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Modélisation du refroidissement conformationnel dans une détente supersonique

3.1 Problématique : Etude conformationnelle du dipeptide protégé Ac-Ala-Ala-OBn

Les signatures électroniques dans le proche UV de deux conformères du dipeptide protégé Ac-Ala-Ala-OBn ont été détectées par IR2P-1C au LFP, avec des lasers fonctionnant en régime nanoseconde (Figure 3.1). Les spectres de vibration des modes amide A obtenus par spectroscopie de double résonance IR-UV, associés à des calculs de fréquences de vibration au niveau RI-B97-D/TZVPP [1], ont permis d’attribuer les structures suivantes à ces deux conformères : une structure étendue caractérisée par deux interactions de type C5 pour le conformère A, et une structure repliée présentant une liaison hydrogène C7 et une interaction NH-π pour le conformère B. Parmi les deux familles de structures possédant le meilleur accord avec les spectres IR (C5-C5 et π-C7), ces deux géométries possèdent chacune l’enthalpie libre à 0 K (correspondant à la somme de l’énergie électronique et de l’énergie vibrationnelle du point zéro) la plus basse. Néanmoins, la différence d’enthalpie libre à 0 K calculée entre les deux structures est importante (11,8 kJ 1 mol-1), ce qui rend très surprenant l’observation simultanée de celles-ci expérimentalement. De plus, c’est la moins stable des deux formes prédites par le calcul (le conformère A) qui correspond au signal d’ions le plus intense.

Fig. 3.1 – Spectre d’IR2P-1C du dipeptide protégé Ac-Ala-Ala-OBn dans le domaine du proche UV (au

centre) présentant les signatures électroniques de deux conformères, notés A et B, dont les structures attribuées, calculées au niveau RI-B97-D/TZVPP, sont respectivement représentées à droite et à gauche

de la figure.

On peut cependant argumenter sur le fait que, dans les expériences d’IR2P-1C, les rapports d’intensités des signaux d’ions entre conformères peuvent dans certains cas ne pas être

directement reliés aux rapports de population dans la détente supersonique. Avant de conclure à un paradoxe entre les prédictions énergétiques et les observations expérimentales, il faut donc au préalable justifier que les conformères A et B présentent des sections efficaces d’ionisation proches. La section efficace d’ionisation d’un conformère dépend de : (i) la probabilité d’absorber le premier photon, (i) la probabilité d’absorber le deuxième photon et (iii) la probabilité d’ionisation. Les deux conformères possédant le même chromophore, il est peu probable que la variation de l’environnement proche autour de celui-ci puisse à elle seule conduire à des probabilités d’absorption du premier photon très différentes. La probabilité d’absorber le deuxième photon dépend aussi de la durée de vie de l’état excité ππ*. Il est donc nécessaire de vérifier que la durée de vie du premier état excité ππ* du conformère B n’est pas petite devant la durée d’impulsion du laser UV nanoseconde, ce qui pourrait limiter l’absorption d’un second photon et donc affecter notre capacité à détecter le signal d’ion correspondant à ce conformère. Pour cela, des spectres d’IR2P-1C ont été réalisés au CLUPS en conservant les mêmes conditions expérimentales de désorption et de détente supersonique qu’au laboratoire, mais en utilisant des lasers UV picosecondes. Durant ces expériences aucune variation notable du rapport d’intensité des bandes associées aux conformères A et B n’a pu être mis en évidence. Ce résultat a été confirmé par la suite par des expériences pompe-sonde d’IR2P-2C : des durées de vie du même ordre de grandeur ont été mesurées pour le premier état excité ππ* de A et B, respectivement 45 et 30 ns, ce qui est également largement supérieur à la durée des impulsions d’un laser UV nanoseconde. Enfin, concernant le point (iii) évoqué précédemment, pour que les probabilités d’ionisation des deux conformères soient très différentes il faudrait par exemple que les différences de géométrie entre la molécule neutre et l’ion varie beaucoup entre A et B, ce qui est également peu probable. Ces hypothèses ayant été écartées, il faut donc en conclure que l’intensité du signal d’ion reflète très vraisemblablement les abondances expérimentales : les deux formes sont présentes simultanément dans la détente supersonique et la forme étendue est le conformère majoritaire.

L’origine du paradoxe apparent des abondances expérimentales de Ac-Ala-Ala-OBn provient de la grande différence de géométrie entre les deux structures : la structure du conformère B, contrainte par la présence des interactions C7 et NH-π, est beaucoup moins flexible que celle associée au conformère A. En d’autres termes, le conformère A possède des modes de vibration de plus basses fréquences que le conformère B. Les enthalpies libres des deux conformations présentent donc des comportements très différents vis-à-vis de la température. Les modes de basses fréquences entraînent en effet une augmentation plus rapide de la densité d’états

vibrationnels du conformère A avec l’énergie ; plus l’énergie augmente, plus ce conformère est favorisée pour des raisons entropiques. L’évolution des enthalpies libres relatives des formes étendues et repliées en fonction de la température est représentée dans la Figure 3.2. La différence d’enthalpie libre entre le conformère A et le conformère B diminue lorsque la température augmente. Il existe même une température d’inversion à partir de laquelle la forme étendue devient la forme la plus stable du dipeptide protégé. Cette température d’inversion vaut 260 K pour des enthalpies libres calculées avec la méthode DFT RI-B97-D/TZVPP (mais peut varier de plusieurs centaines de Kelvin selon la fonctionnelle et la base utilisées [1]). Tout se passe donc comme si la température conformationnelle (la température définie d’après les rapports de population entre conformations à l’équilibre thermodynamique) du système était supérieure à 260 K dans la zone d’interaction avec les lasers. Nous avons donc cherché à comprendre pourquoi cette dernière température était aussi différente des températures vibrationnelles et rotationnelles (estimées à environ une dizaine de Kelvin) dans le cas de Ac-Ala-Ala-OBn.

Fig. 3.2 – Haut : Evolution des enthalpies libres relatives (∆G en kJ 1 mol-1) des conformères A et B du dipeptide protégé Ac-Ala-Ala-OBn en fonction de la température, calculée à partir des énergies et fréquences harmoniques obtenues au niveau RI-B97-D/TZVPP. Bas : Evolution des abondances relatives

des conformères A et B en fonction de la température, calculées par la loi de Maxwell-Boltzmann. Ces abondances correspondent à celles obtenues dans le cadre d’un équilibre thermodynamique entre les deux

Pour cela, nous nous sommes intéressés au processus de refroidissement de molécules flexibles dans une détente supersonique. Il a été montré qu’après désorption d’une surface de graphite (avant refroidissement dans une détente supersonique) des températures vibrationnelles de l’ordre de 300 à 450 K pouvaient être atteintes [5]. Le processus suivant peut donc être imaginé : le conformère A, initialement très majoritaire, est refroidi par collisions dans la détente supersonique, ce qui diminue ainsi son abondance au profit du conformère B. Cependant, après un certain nombre de collisions, l’énergie interne disponible devient faible devant la barrière d’isomérisation, ce qui ralentit considérablement la cinétique de ce processus. Le système passe alors d’un état d’équilibre thermodynamique à un état hors équilibre, les températures vibrationnelles et rotationnelles du peptide continuent de diminuer suite à des collisions mais la température conformationnelle (définie par le rapport d’abondance entre conformations à l’équilibre thermodynamique) ne varie plus. Pour résumer, le rapport d’abondance entre conformations observées dans une détente supersonique est gouverné par un contrôle cinétique dû à la compétition entre la vitesse de refroidissement par collisions et la vitesse d’isomérisation entre conformations.

Pour tenir compte de ce phénomène une correction est souvent apportée au critère énergétique utilisé lors de l’attribution de spectres IR et présenté au début de ce chapitre. Elle consiste à comparer les enthalpies libres calculées à 300 K et non pas à 0 K. Ce qui revient à estimer une température conformationnelle finale du système de 300 K. Toutefois, on doit s’attendre à ce que les rapports d’abondances entre conformations dépendent de nombreux facteurs, dont par exemple les hauteurs de barrières d’isomérisation et les caractéristiques de la détente supersonique. Cette valeur empirique de température conformationnelle est donc difficilement généralisable d’un système à un autre. Pour essayer d’améliorer notre compréhension du processus de refroidissement dans une détente supersonique, une partie de mes travaux de thèse a été consacrée au développement d’un modèle statistique de transfert d’énergie interne par collisions et d’isomérisations de molécules vaporisées par désorption laser, ou par simple chauffage, et refroidies dans une détente supersonique.