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Puisque l’attention était portée sur les expériences des sujets, sur leurs pratiques et interactions sociales, leurs croyances et perceptions, l’entrevue en profondeur était particulièrement bien adaptée :

L’enquête par entretien est ainsi particulièrement pertinente lorsque l’on veut analyser le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques, aux événements dont ils ont pu être les témoins actifs; lorsque l’on veut mettre en évidence les systèmes de valeurs et les repères normatifs à partir desquels ils s’orientent et se déterminent. (Blanchet et Gotman, 2006 : 27)

Selon Poupart (1997) l’entrevue apporte quatre avantages importants dans un processus de recherche : un meilleur accès à la réalité de l’enquêté, l’enrichissement du matériel d’analyse, l’exploration des différentes facettes de l’expérience et la mise en perspective. En ayant recours à la parole d’acteurs sociaux, et en limitant les directives, il est possible de recueillir plus en profondeur leurs expériences, leurs valeurs et les normes sociales variées dont ils font l’expérience au quotidien.

Les hommes contactés ont par la suite été informés plus en détail, par échange de courriers électroniques ou conversations téléphoniques, du processus de la recherche et du déroulement de l’entrevue. Ce premier échange permettait de s’assurer de la collaboration

des sujets, en leur expliquant l’intérêt de la recherche et de l’entrevue elle-même (Poupart, 1997). Pour plusieurs, cette méthode posait problème et ils auraient préféré un questionnaire électronique. Il fallait donc leur expliquer les avantages d’une entrevue et en détailler le déroulement, afin de remédier à leurs réserves et craintes et d’obtenir leur collaboration.

Un soin particulier était apporté à les assurer de la crédibilité, ainsi que de la confidentialité et de l’anonymat, particulièrement important en présence de sujets recrutés sur Internet (Klein et al., 2011). Cette assurance était par ailleurs réitérée dans le formulaire de consentement (voir annexe 3) que les participants devaient lire et signer avant le début de l’entretien. Ceci correspond d’ailleurs à l’un des principes identifiés par Poupart (1997) afin que la relation d’entretien soit fructueuse, c’est-à-dire gagner la confiance de l’enquêté, en le rassurant entre autres sur l’anonymat des données, qui ne pourront être utilisées contre lui, et en adoptant une position de neutralité par rapport à son discours, en évitant les contradictions ou expressions qui paraîtraient hostiles. Pour contrer les doutes sur ma crédibilité, qui pouvaient être accrus par le mode de recrutement sur des sites Internet où l’identité réelle des gens est incertaine (Klein et al., 2011), une page Internet a été créée sur le site Internet www.umontreal.academia.edu, sur laquelle la recherche était là aussi décrite et où mes principales contributions scientifiques (publications et communications) étaient énumérées. Lors des communications préalables à l’entrevue, le lien vers cette page était affiché dans la signature.

Un autre principe relevé par Poupart consiste à mettre l’enquêté à l’aise dans le contexte de l’entrevue, ce qui réfère en somme à la mise en scène de l’entretien. Il importait ici de choisir un temps qui convenait aussi bien à moi qu’à l’enquêté, afin que tous deux soient capables de s’engager, sans distractions, dans l’entretien. Sur ce point, le choix du temps de l’entrevue a été laissé à la disponibilité des participants pour accommoder leur horaire. Au-delà du temps, il y a aussi le lieu de l’entretien qui devait être choisi adéquatement. Le lieu de résidence de l’enquêté peut être considéré comme un endroit très propice où l’enquêté est possiblement plus à l’aise pour parler ouvertement; c’est cette

possibilité qui a été prioritairement suggérée aux participants. Toutefois, dans le cas où le domicile n’était pas possible, les entrevues ont principalement eu lieu à mon bureau à l’Université de Montréal, ou dans un lieu public hors des heures d’affluence. Puisque les entretiens étaient préférablement enregistrés37, l’effet d’intrusion que l’enregistreuse pourrait avoir devait être minimisé, en la disposant de façon discrète.

Le dernier principe pour accroître la richesse de l’entretien implique d’inciter l’enquêté à prendre l’initiative de l’entretien, à favoriser son engagement, afin que son expérience soit pleinement exprimée. Afin que la parole des participants ne soit pas trop inhibée par les prénotions, l’entretien semi-directif a été choisi, sollicitant un récit de pratiques ou d’expériences (Miller, 2000; Plummer, 2001; Bertaux, 2005 [1997]). À une consigne de départ qui invitait le participant à raconter les expériences et interactions qui lui sont importantes dans son cheminement, ainsi que leur contexte, suivaient, au besoin, des interventions qui permettaient de relancer la discussion ou de l’orienter au besoin vers des thèmes qui émergeaient de la revue de la littérature préalable et des premières analyses (voir le guide d’entretien en annexe 1) : ses expériences dans son pays d’origine, les démarches légales d’immigration, son insertion au marché du travail, ses relations avec des collègues de travail, amis, partenaires, les liens avec sa famille, les expériences de racisme ou d’homophobie, ses interactions dans les milieux gais, etc. Cette méthode de recherche, qui minimise les interventions préétablies du chercheur, met l’accent sur la parole de l’enquêté : plutôt qu’une succession de questions prédéfinies et de réponses, le fil de l’entrevue suit le récit de l’enquêté dont les propos suscitent des relances et interventions du chercheur, spontanées autant que prévues, afin que des éléments soient davantage élaborés. Il est aussi possible de questionner l’enquêté sur des éléments qu’il n’a pas abordé, mais dont la revue de littérature suggère la pertinence générale.

37 Trois entrevues n’ont pas été enregistrées, à la demande des participants. Une prise de notes sommaires

pendant l’entretien était alors réalisée. Le lendemain, ces notes étaient transcrites dans un compte rendu plus détaillé.

En limitant les interventions initiales et en essayant de laisser libre cours à la parole des participants, la violence symbolique résultant des prénotions théoriques a pu être limitée :

[…] Le sociologue qui refuse la construction contrôlée et consciente de sa distance au réel et de son action sur le réel peut non seulement imposer aux sujets des questions que leur expérience ne leur pose pas et omettre les questions qu’elle leur pose, mais encore leur poser, en toute naïveté, les questions qu’il se pose à leur propos, par une confusion positiviste entre les questions qui se posent objectivement à eux et les questions qu’ils se posent consciemment. (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 2005 [1968] : 57) En évitant l’usage d’un guide d’entretien très développé en questions et sous questions, et en limitant autant que possible les interventions en cours d’entretien à des relances (Blanchet et Gotman, 2006), il est possible de réduire la violence symbolique à l’encontre de la connaissance pratique de l’acteur. La réduction de la violence symbolique n’implique toutefois pas l’absence de biais (Poupart, 1997). Mis à part des biais liés au dispositif de l’entretien (lieux, temps, enregistrement, etc.), contrôlés en laissant le choix de ces arrangements à la convenance des participants, un biais plus important est celui qui découle de l’intersubjectivité qui fonde l’entretien : la différence de position sociale qui peut inhiber ou orienter le discours de l’enquêté.

Sur cette problématique controversée de l’homologie de position ou statut social, à savoir s’il faut privilégier la similitude entre l’enquêteur et l’enquêté, un privilège épistémique par rapport à aux sujets ne pouvait pas être revendiqué : bien qu’étant sexuellement minoritaire38, j’étais par ailleurs ethniquement majoritaire. Il y avait donc une différence de position entre moi et les enquêtés. Toutefois, il ne s’agit pas en soi d’un désavantage. Dès le début de la sociologie, la similitude souhaitée entre le sujet de la recherche et les sujets étudiés était réduite, par Simmel (1980 [1907]) à une commune

38 Cette information était habituellement sollicitée par les participants potentiels très tôt dans le processus,

souvent dès les premiers contacts. Bien que la divulgation de cette information ait aussi bien des effets négatifs que positifs (Klein et al., 2011), l’honnêteté à cet égard a été privilégiée. Au moment de l’entrevue, les participants savaient donc qu’ils étaient face à un homme gai.

humanité pouvant s’accommoder des distanciations diverses qui n’inhibent pas nécessairement l’intercompréhension. Bourdieu a quant à lui constaté que la proximité et la familiarité entre enquêteur et enquêté, un temps souhaitées, pouvaient certes favoriser l’intercompréhension, mais limitaient par ailleurs la richesse des informations recueillies (Bourdieu, 1993). Afin de contrer la différence dans le rapport qu’est l’entretien, Bourdieu a donc mis de l’avant la capacité de l’enquêteur à se mettre à la place de l’enquêté, en pensée (Bourdieu, 1993), ce qui rejoint les principes d’empathie et d’écoute active préconisées dans l’entretien qualitatif (Grunberg et Schweisguth, 1996; Blanchet et Gotman, 2006).

Cette idée d’homologie et de familiarité apparaît de plus réductrice et irréalisable dans le contexte d’une recherche intersectionnelle. En effet, présupposer que deux personnes partageant une même position (de genre, de race/ethnicité, de classe, de sexualité, etc.) se comprennent plus aisément évacue toute notion d’intersectionnalité de ces axes (Phoenix, 1994) et d’hétérogénéité des expériences au sein d’une même catégorie sociale (Song et Parker, 1995) :

Thus, the dual categories of ‘black/white’, as well as ‘insider/outsider’, have not only tended to obscure the diversity of experiences and viewpoints between and within various groups, but these categories have also obscured the diversity of experiences which can occur between the researcher and the researched. (Song et Parker, 1995 : 243)

La « connaissance spontanée » de l’insider, tout comme la distanciation de l’outsider qui peut lui faire bénéficier d’un regard détaché, plus critique, ainsi que de la confiance des

insiders, ne peuvent donc être invoquées en eux-mêmes comme des privilèges

épistémiques. Même en étant du « même » genre ou orientation sexuelle39, bref en étant un

39 Il s’agit ici d’une simplification aux fins d’illustration. En effet, dire que le chercheur du même genre et de

la même orientation sexuelle que les participants signifierait l’adoption d’une catégorisation binaire du genre (homme/femme) et de l’orientation sexuelle (homosexuel/hétérosexuel) et l’inscription a priori du chercheur et des participants dans les catégories « homme » et « homosexuel ». Or, dans la perspective poststructuraliste et intersectionnelle qui informe la compréhension des subjectivités, ces catégories sont des réductions d’un continuum de (re)présentation de soi et de l’Autre dans lequel les rapports de pouvoir ne peuvent être réduits à la masculinité ou à la féminité, à l’homosexualité ou à l’hétérosexualité.

insider, des différences de pouvoir existent et ont une influence sur le déroulement de

l’entretien et, par conséquent, sur la connaissance co-construite dans ce processus.

Un réel appariement entre enquêteur et enquêté était donc concrètement impossible à moins de réduire leur identité. Au lieu de privilégier a priori la similitude comme facteur d’intercompréhension (et la différence comme contaminant), cette tension est plutôt abordée comme une dimension constitutive de la relation d’enquête qui influence l’interaction et la qualité de la communication (Rhodes, 1994). C’est par un regard critique constant sur mon rôle et mon engagement et de ma relation avec l’enquêté qu’il devient possible de percevoir, contextuellement, les effets de l’altérité (Acker, Barry et Esseveld, 1983; Edwards, 1990; Holand et Ramazanoglu, 1994; Arendell, 1997; Archer, 2002; Fawcett et Hearn, 2004). Il est ainsi possible de voir la différence comme une ressource : n’étant pas d’un même milieu racial/ethnique ni familiers, l’enquêté peut être plus enclin à se confier en ne craignant pas d’être jugé par un « semblable » (Rhodes, 1994). La différence permet aussi à l’enquêté de se percevoir comme un « expert », donc d’avoir un certain pouvoir dans la relation d’enquête (Miller et Glassner, 2004). Mais il est possible que la similitude soit elle aussi une ressource, en ce sens que partager une même expérience, par exemple que l’enquêteur et l’enquêté aient fait l’expérience de l’homophobie, peut aider à établir la relation de confiance en laissant présager que l’Autre « peut comprendre mon expérience » (Song et Parker, 1995).

Concrètement, ce rapport entre le sujet de recherche et les autres sujets, les participants, s’est avéré être un rapport en reconfiguration constante, affecté notamment par la sensibilité des thèmes abordés, l’origine ethnique ou nationale des participants, ainsi que la présentation de soi. Le récit de leur intimité qui était sollicité par l’entretien – intimité familiale, amicale, conjugale – nécessitait une adaptation systématique de mon attitude, physique et verbale, à l’égard de chaque participant, en fonction du degré d’ouverture démontré. Dans certains cas, en particulier avec des hommes latinos, une aisance à parler de leurs expériences et interactions sociales facilitait le processus d’entretien et permettait réellement de limiter les interventions à des relances et de rares consignes visant à aborder

certains thèmes. Par contre, cette aisance n’était pas généralisée, ce qui m’a fréquemment obligé à pratiquer davantage d’interventions afin de « guider » le participant : lui expliquer le questionnement, modifier l’ordre des thèmes abordés et la formulation des interventions, revenir sur un thème insuffisamment explicité, etc.

Ma présentation de moi-même, ma plus grande aisance avec le milieu, ont aussi eu un impact significatif sur le rapport, particulièrement lors d’entretiens avec des participants qui éprouvaient de la difficulté à parler de leurs expériences. Le déroulement des entrevues sur une longue période de temps, entre mai 2008 et janvier 2012, a permis d’observer la modification dans le temps de l’assurance et de l’aisance dans le contexte d’entretien. Les premières entrevues se sont avéré les plus ardues, mais leur analyse progressive a incité non seulement à modifier le guide d’entretien, allégé, mais aussi l’attitude, en montrant davantage de souplesse par rapport au déroulement, ainsi que d’empathie à l’égard des participants.

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