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C.3.b Les principaux obstacles à la compréhension de l’évaluation du risque par les

La construction du risque par chaque agent est une opération complexe mettant en jeu des facteurs liés à l'environnement social comme à l’histoire personnelle. L’évaluation du risque par chaque individu est donc fondée sur une alchimie complexe entre son fonctionnement personnel et l’environnement dans lequel il est plongé. Cette vision des choses n’est pas nouvelle à proprement parler. Déjà, à la fin du 19ème siècle, Jevons puis Edgeworth voulaient fonder le calcul économique sur des lois psychologiques, s’inspirant en cela des travaux des allemands Fechner et Wundt. Deux sphères mentales traditionnellement distinguées scandent les modes d’évaluation et de décision individuels : la cognition et l’émotion. Ces deux éléments sont générateurs de biais dans la théorie dominante, ce qui ne signifie pas pour autant des erreurs de la part des agents. L’émotion ressentie face à un risque est par exemple tout à fait significative de la perte de liberté correspondant à la possibilité de son occurrence, que ne peut appréhender une vision purement « objective ». Il nous faut donc analyser à travers ce double prisme ce qui fait sens dans l’évaluation individuelle du risque. C’est à cette seule condition qu’il nous sera possible de proposer des modèles alternatifs.

L’enjeu cognitif dans l’évaluation du risque par les agents

Le premier aspect qui fonde l’évaluation est la connaissance – ou la croyance – sur les probabilités et les valeurs des états du monde possibles. Mais, dans un cadre incertain, la manière d’accéder à ces deux éléments n’est pas donnée d’avance. Les agents forment des croyances sans avoir toujours pour autant d’information précise sur les objets de ces croyances. Pour cela, les individus comptent sur un nombre réduit de principes heuristiques qui réduisent l’ampleur de la tâche cognitive à des opérations de jugement plus simples. Kahneman et Tversky (1974) en relèvent trois grands types.

- Heuristique de représentativité. Lorsqu’un agent doit analyser une situation de risque, il le fait souvent en la rattachant à un ensemble de situations connues antérieurement et lui

paraissant similaires. Ainsi, les jugements peuvent souvent se fonder sur des stéréotypes. Signalons-en quelques conséquences : une relative insensibilité aux probabilités à priori au profit des observations empiriques, un échantillon d’observation réduit, une confusion entre les probabilités à un niveau local et celles à un niveau global, une illusion de validité forte, pour citer les principales 184.

- Heuristique de disponibilité. L’évaluation du risque se fait à partir des informations qui nous viennent le plus facilement à l’esprit, c’est-à-dire les plus médiatisées, les plus saillantes ou les plus récentes. En effet, seul un petit nombre de risques est sélectionné par l’agent comme pouvant réellement advenir. Le raisonnement devient même, bien souvent, binaire, se formulant sous les deux formes possibles opposées : ça va m’arriver nécessairement / ça ne peut pas m’arriver185. Les experts eux-mêmes évoquent rarement plus d'une ou deux options186, même si un temps important de réflexion est ensuite consacré à l'analyse de ces options. La « contenance » de notre mémoire active étant limitée, nous ne pensons pas à tous les risques avec la même intensité. Dès lors, les signaux que nous recevons influencent notre appréhension des événements possibles. Il est alors difficile d’imaginer de nouvelles possibilités concernant le déroulement de sinistres non survenus jusque là ou passablement oubliés. De façon très intéressante, cela conduit également à une illusion de corrélation entre des événements observés à la même période par le passé, même s’il n’y a aucune causalité187.

- Heuristique d’ancrage. L’estimation du risque se fait alors en partant d’un événement antérieur – portant le nom « d’ancre », pris comme point de référence et ajusté pour représenter la situation actuelle. Or, dans la réalité, le besoin d’ajustement est souvent minimisé par les agents, ce qui conduit à biaiser le jugement final dans le sens de la réalité antérieure188. Ces trois heuristiques sont le plus souvent fort utiles économiquement au niveau individuel, permettant à l’agent de s’épargner un lourd travail de recherche d’information, mais conduisent à des erreurs systématiques et prévisibles. Quelques exemples en témoignent.

Une expérience intéressante, menée par Tversky et Koehler, a montré que le fait de lister les modalités possibles d’occurrence d’un risque conduit souvent à le surestimer. Il s’opère donc

184

Cf. Kahneman et Tversky (1974).

185 Cf. Kunreuther (2001). 186 Cf. Zsambok et Klein (1997).

187 Ce trait cognitif a notamment été mis en évidence expérimentalement par Chapman et Chapman (1969). 188

un processus de focalisation sur certains risques plus « documentés » que les autres189. Au contraire, les hypothèses exclues du champ attentionnel sont sous estimées. Les auteurs on demandé à un panel d’individus de prédire des probabilités sur les causes de mortalité. Deux groupes ont été distingués. Deux questions différentes peuvent être posées aux membres du second groupe : « Quelle est la probabilité de mourir de mort naturelle ? » ou « Quelle est la probabilité de mourir de mort non naturelle ? ». On s’aperçoit que les morts non naturelles sont surestimées et que la somme des probabilités est inférieure à l’unité. Pour les membres du premier groupe, les questions sont posées pour chacune des causes de mortalité, sans demander aux volontaires de faire le total des prédictions faites par les différents sous groupes. On trouve alors une surestimation plus marquée encore des causes de mort non naturelles et une somme des probabilités supérieure à l’unité (voir ci-dessous).

Probabilité estimée de mourir de la manière suivante

Groupe I (spécifié) Groupe II (non spécifié)

Réalité

Cœur 22 - 34

Cancer 18 - 23

Autres formes de mort naturelle 33 - 35

Total des morts naturelles 73 58 92

Accident 32 - 5

Homicide 10 - 1

Autres formes de mort non naturelle 11 - 2

Total des morts non naturelles 53 32 8

Total général 126 90 100

Source : Tversky et Koehler (1994).

Tableau 10 : Evaluation par les agents des probabilités des principaux facteurs de mortalité

Plusieurs éléments permettent ici de confirmer expérimentalement l’heuristique de disponibilité. D’abord, on se rend compte que les causes de mort non naturelle sont très largement surestimées car elles sont le plus souvent saillantes à l’esprit. Par exemple, le risque d’homicide est amplifié d’un facteur 10 par rapport à la réalité du fait de la médiatisation comme du potentiel émotionnel qui permet de garder l’image de la mort par homicide vivace

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à l’esprit. Ensuite, on se rend compte que la spécification des types de morts naturelles ou non augmente à chaque fois l’estimation des probabilités d’occurrence. Lister les causes permet de réactiver la mémoire et de rendre une possibilité oubliée disponible à l’esprit. On pourrait ainsi dire que la modification de l’information induit une modification de la « carte cognitive »190 des risques auxquels les agents se sentent exposés.

Cette heuristique de disponibilité, à présent bien documentée, montre que l’agent forme ses croyances sur les différents risques auxquels il fait face en se fondant sur l’information dont il dispose à un coût souvent modique. Or, l’environnement dans lequel il est plongé est vecteur d’information. Dès lors, des croyances fausses peuvent se propager et créer une irrationalité collective. Comprenons bien ici que chaque agent peut avoir un comportement rationnel et optimal individuellement. Sa rationalité doit effectivement être jugée à l’aune de la manière dont les agents forment leurs croyances dans un monde où l’information sur le risque est limitée et coûteuse191. Comme le montrent Hakes et Viscusi (1997), le processus d’apprentissage est différent selon le niveau de risque : plus le risque est de niveau élevé, plus il est avantageux d’obtenir de l’information sur ce dernier. Mais, dans tous les cas, l’apprentissage, qu’il résulte ou non d’un investissement important, repose sur les autres, c’est-à-dire sur des interactions sociales. Or, comme nous le confirme Hirshleifer, apprendre en observant les autres peut expliquer à la fois la conformité et la fragilité des comportements humains192. Le paradoxe est là : c’est un comportement efficace individuellement, mais inefficace collectivement. Ce phénomène a été assez largement étudié sous le nom de « cascade informationnelle »193 . Dans le cas de l’évaluation du risque par les agents, il est alors possible de parler de « cascades de disponibilité » 194. Nous utiliserons, plus loin dans ce chapitre, cette notion et les théories auxquelles elle a donné lieu, afin de fonder notre propre modélisation de l’évaluation du risque par les agents.

Devant de telles déformations, il peut sembler avantageux de diffuser de l’information, afin de permettre aux agents de moins dépendre de leur environnement social pour l’évaluation d’un risque. Cependant, l’information peut présenter un coût auquel tous ne veulent pas nécessairement participer. Il faut aussi que l’information soit formatée d’une manière qui

190 Cf. Slovic (1994).

191 Cf. Hakes et Viscusi (1997). 192 Cf. Hirshleifer (1995).

193 Voir, à ce propos, les articles fondateurs de Banerjee (1992) ou Bickchandani, Hirshleifer et Welch (1992). 194

permette une utilisation « pratique » pour tous du point de vue décisionnel. Par ailleurs, l’information ne présente une quelconque valeur que si l’agent a la possibilité de modifier sa décision en fonction de celle-ci 195. En réalité, il y a bien souvent plus d’effets amplificateurs que d’effets régulateurs en ce qui concerne les imperfections informationnelles 196. Dès lors, l’incidence des ces imperfections sur l’évaluation individuelle des risques peut conduire à augmenter la différence avec le risque des experts, ce qui conduira dans notre cas, à une nette séparation entre les deux fonctions de demande de sécurité comme nous le verrons par la suite. Nous avons examiné ici les obstacles cognitifs – tant d’un point de vue individuel que collectif - à l’appréhension des modes d’évaluation du risque par les agents. Il nous faut à présent signaler le rôle fondamental de l’émotion dans le comportement des individus et des groupes face à l’aléa, celle-ci impactant largement les paramètres des modèles que nous utiliserons plus loin.

L’enjeu de l’émotion dans l’évaluation du risque par les agents

Il est certes difficile d’établir une frontière entre cognition et émotion. Si après Descartes, il était logique de penser l’âme et la raison en conflit permanent, les travaux des neurobiologistes ont permis de montrer que l’émotion jouait un rôle majeur dans la prise de décision rationnelle197. Plus, il a été montré que des personnes souffrant de lésions affectant les zones cérébrales liées à l’émotion avaient des problèmes dans la prise de décision rationnelle198. Par ailleurs, l’émotion – face au feu, par exemple, ou au bruit – peut constituer un signal permettant de se mettre à l’abri du danger. Finalement, nous ne savons pas encore véritablement comment se combinent dans le cerveau les fonctions cognitives et affectives. Néanmoins, il est à présent bien connu que l’émotion est déterminante dans l’évaluation d’un risque et qu’elle peut, même si elle constitue un élément utile dans la décision, provoquer également des biais dommageables dans les réponses à l’aléa.

Un risque qui frappe l’imagination et suscite l’émotion de celui qui l’évalue est donc bien vite jugé préoccupant. On assiste bien souvent à une stigmatisation de certains risques plutôt que

195

Voir, notamment Gollier (2001).

196 Voir notamment Rabin et Schrag (1999), dans le cas d’une combinaison entre imperfection informationnelle

et avantage tiré par les agents à manipuler l’information.

197 Voir notamment Changeux (1983, 2002). 198

d’autres dans le cadre d’une émotion collective199. Prenons l’exemple des risques mortels : le décès brutal est toujours considéré avec plus de peur par rapport aux morts naturelles, pour la raison évidente que le premier frappe l’imagination et suscite une vague d’émotion. Le terme « d’affect » est aussi fréquemment utilisé pour décrire ce phénomène. Il traduit l'interaction entre le système émotionnel et la représentation que nous nous faisons des risques. Une série de travaux menés par l'équipe de Paul Slovic montre que l'affect est un facteur essentiel dans l'évaluation des risques et des bénéfices, donc un déterminant majeur des fonctions de valorisation et de pondération200. Par exemple, on constate empiriquement que les hommes sont en moyenne moins sensibles au risque que les femmes : pour la quasi-totalité des sources de danger, la gent masculine juge les probabilités d’occurrence plus faibles et les conséquences moins dramatiques201. Le rôle de l’émotion dans l’évaluation du risque par les agents se vérifie également d’une manière très nette lorsque l’on compare les comportements face à des risques subis ou au contraire des risques choisis.

Risque choisi ou risque subi : une différence dans l’évaluation

Le sentiment de contrôle que les agents ont sur les risques auxquels ils font face est déterminant dans l’évaluation qu’ils peuvent formuler. En effet, il n’est pas surprenant de constater, dans le cadre analytique que nous avons adopté, que les populations sont bien plus sensibles à un risque, toutes choses égales par ailleurs, si elles ont l’impression de ne pas être parties prenantes dans sa compréhension et sa régulation. Cette distinction recouvre le plus souvent celle entre risques choisi et risque subi. Une telle différence n’est pas surprenante, en réalité. Souvenons-nous en effet des deux facettes de la capabilité sécurité : si la première est fondée uniquement sur les événements observés, la seconde permet de cerner la perte de liberté correspondant à la possibilité d’occurrence du risque. Or, il est légitime de considérer sa liberté amputée dès lors que le risque n’est pas choisi mais subi.

Ce phénomène est à présent bien documenté sur des exemples précis. On peut se rendre compte empiriquement que la crainte des risques dans le domaine du nucléaire est sans commune mesure avec celle concernant les risques domestiques, pourtant largement meurtriers. L’un est choisi, l’autre non. Par ailleurs, les réactions nucléaires sont souvent méconnues par la population du point de vue scientifique, considérées comme l’apanage

199 Voir notamment Flynn, Slovic et Kunreuther (1992). 200 Cf. Slovic, Flynn et Layman (1991).

201

d’experts dissimulateurs, la dissimulation étant d’autant plus aisée que la contamination radioactive est d’abord insidieuse et non visible. Nous avons donc là l’archétype d’un risque subi et souterrain, fortement craint. Choisir de prendre un risque ou le subir est donc déterminant dans l’évaluation que les agents formulent sur cet aléa. Plus généralement, les émotions interviennent largement dans un tel processus. Il nous faudra en tenir compte dans les modèles d’évaluation que nous proposerons, à travers un choix des paramètres correspondant à l’intensité de ces émotions. Ces éléments, nous l’avons vu, remettent en cause le paradigme de l’espérance d’utilité. Les pistes théoriques permettant de surmonter les difficultés à la fois théoriques et descriptives sont nombreuses. Elles ont toutes pour caractéristique d’interroger le profil psychologique du décideur. Nous pouvons d’ores et déjà constater qu’il sera nécessaire de tenir compte des facteurs cognitifs et émotionnels pour cerner comment se fait l’évaluation de la seconde facette de la « capabilité sécurité », à savoir la liberté de choisir un mode de vie sans craindre le danger. Pour ces raisons, nous fonderons nos modèles d’évaluation en tenant compte des éléments mentionnés, au cœur du comportement individuel face au risque. Nous voyons d’ores et déjà deux éléments déjà soulignés apparaître lorsque l’on s’intéresse au comportement des agents face au risque : une déformation par rapport aux experts, dont il faut tenir compte pour appréhender la seconde facette de la capabilité sécurité, d’une part ; une déformation par biais cognitif, qui limite la portée de ce critère, d’autre part.

Examinons brièvement, avant de proposer notre propre vision de la question, quelques pistes non exhaustives de compréhension du comportement des agents face au risque. Sur quelles hypothèses reposent-elles ? Quels en sont les apports théoriques et pratiques ?

II.C.4. Pistes de recherche dans la compréhension de l’évaluation du risque par les agents

Les éléments que nous donnons ici ne suivent pas nécessairement un ordre chronologique, mais plutôt un cheminement logique dans le cheminement du savoir sur le risque. D’abord, pour ce qui est de la connaissance du chercheur, en allant de l’expérimentation pratique à la connaissance théorique. Puis, pour ce qui est de l’évaluation des agents : les premiers modèles

ne reposent pas nécessairement sur une connaissance des probabilités d’occurrence ; les suivants exigent au contraire une connaissance (même biaisée) de celles-ci.