• Aucun résultat trouvé

2.1.1 – L’intérêt émergent pour les sexualités non normatives des personnes immigrantes

Il serait par contre faux d’en conclure que ce n’est que récemment que les études gaies et lesbiennes ont porté attention à cette réalité autre. En effet, exception notable, les défis rencontrés par les personnes immigrantes et réfugiées homosexuelles sont devenus un

10 Le courant dit U.S. Third World feminism regroupait des féministes de couleur aux États-Unis qui, en

réaction aux analyses hégémoniques de la deuxième vague féministe, ont développé une conscience et une politique oppositionnelles, arguant que les femmes de couleur aux États-Unis vivaient une situation de colonialisme et d’impérialisme interne, y compris au sein des mouvements féministes (voir notamment Sandoval, 1991).

objet d’étude de plus en plus important en psychologie et en travail social dès la fin des années 8011 (Espín, 1987; Chan, 1989; Tremble, Schneider et Appathurai, 1989; Morales, 1990). Qu’indiquent ces dernières études portant sur l’objet d’étude? L’accent y est généralement mis sur l’appartenance conflictuelle à trois groupes sociaux : la société du « pays d’accueil », la « communauté immigrante », ainsi que la « communauté gaie et lesbienne » (Morales, 1990), chacun de ces groupes étant caractérisé par des valeurs sexuelles potentiellement divergentes ce qui constitue un ensemble de facteurs de stress et de détresse psychologique (Greene, 1997). Ainsi, la possibilité de faire sa sortie du placard est rendue plus difficile par les attentes de la communauté immigrante quant au mariage et à la procréation : dans ce contexte, l’homosexualité risque d’être conçue comme une menace incompatible avec la famille et le maintien de la communauté immigrante. De plus, la société d’accueil et les « communautés gaies et lesbiennes », elles-mêmes marquées par des normes raciales/ethniques, sont aussi des espaces sociaux d’exclusion ou de stéréotypes dépréciatifs (Chan, 1989; Tremble, Schneider et Appathurai, 1989).

Au Québec, des recherches récentes ont toutefois constaté que les différences entre homosexuels immigrants et « majoritaires » (francophones ou anglophones) ne seraient pas très importantes, même que la détresse psychologique serait similaire (Blais et Raymond, 2008; D’Amico, Julien et Chartrand, 2008; Guevara et al., 2008; Julien et al., 2008). Des différences sont toutefois observées :

Les jeunes appartenant aux groupes socioculturels minoritaires sont proportionnellement moins nombreux à avoir fait leur coming out à l’ensemble des membres de leur famille (famille immédiate et élargie) et à leur entourage social. De plus, on observe que les jeunes des minorités socioculturelles fréquentent moins les personnes et institutions de la communauté GLB que les jeunes du groupe majoritaire. (D’Amico, Julien et Chartrand, 2008 : 148)

11 Sans avoir d’explication certaine de cet intérêt précurseur en psychologie et en travail social, il semble

vraisemblable que cela s’explique par la proximité accrue des chercheurs de ces disciplines, dans leur pratique, avec les « sujets/clients » ethnosexuels. Il est à noter par ailleurs que certains de ces auteurs sont eux-mêmes des personnes de minorités ethniques ou racisées, ce qui peut aussi avoir contribué à l’attention accordée à cette intersection.

Par ailleurs, l’acceptation de la part de la mère serait moindre, mais les liens familiaux seraient néanmoins plus forts, ce qui suggère que ces personnes font usage de stratégies d’évitement pour préserver ces liens. Ces recherches s’avèrent toutefois limitées, étant axées sur les conséquences individuelles psychosociales, plutôt que sur les dynamiques et processus sociaux, et étant généralement caractérisées par la centralité du processus de

coming out conçu comme une « mesure » de l’adaptation.

Si les « pères fondateurs12 » des études gaies et lesbiennes semblent encore aujourd’hui aveugles face à l’influence de l’immigration sur les sexualités non normatives et l’influence de ces dernières sur l’immigration, tel n’est toutefois pas le cas d’un nombre croissant de jeunes chercheurs en sociologie, en anthropologie et en cultural studies, dont les travaux tendent vers un décloisonnement des champs d’études, établissant des ponts entre les études queer, gaies et lesbiennes et les études des migrations. Ces études, tant au Canada qu’en d’autres contextes nationaux, ont identifié certaines problématiques importantes. Aussi bien dans le cas de lesbiennes haïtiennes (Ambrosi, 2005) et de lesbiennes et gais libanais (Chbat, 2011) à Montréal, que de gais chinois à Toronto (Kapac, 1998), l’identité de ces personnes ne doit pas être comprise comme une totalité monolithique. Au contraire, il s’agit plutôt d’une construction multiple qui implique l’adoption d’une conception de soi différente en fonction du contexte et de facteurs sociaux, familiaux, linguistiques, ainsi qu’en fonction du parcours migratoire lui-même, comme le montre l’exemple des réfugiés dont l’identification gaie ou lesbienne est en quelque sorte forcée par les démarches qui nécessitent de dire sa sexualité non normative (Lee et Brotman, 2011). Exprimant un contraste révélateur, les participants à l’étude de Kapac

12 Précisons ici que les auteurs précédemment cités ne sont pas les seuls, en sciences sociales, à avoir travaillé

sur l’homosexualité depuis les années 60 et 70. Si certains ont accordé une place moins marginale à la différenciation raciale/ethnique et à l’immigration (voir notamment Chauncey, 1994; Herdt, 1997), il reste qu’à l’exception des Noirs aux États-Unis (Seidman, 2002), cet enjeu demeure peu développé. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans l’un des premiers livres portant précisément l’attention sur l’homosexualité et la migration (Cant, 1997), quinze des dix-sept récits de vie concernent des migrations campagne-ville, intereuropéennes ou entre l’Europe et l’Amérique du Nord : seuls deux récits portent sur des migrations Sud- Nord, soit une lesbienne sri lankaise et un gai thaïlandais ayant tous deux émigré en Grande-Bretagne.

(1998) se disent gay Chinese lorsqu’ils sont en interaction avec d’autres Chinois, mais se disent plutôt gay Asian dans les situations d’interaction avec d’autres gais. Il y a donc mise en saillance d’éléments différents : leur homosexualité pour se différencier d’autres Chinois, leur origine asiatique pour se différencier des autres gais, tout en s’identifiant plus globalement au référent « asiatique », plutôt qu’au référent « chinois ». Cette différenciation situationnelle n’est toutefois pas le résultat d’une volonté individuelle, mais plutôt d’une aliénation que Kapac qualifie de culturelle et sexuelle, étant tantôt exclus de l’identité chinoise à cause de leur sexualité non normative, et tantôt exclus de l’identité gaie à cause de leur ethnicité :

The unsuccessful sexual pursuit of White men frequently shaped a consciousness of exclusion and marginality based on Asian/Chinese physical characteristics. Sexual marginalization was for some men a formative experience in the development of an “Asian” racial consciousness; these racial subjectivities often developed only after several years experience with White gay men. (Kapac, 1998 : 175)

L’intersection des référents identitaires peut impliquer une tension significative, comme pour les hommes caribéens de Toronto et Halifax (Crichlow, 2004), qui vivent à la fois les attentes hétéronormatives de la communauté noire et le racisme dans les milieux blancs (y compris celui des milieux gais) :

Black men engaging in same-sex relations are expected to support community events, take on stereotypical roles, and keep silent about heterosexism. They are also expected to accept verbal and physical abuse because ‘they look for it.’ After all, their way of life challenges heterosexual roles, values, and functions and embodies same-sex desires that are deviant and destructive of Black identity. For some men, this moral regulation of Black same-sex practices creates a double invisibility. Buller and batty bwoys experience the racism that all Blacks face; at the same time, their marginalization by the Black community cuts them off from valuable support against racism. (Crichlow, 2004 : 118)

Cette double invisibilité imposée par le racisme et l’homophobie engendre une ambivalence face aux deux groupes de référence, minorités ethniques et sexuelles, dont les frontières ne les incluent que partiellement. Il n’est pas surprenant que, dans un tel contexte, les

personnes n’accordent pas la même importance à l’acte de sortie du placard que dans les milieux gais dominants. Loin de voir dans le « placard » un site d’oppression, plusieurs établissent une distinction entre verbaliser et vivre leur sexualité non normative (Chbat, 2011) : ils vivent ainsi leur sexualité de façon « tacite » (Decena, 2008), certains par choix, d’autres par obligation ressentie, présumant que leurs proches le « savent », mais ne le verbalisent pas, afin de ne pas affecter leurs relations familiales. La distance géographique, la « performance » d’un genre conforme aux attentes hétéronormatives, qui rend l’homosexualité relativement invisible, et l’autonomie financière constituent des facteurs qui facilitent ce vécu tacite de l’homosexualité (Chbat, 2011). À la lumière du récit d’un participant, qui concorde avec d’autres récits, Chbat met l’accent sur une double dynamique de « sortie du placard » : « se révéler à soi, qu'il pose comme une nécessité absolue, et se révéler aux autres qu'il pose comme optionnel, dépendamment des circonstances de chacun. […] Ce dernier [le coming out] est davantage associé à une honnêteté envers soi même qu'à une obligation de se révéler aux autres. » (Chbat, 2011 : 74-75)

La présence de la famille et l’importance du lien entre celle-ci et la « communauté immigrante » semblent être un des éléments très significatifs de ce parcours. Dans les cas où la famille est très liée à la communauté, toute divergence de comportement sexuel risque d’être perçue comme un affront à l’honneur familial et communautaire. À l’opposé, une famille plus distante de la communauté serait moins encline à imposer ses valeurs et plus tolérante face aux sexualités non normatives (Chrichlow, 2004; Ambrosi, 2005). Ceci permet d’avoir une vision plus juste de la « famille immigrante » qui n’est pas qu’un lieu de préservation d’une culture d’origine réifiée et pensée comme moins tolérante de la différence sexuelle, mais est aussi un espace de solidarité et même d’acceptation et de changement culturel, offrant des ressources face au racisme de la société. Dans leur études auprès de gais et lesbiennes d’origine migrante à Montréal, Gagné et Chamberland constatent que la représentation commune « voulant que la réalité de bien des gais et lesbiennes des communautés culturelles se caractérise par la dissimulation de l’orientation sexuelle, sauf à un réseau de soutien de quelques personnes, sous peine d’être rejetés par la

communauté » (Gagné et Chamberland, 2008 : 172) ne concorde par avec les récits de leurs participants, qu’ils soient de première ou de deuxième génération, dont l’orientation sexuelle est divulguée à une partie ou à l’ensemble de la famille sans qu’il n’y ait nécessairement un conflit insurmontable. Dans un tel contexte, la dimension tacite des sexualités non normatives est donc d’autant plus importante à comprendre, afin de ne pas réduire au statut d’opprimé des personnes qui vivent « librement » leur sexualité sans la verbaliser.

Ces recherches (voir aussi Poon et Ho, 2005) révèlent la complexité des parcours de ces sujets « ethnosexuels ». On y constate notamment l’existence de préjugés et stéréotypes à connotation raciste et une invisibilité – conjuguée à une fétichisation – dans la communauté gaie et lesbienne : les représentations de l’homme asiatique comme étant docile et efféminé et de l’homme noir comme étant hypersexuel, entre autres dans les soirées thématiques des bars, dans les publications et la pornographie gaies (Kapac, 1998), portent à conséquence, en ce sens qu’elles réduisent ces personnes à leur attribut sexuel fétichisé, sous- ou surdimensionné, entraînant un possible sentiment d’objectivation et d’exclusion : « the Black male body loses human agency and is stripped of dignity, self- worth, and voice by a process of commodification. » (Chrichlow, 2004 : 34)

Il faut relever aussi le rôle des attentes hétéronormatives et de l’homophobie parmi les minorités ethniques et racisées, qui viennent complexifier les possibles interactionnels aussi bien dans le milieu familial que, plus largement, dans les milieux religieux et communautaires. Là, les normes ethniques et sexuelles s’articulent aussi, (re)formant les frontières de ce qui constitue un comportement et une identification ethniques valables et désirables. Mais par divers modes de contournement et d’appropriation de ces normes, les personnes immigrantes de sexualités non normatives ne comprennent pas nécessairement leur subjectivité ethnosexuelle comme une domination subie. Elles exercent plutôt une agentivité polymorphe : (re)définition de soi (par la mise en relief d’éléments positifs) et (re)positionnement pour se distinguer des stéréotypes, appropriation et (re)définition de l’héritage culturel et religieux, performance d’une apparence de genre qui permet de

« passer », c’est-à-dire de ne pas être identifié comme gai ou lesbienne, et adoption de stratégies discursives pour verbaliser, ou non, son orientation sexuelle en fonction des circonstances.

Documents relatifs