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Ce genre de manifestations internationales, impliquant le transport d’un grand nombre d’œuvres n’est pas sans danger pour la sécurité des œuvres, ce dont la plupart des conservateurs et directeurs de musées étaient parfaitement conscients. Lorsque le comité d’organisation a effectué ses demandes de prêts auprès des plus grands musées européens, il est arrivé à de nombreuses reprises que certains directeurs refusent d’envoyer les œuvres dont ils sont chargés d’assurer la préservation à l’étranger. La plupart des raisons évoquées concernent le danger d’un tel voyage sur la conservation des œuvres, la crainte d’un accident lors de l’une ou l’autre des étapes du périple.

On en trouve des exemples dans les lettres échangées entre la France et les divers pays prêteurs.

Le maire de la ville d’Aix-en-Provence et le directeur du Musée Granet refusent dans un premier temps le prêt d’une œuvre d’art exigée par les Musées Nationaux, la Commission de Surveillance du musée ayant décidé de ne plus prêter les œuvres d’art lui

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Annexe XIX

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SANPAOLESI, « Le transport et l’emballage des œuvres pour l’Exposition d’Art Italien de Paris », Mouseion, 1935, op.cit.

94 appartenant en raison des risques de détérioration qu’elles courent pendant le voyage191. Tout comme en Italie, la pression du gouvernement français s’est exercée sur les musées de province, et les conservateurs récalcitrants ont été obligés de confier leurs trésors aux dangers d’une telle expédition.

Charles Arsene-Henry, Ministre de France à Copenhague, relate à Pierre Laval le contenu d’une note qui lui a été envoyée par le gouvernement danois, suite à la demande de prêt de deux œuvres, le Christ de Douleur de Mantegna et la Visitation de la Vierge de Filippino Lippi : « en raison de la nature des tableaux en question – il s’agit de peintures sur bois – lesdites autorités ne croient pas possible d’exposer ces œuvres d’art, qui comptent parmi les plus précieux trésors du Musée, aux dangers que comporte toujours un transport de peintures sur bois »192. Le directeur de la National Gallery of Scotland refuse quant à lui le prêt d’un tableau de Tiepolo, en raison des difficultés de transport, et du fait que l’absence de cette œuvre majeure portera préjudice au musée durant la saison touristique193.

Hans Posse, directeur de la galerie de la ville de Dresde, refuse les prêts demandés par le comité, et avance plusieurs arguments intéressants. Le premier est que durant l’été 1935, plus de cinquante tableaux appartenant au musée sont prêtés pour des expositions dans le pays et à l’étranger, ce qui illustre bien l’ampleur de ces échanges artistiques. Face à la demande de prêt de deux prédelles d’Ercole Roberti, Hans Posse répond par un refus, « car après un an et demi de séjour à Ferrare pour l’exposition de Ferrare, elles sont revenues dans un état déplorable et nous ne pouvons prendre la responsabilité de les envoyer encore une fois en voyage »194. De même, M. Stieve, directeur de la section culturelle du gouvernement, refuse également le prêt des œuvres demandées par le comité franco-italien, pour des raisons de principe : « A la suite de l’incendie qui a détruit, il y a quelques années, à Munich, une exposition internationale de peinture et causé des dommages considérables, il aurait été décidé […] qu’aucune toile ne sortirait désormais d’Allemagne »195

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Lettre du maire de la ville d’Aix-en-Provence à Henri Verne, 16 avril 1935, AMN, liasse A, dossier III

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Lettre de Charles Arsene-Henry à Pierre Laval, 1er février 1935, APP, boite IX, dossier n°21

193

Lettre du directeur de la National Gallery of Scotland à Henri Verne, 4 avril 1935, AMN, liasse A, dossier III

194

Lettre de Hans Posse à Henri Verne, 24 avril 1935, APP, boite I, dossier n°1ter

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95 Ces deux derniers exemples nous prouvent bien que les craintes des conservateurs sont fondées, et que les expositions posent des problèmes importants pour la préservation des œuvres. Certains articles rejoignent le point de vue des conservateurs et s’interrogent sur l’utilité réelle de ces déplacements, mis en regard des risques encourus par ces œuvres anciennes et uniques. C’est le cas de Paul Hazard, professeur au Collège de France : « A quoi bon les départs et les lointains voyages, quand d’eux-mêmes, des visiteurs de tous les pays du monde, et en particulier les barbares du Nord, accourent pour vénérer sur place, à la Brera, aux Offices, au Vatican, les anges, les madones et les crucifixions ? »196. Hazard vante en revanche la portée symbolique et intellectuelle de ce voyage d’œuvres, voulu par le Duce.

Il n’existe dans les archives françaises aucun document émanant des musées italiens, faisant part de leurs craintes, de leur volonté de ne pas prêter telle ou telle œuvre. Un article de presse à propos de l’Exposition d’art italien formule pourtant les doutes émis par certains conservateurs italiens concernant ces déplacements massifs d’œuvres :

Et si le transport allait les abimer ? Et le changement de climat ? Etre habitué à la chaleur de Florence et affronter le ciel indécis de Paris, est-ce sans risque pour une toile tricentenaire ? Et un accident de chemin de fer, un naufrage ? Et le geste d’un fou ? Et le risque d’incendie ? Mais un seul mot apaisait touts les scrupules, et ce mot suffisait à tous, car il avait été prononcé à Rome, au Palais de Venise197.

Il est en effet fort probable que les conservateurs et directeurs de musées italiens aient eu la main forcée par le Duce pour accorder le prêt de leurs œuvres au Petit Palais et au Jeu de Paume, malgré leurs réticences en termes de conservation. Une lettre d’Ugo Ojetti adressée à Raymond Escholier évoque le ressentiment éprouvé par les Florentins, qui envoient quatre-vingt tableaux à l’exposition en pleine saison touristique198, ce qui risque de porter préjudice à leur musée.

En revanche, Emily Braun a pu consulter les archives italiennes, aux Archivio Centralo dello Stato199, où sont conservées de nombreuses lettres concernant les négociations de prêts où Borletti, président du Comité Italia-Francia, jouait le rôle de médiateur, ainsi que les directives émanant de Ciano et Ottavio De Peppo, répondant aux

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HAZARD Paul, « Espoir », La Renaissance, n°4-5-6, deuxième trimestre 1935, APP, boite VII, dossier n°47

197

SCIZE Pierre, « Première visite au Petit Palais », Paris-soir, 16 mai 1935, APP, boite VII, dossier n°45

198

Lettre d’Ugo Ojetti à Raymond Escholier, 21 février 1935, APP, boite IX, dossier n°23

199

ACS, Ministro della Cultura Popolare, Dir.Gen.Propaganda, Francia 1935, b.70, f. “Mostra di Parigi”, sf. “Parte generale/1”

96 demandes d’Ojetti. D’après ces documents, il y a effectivement eu des confrontations entre les autorités locales et le gouvernement, au vu des risques encourus par les œuvres. Ettore Modigliani, directeur de la Brera et membre du comité italien, avait à l’origine refusé le prêt du Mariage de la Vierge de Raphaël ; les fonctionnaires padouans se sont battus pour garder le Crucifix de Giotto. Toutes ces plaintes sont restées lettres mortes, puisque la pression du gouvernement a été telle que toutes ces œuvres sont finalement présentes à l’exposition. De même, il a été demandé aux organisateurs des expositions rivales, Titien à Venise et Corrège à Parme, de coordonner leurs demandes de prêts avec celles de l’exposition parisienne.

On a pu voir dans certaines lettres faisant état de problèmes antérieurs, que les craintes des conservateurs de voir leurs précieuses œuvres subir des dégâts sont fondées. En ce qui concerne l’Exposition d’Art Italien de 1935, plusieurs accidents sont effectivement survenus, provoquant des dégâts sur les œuvres. On peut en énumérer certains. Par suite d’un défaut de fabrication d’une des vitrines en acier, six faïences italiennes, dont trois appartenaient au Louvre et trois au Petit Palais, ont subi de sérieux dommages200. Le cadre d’un tableau de Pannini, La Piazza Navona, prêté par le Musée de Hanovre a subi un certain nombre de détériorations lors de l’exposition ou du transport201. Des éraflures ont été constatées sur deux tableaux de Modigliani prêtés au Jeu de Paume par un collectionneur privé, J. Netter202. De plus, un document daté du 22 juillet 1935 recense toutes les opérations de nettoyage et de restauration effectuées suite à l’exposition. Il s’agit pour la plupart de petits défauts à corriger, quelques éclats ou retouches à effectuer, parfois de défauts d’intégrité plus importants, comme une pierre tombale cassée en trois morceaux par la maison Chenue203. Enfin, presque tous les tableaux prêtés à l’exposition et renvoyés à Turin ont subi des dommages du fait de la mauvaise disposition des emballages qui les renfermaient dans le wagon204.

200

Lettre de Raymond Escholier à Pierre Darras, 12 juin 19353, APP, boite IX, dossier n°21

201

Lettre de Raymond Escholier à Pierre Darras, 8 août 1935, APP, boite IX, dossier n°22

202

Lettre d’Henri Verne à J.Netter, 7 août 1935, AMN, liasse A, dossier III

203

Lettre d’Edouard Bouet, réparateur d’objets d’art, au Petit Palais, 22 juillet 1935, APP, boite IX, dossier n°22

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