée par les autres auteurs, aspect qu’il étend aux autres homosexuels non blancs, « brown, red, yellow [sic] » (Altman, 1971 : 195).

L’occultation de la différenciation raciale/ethnique dans les premiers travaux pourrait s’expliquer par la rareté des données à cette époque et le caractère embryonnaire de ce champ de recherche. Or, ce silence persiste dans les travaux plus récents (Altman, 2001; Plummer, 2003; Weeks, 2007), bien que la globalisation y fasse l’objet d’un traitement significatif. Ce constat est d’autant plus paradoxal que Weeks (2003 [1986]) reconnaît le rôle de la différenciation raciale dans les constructions sexuelles. Certes, l’immigration n’est plus totalement invisible, mais sa visibilité s’applique à la société britannique, dont le portrait est transformé par l’augmentation de l’immigration et dans laquelle des idéologies racistes problématisent ces flux migratoires autour de figures d’Autres culturels et sexuels (Weeks, 2007). Les homosexuels parmi ces immigrants demeurent toutefois invisibles. Pourtant, ces personnes peuvent ne pas avoir le même point de vue sur « ce monde que nous avons gagné », d’où l’intérêt d’interroger ce « nous », trop peu qualifié, présent en études gaies et lesbiennes.

Ce champ d’études a connu un tournant avec la publication du premier volume de l’Histoire de la sexualité (Foucault, 1976) et sa traduction en anglais quelques années plus

tard, ayant contribué à l’émergence d’un autre courant, celui de la théorie queer, courant poststructuraliste axé sur la déconstruction des normes de genre et de sexualité et la mise en valeur de leur subversion (voir notamment de Lauretis, 1987; Butler, 1990; Sedgwick, 1990). Mais là aussi, la sexualité et le genre sont souvent appréhendés dans ce qui pourrait être qualifié de vase clos. Bien que Butler (1993) explique comment la construction discursive des catégories de genre et de sexe tend à dissimuler l’intersection des autres axes, alors que la subjectivation ne se limite jamais à l’un ou l’autre et articule différents axes, les processus de subjectivation raciale, ethnique, de classe et leur imbrication sont généralement absents de ces écrits très influents. La théorie queer, comme les études gaies et lesbiennes, est donc marquée par un manque d’attention au colonialisme, à la formation raciale, aux processus migratoires et à leurs dimensions matérielles (Eng et Hom, 1998; Eng, Halberstam et Muñoz, 2005; Cantú, 2009). Par conséquent, la compréhension dominante de l’identification gaie et de la subjectivation queer s’avère insatisfaisante pour comprendre le parcours de personnes immigrantes et racisées de minorités sexuelles.

Du côté des études sur l’immigration, la prise en compte de l’homosexualité y est encore plus marginale (Luibhéid 2004; Manalansan, 2006; Cantú, 2009). Les dimensions macro, meso et micro des processus et dynamiques migratoires analysés semblent toutes être dépourvues de dimension sexuelle, comme si la sexualité n’influençait pas ces processus et dynamiques et que ces derniers n’influençaient pas la sexualité. Le genre est pourtant de plus en plus pris en compte dans les études sur l’immigration depuis la fin des années 70 (pour un survol, voir Hondagneu-Sotelo, 2003), qui montrent bien ce type d’interaction dans la migration des femmes. Mais un présupposé hétéronormatif9 informe

9 La notion d’hétéronormativité désigne un ordre social dans lequel la norme hétérosexuelle se fait sentir

partout, au détriment d’autres formes de sexualités qui doivent par conséquent contester cet ordre social pour être reconnues. Dans son introduction à un ouvrage collectif sur la théorie queer, Michael Warner résume bien l’étendue de cette hétéronormativité : « Every person who comes to a queer self-understanding knows in one way or another that her stigmatization is intricated with gender, with the family, with notions of individual freedom, the state, public speech, consumption and desire, nature and culture, maturation, reproductive politics, racial and national fantasy, class identity, truth and trust, censorship, intimate life and social display, terror and violence, health care, and deep cultural norms about the bearing of the body. » (Warner, 1991 : 6)

encore aujourd’hui nombre de recherches en immigration, qui présument que les personnes immigrantes sont hétérosexuelles et occultent ainsi les sexualités non normatives.

Face au caractère forcément partiel de ces recherches, il convient de s’interroger sur les outils théoriques adéquats afin d’appréhender les sexualités non normatives en contexte migratoire. Au-delà des recherches pionnières, d’autres chercheurs ont-ils identifié ces points d’aveuglement et proposé des théorisations alternatives? Y a-t-il des articulations entre approches théoriques qui permettraient de dépasser ces limites et de parvenir à une compréhension, certes toujours partiale et partielle, mais plus adéquate? À cet effet, les pages qui suivent seront consacrées à une revue de la littérature portant sur l’intersection de l’homosexualité et de la différenciation raciale/ethnique, plus précisément en contexte migratoire. De plus, ces résultats de recherches seront suivis par une discussion sur les a

priori théoriques et concepts sensibilisants qui permettent une compréhension plus

adéquate de la problématique.

2.1 – Être migrant et de sexualité non normative : vers un

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