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D.4.a L’apport d’Amartya Sen en univers certain

Nous avons déjà vu qu’il n’était pas optimal, pour notre problématique, de se placer dans une vision utilitariste. Mais, cette médaille a son revers. Si l’axiomatique fondant le concept d’utilité permet une comparaison cardinale naturelle entre deux situations, la chose est moins aisée si l’on veut comparer deux espaces de capabilités, c’est-à-dire deux situations offrant des perspectives de réalisations (ou modes de fonctionnement) différentes. Voyons-le plus formellement en suivant les notations introduites par Amartya Sen.

Notations131

On appelle :

i

x , un vecteur de biens possédés par une personne i

()

.

c , la fonction qui convertit ce vecteur de biens en un vecteur de caractéristiques. Cette fonction n’est pas nécessairement linéaire.

()

.

i

f , une fonction personnelle d’utilisation par la personne i des caractéristiques de ces biens. Cette fonction prend pour argument le vecteur des caractéristiques pour donner un vecteur des fonctionnements offerts à la personne i.

i

X , l’ensemble des biens, parmi lesquels la personne i peut choisir le vecteur de biensxi. i

F , l’ensemble des fonctions d’utilisation, parmi lesquelles la personne i peut choisir la fonction réellement utilisée fi

()

. .

On peut alors écrire le vecteur de fonctionnement réel d’une personne ayant choisi la fonction d’utilisation fi

()

. à partir du vecteur des biens x : i

( )

( )

i i i f cx

b=

bi est donc le mode de fonctionnement de la personne i, correspondant à une réalisation au cours de sa vie.

On appelle hi

()

. , la fonction de satisfaction qui prend pour argument un fonctionnement de la

personne i et donne un niveau de bien-être de cette personne associé à cette réalisation. Le niveau de satisfaction occasionné par cette réalisation correspondant à la définition classique de l’utilité :

131

( )

( )

(

i i

)

i i h f cx u=

Quelle lecture peut-on faire de cette architecture formelle ? Le vecteur bi (qui correspond à un mode de fonctionnement) s’apparente à ce que l’on peut appeler l’étant, alors que l’utilité définie ci-dessus correspond à la satisfaction qui en est dégagée. Mais la satisfaction n’est pas la seule évaluation possible attachée à une réalisation. En effet, la satisfaction ne dit rien sur le bien-fondé de celle-ci ; elle rend seulement compte de la sensation éprouvée lorsqu’elle s’accomplit. On voit bien ici la distinction opérée par Sen entre la notion de modes de fonctionnement et celle d’utilité. Pour l’économiste, il est nécessaire de trouver un sens plus large, non utilitariste, de l’évaluation d’un mode de fonctionnement et qui n’inclut pas seulement la satisfaction. Il note alors vi cette évaluation, avec :

( )

( )

(

i i

)

i i v f cx v=

Cependant, cette démarche n’est pas toujours possible, dans la mesure où l’on n’a pas toujours une ordination complète des alternatives permettant d’associer une valeur aux modes

de fonctionnement étudiés. En revanche, il est possible d’effectuer un classement partiel de ces modes, correspondant à une extension de la vision précédente, que l’on retrouve dans le cas où l’ordination est complète. En suivant Sen, nous définissons deux types de comparaisons entre les modes de fonctionnement :

- R, qui signifie « au moins aussi bon que » - P, qui signifie « strictement meilleur que »

Nous n’avons jusque là pas parlé d’ensemble des réalisations accessibles à un individu, mais seulement de la comparaison de réalisations ponctuelles, en tâchant de leur associer une valeur ou de les confronter deux à deux. Or, l’espace des possibles qui s’offre aux agents a bien une valeur en tant que tel : c’est le sens des apports de Sen, qui met en exergue la notion de liberté positive face à un choix entre différents modes de fonctionnement. Ainsi, même si l’on offre des opportunités qui ne seront pas saisies in fine, elles ont tout de même une valeur que l’on doit prendre en compte. Prenons l’exemple de la sécurité face au crime : même si quelqu’un décide de rester chez lui, la possibilité de sortir sans craindre une agression est valorisable en elle-même. Il faut donc adopter une perspective plus large que celle de l’unique

mode de fonctionnement choisi in fine. C’est dans cet esprit que Sen a fondé son axiomatique, en s’attachant à ce qu’il appelle l’espace des capabilités. Pour cela, il procède en deux étapes.

1) Pour un vecteur xi de biens mobilisés par la personne i, les modes de fonctionnement qui lui sont accessibles sont notésPi

( )

xi , avec :

(

,

)

/

(

( ))

;

( )

.

i i i i i i i i i

P x F =b b = f c x fF

Cette première restriction est fondée sur les possibilités dont dispose l’agent i à convertir les caractéristiques des biens en des modes de fonctionnement. Par exemple, si un agent dispose d’une voiture mais qu’il n’a pas à sa disposition de véritable réseau routier, il ne pourra pas se déplacer correctement. Cette première étape permet déjà d’illustrer le fait que la liberté d’un individu ne se réduit pas aux biens dont il dispose, mais doit également tenir compte des possibilités qu’il a des les convertir en des réalisation concrètes.

2) La seconde étape consiste à considérer également que les biens pouvant être utilisés par l’agent i appartiennent à un ensemble restreint. Pour reprendre l’exemple précédent, il ne servira à rien à un individu de disposer d’un réseau routier s’il n’a pas de quoi se payer une voiture. Dans ce cas, les modes de fonctionnement accessibles à la personne i, dont l’ensemble des biens est réduit à Xi, sont notés Q X Fi

(

i, i

)

, avec :

(

,

)

/

(

( ))

;

( )

. ,

i i i i i i i i i i i

Q X F =b b = f c x fF xX

Cet ensemble représente véritablement la liberté qu’a une personne en termes de modes de fonctionnement étant donnés à la fois les fonctions de transformation dont il dispose Fi , et les biens qui peuvent lui être accessibles s’il le souhaite – ensemble noté Xi. C’est cet ensemble

Qi qui peut être appelé espace des capabilités de la personne étant donnés ces paramètres. Cela reflète les modes de fonctionnement auxquels cette personne a accès. Il s’agit donc d’évaluer – ou de comparer – les espaces de capabilités entre eux. Voyons comment il est possible de mener à bien cet objectif.

Eléments d’évaluation et de comparaison entre espaces de capabilités

Une première tentative peut consister à définir une classe de valeurs à partir des modes de fonctionnement. On notera cet ensemble de valeurs Vi, avec :

( )

/ ;

i i i i i i i

V =v v =v b bQ

Si l’on adopte un principe de jugement fondé sur la réalisation ayant la plus haute valeur, l’évaluation de la l’espace des capabilités Qi devient alors :

( )

max(

i

( )

i

) ( )

i i* i i i i v b v b Q b Q V = ∈ =

Cependant, cette démarche n’est pas toujours possible, comme nous l’avons vu, dans la mesure où il souvent difficile d’effectuer une ordination complète des alternatives. Rappelons l’ordination partielle que propose Sen, fondée sur les modes de fonctionnement :

- R, qui veut dire « au moins aussi bon que »

- P, qui signifie « strictement meilleur que »

Sen infère de ces comparaisons partielles des comparaisons sur les espaces de capabilités, qui sont également des relations partielles :

- R*, signifie « au moins aussi bon que », est définit comme suit :

2 1R*Q Q Si et seulement si : 1 * b Q

∃ ∈ , tel que ∀ ∈b' Q2, alors : *b Rb '

- P*, relation d’ordre asymétrique signifie « strictement meilleur que », est définit comme suit : 2 1P*Q Q Si et seulement si : 2 1R*Q Q , Sans avoir Q2R*Q1

On peut tenter d’aller au-delà de l’ordination partielle R*, qui peut être incomplète, avec un

système de scoring.

Pour cela, nous définissons :

(

, 2

)

[

'/ ' 2: ( ')

]

N b Q =card b bQ ¬bRb , où le signe ¬, placé devant (bRb signifie : « b n’est ')

pas au moins aussi bon que b’ ».

On peut alors définir N* comme suit :

(

)

(

(

2

))

1 2 1, , *

min

N b Q Q b Q Q N ∈ =

Cela amène Sen à proposer un premier critère de comparaison entre les espaces de capabilités :

2

1R*Q

Q Si et seulement si N*

(

Q1,Q2

)

N*

(

Q2,Q1

)

De même, ce critère est logiquement étendu dans le cas asymétrique de la manière suivante :

2

1P*Q

Q Si et seulement si Q1R*Q2

, Sans avoir Q2R*Q1 .

Selon ce système de scoring, l’espace de capabilités est jugé à l’aune d’une comparaison

entre les modes de fonctionnement. Si un mode de fonctionnement n’est jamais dominé,

l’espace de capabilités auquel il appartient sera considéré comme meilleur que celui auquel

on le compare, même s’il est plus restreint. Nous comprenons bien qu’émerge ici une

véritable difficulté puisque nous n’accordons aucune valeur à la liberté de choix en elle- même. Or, nous voulons assigner une valeur propre à l’extension de l’ensemble du champ des

possibles Qi, qui ne peut se réduire au mode de fonctionnement finalement choisi. Il faut donc

aller plus loin si l’on veut en tenir compte. Et, l’on peut se demander comment il est possible de rendre compte de la liberté de choix qui s’offre parmi un ensemble de modes de fonctionnement (de réalisations) accessibles. En réalité, deux écueils symétriques sont à

- d’une part, celui qui vise à ne juger un ensemble d’alternatives qu’à l’aune de son meilleur élément (ne pas tenir compte de la liberté). C’est ce que nous venons de voir. - de l’autre, celui qui juge la liberté offerte par un ensemble de choix à l’aune du

nombre (ou du cardinal) des opportunités offertes (tenir compte de la liberté, mais sans la lier aux préférences des agents). Cette extrémité a conduit des économistes, s’ils valorisent l’éventail de choix comme une valeur intrinsèque, à concevoir nécessairement l’ajout d’une opportunité – même désastreuse - comme accroissement de la liberté et, par conséquent, comme un phénomène valorisable en soi132. De notre point de vue, cette approche est insuffisante puisqu’elle revient à décorréler complètement l’espace des capabilités de la qualité des modes de fonctionnement.

En suivant Sen, nous considérons que la liberté de choix représentée par l’espace des capabilités ne peut être analysée sans tenir compte des modes de fonctionnement eux-mêmes.

Un lien doit être maintenu entre l’éventail de choix et la nature des choix qui s’offrent aux agents. Cela suppose de fonder une axiomatique sur le nombre des alternatives, mais aussi sur les préférences des individus face à ces alternatives. Voyons les axiomes posés par Sen avant de proposer une extension en univers incertain.

Une axiomatique fondée sur les préférences des agents133

Sen définit des relations de dominance faible et de dominance forte entre espace de capabilités, de la manière suivante :

2 1D Q Q w , si et seulement si :

( )

( )

()

( )

      ∈ ∀ → ∃ = ⊆ ∃ b bRg Q b Q Q g et Q card Q card Q Q : ' , ' : . ' : ' 1 2 1 2 1 1 1

On dira, dans ce cas, que Q exerce une dominance faible sur 1 Q , pour reprendre 2

l’axiomatique de Sen (1991).

132 Cf. Suppes (1987).

133

On peut définir, de même, la dominance forte : 2 1DQ Q s , Si et seulement si Q1DwQ2 et ∀ ∈b Q1', alors : bPg b

( )

Pour garder un lien entre l’éventail des choix et les préférences des agents, deux temps sont nécessaires : d’abord, on cherche un sous ensemble de modes de fonctionnement, compris

dans le plus large des espaces de capabilités, et comportant le même nombre de modes que le

second. Il est donc possible d’établir une bijection entre ce sous ensemble et le second espace de capabilités, permettant de comparer deux à deux les modes de fonctionnement. S’il est

possible de trouver un sous ensemble et une bijection tels que chacun des modes de fonctionnement contenu dans le sous ensemble soit « au moins aussi bon » que celui auquel

on le compare, alors le premier espace est « au moins aussi bon que » le second. On peut observer alors que les préférences entre les modes de fonctionnement sont toujours respectées.

Par ailleurs, comme la comparaison s’est faite sur un sous ensemble, l’ensemble de départ contient forcément au moins autant d’éléments que le second ensemble. Nous avons bien un mode de comparaison fondé à la fois sur le nombre d’alternatives offertes aux agents et sur leurs préférences. Deux axiomes peuvent alors être posés :

Axiome 1 - Q1DwQ2⇒Q1R*Q2

, qui devient, sous sa forme stricte :

Axiome 2 - Q1DwQ2⇒Q1R*Q2 et, en plus Q1DsQ2⇒Q1P*Q2

Remarquons d’ores et déjà que cette condition est très contraignante et ne fait pas état des cas dans lesquels l’éventail de choix s’oppose aux préférences sur les modes de fonctionnement.

L’ensemble supérieur – ou au moins équivalent – est celui qui a à la fois les plus larges

possibilités et qui contient les modes de fonctionnement meilleurs que ceux du second

ensemble. Voyons s’il existe une manière convaincante de relâcher ces contraintes. La piste la plus simple est alors de ne plus tenir compte des préférences des agents entre les modes de fonctionnement. Cela nous conduirait, dans un premier temps à poser les deux axiomes

suivants :

Axiome 3 - Q1⊇Q2⇒Q1R*Q2

Axiome 4 - Q1⊇Q2⇒Q1R*Q2 et , en plus, Q1⊃Q2⇒Q1P*Q2

Ce type d’axiome est indépendant des préférences, mais est néanmoins très contraignant, dans la mesure où il exige que l’un des deux ensembles soit contenu dans l’autre. Il n’apporte donc rien par rapport aux deux axiomes précédents.

Les axiomes qui suivent sont nettement moins contraignants, car fondés uniquement sur le nombre d’éléments contenus.

Axiome 5 - card

( )

Q1 ≥card

( )

Q2 ⇒Q1R*Q2, qui devient, sous sa forme stricte :

Axiome 6 - card

( )

Q1 ≥card

( )

Q2 ⇒Q1R*Q2, et, en plus card

( )

Q1 >card

( )

Q2 ⇒Q1P*Q2 Ce type d’axiome est effectivement peu contraignant, mais il revient à valoriser l’espace des capabilités uniquement en fonction du nombre d’alternatives possibles. Or, nous l’avons vu,

ce n’est pas pertinent pour juger de la liberté des agents. Un exemple simple permet de s’en convaincre, en comparant les deux ensembles suivants proposés à un agent :

Ensemble 1 : {perdre sa maison, perdre 500m€} Ensemble 2 : {gagner 500m€}

Or, en se fondant sur les axiomes 5 et 6, l’ensemble 1 domine l’ensemble 2, ce qui est aberrant. Avec Amartya Se, nous ne retiendrons donc pas les Axiomes 5 et 6, mais les axiomes 1 et 2.

Amartya Sen, en posant les exigences d’une comparaison des espaces de capabilités offerts

aux agents assigne une valeur à la liberté en elle-même sans pour autant la disjoindre des préférences individuelles. Afin de voir si cet apport est pertinent pour appréhender de façon axiomatique les différentes facettes de la sécurité, nous devrons examiner comment le cadre de travail élaboré par Sen peut être pensé dans un univers incertain. Auparavant, voyons s’il n’est pas possible de relâcher quelque peu les contraintes fondant les comparaisons entre