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C.3.a Une théorie « miracle », mais contestable

Nous considérons toujours l’aléa étudié comme une application : θ: S→ζ . L’ensemble des états de la nature est muni d’une loi de probabilité considérée également connue par l’agent dont on cherche à appréhender le comportement. Nous avons vu que les préférences de l’agent étaient représentées de manière large par la relation suivante : ≥Θ sur Θ, la relation de préférence stricte étant notée ≻Θ. Plusieurs conditions fondent le théorème de Von Neumann et Morgenstern (VNM) :

Axiome 1 : La relation de préférence ≥Θ, définie sur Θ, est un préordre total. Cela signifie que c’est une relation réflexive, transitive et complète 174.

Par ailleurs, il est possible d’analyser une situation de risque dans le cadre ouvert par VNM comme une loi de probabilité à support fini dans ζ , associant à ces conséquences des probabilités (version discrète) ou densités de probabilités (version continue). Il est alors possible d’associer à un risque θ une loi de probabilité notée P.

La relation de préférence ≥Θ, définie sur Θ, induit donc sur l’ensemble des lois de probabilités à support fini dans ζ - nous noterons cet ensemble Λ- une relation de préférence que nous noterons ≥Λ, la relation de préférence stricte étant notée ≻Λ et la relation

174 Pour une présentation précise des théories relâchant l’hypothèse de transitivité ou de complétude, voir

d’indifférence ∼Λ. Le théorème de VNM sera alors formulé en travaillant sur Λ muni de la relation de préférence ≥Λ, permettant de comparer des lois de probabilités entre elles. En plus de l’hypothèse de préordre total, le modèle EU de VNM est fondé sur un axiome de continuité et un axiome d’indépendance. Pour comprendre ce que cela signifie, définissons le

mixage des lois de probabilités.

Pour

λ

[ ]

0,1 et ,P Q∈Λ, on appelle λ-mixage des lois P et Q, la loi R=

λ

.P⊕ −

(

1

λ)

.Q. Cela signifie que, pour tout sous ensemble A des états de la nature :

( )

.

( ) (

1

) ( )

.

R A =

λ

P A ⊕ −

λ

Q A

Il est alors possible de définir les axiomes de continuité et d’indépendance :

Axiome de Continuité : Pour tout P,Q,R de Λ, il existe

λ µ

, ∈

[ [

0,1 tels que :

(

)

(

)

.P 1 .R Q .P 1 .R

λ

⊕ −

λ

≻Λ ≻Λ

µ

⊕ −

µ

Axiome d’indépendance : Pour tout P,Q,R de Λ, et tout

λ

] ]

0,1 :

(

)

(

)

. 1 . . 1 .

P≥ΛQ

λ

P⊕ −

λ

R≥Λ

λ

Q⊕ −

λ

R.

Il est alors possible de représenter les préférences ≥Λ sur Λ (ce qui équivaut à représenter les préférences ≥Θ sur Θ) de la manière suivante :

Théorème de VNM : Si Λ, muni de ≥Λ satisfait aux axiomes de préordre total, de continuité

et d’indépendance, alors il existe une fonction d’utilité U, représentant les préférences ≥Λ, avec. Pour P loi de probabilité, cette fonction s’écrit de la manière suivante :

- Dans le cas discret, en appelant xi chacune des conséquences possibles, de probabilité pi :

( )

( )

1 . n i i i U P p u x =

=

, avec u application de ζ dans ℝ , continue, croissante et définie à une transformation affine près.

- Dans le cas continu, en supposant P à support borné dans ℝ , et en appelant f sa fonction de densité, la fonction d’utilité s’écrit :

( )

( ) ( )

.

U P =

f x u x dx

Ce théorème permet ainsi, de donner une représentation cardinale des préférences des agents sur les lois de probabilité, ce qui signifiait une représentation cardinale des préférences en situation de risque. Plus formellement, on obtenait, en notant P la loi de probabilité associée à un risque θ ; P’ la loi associée à un risque 'θ :

( )

( )

' P P' U P U P'

θ

≥Θ

θ

⇔ ≥Λ ⇔ ≥ ou, par abus de notation :

( )

( )

' P P' U U '

θ

≥Θ

θ

⇔ ≥Λ ⇔

θ

θ

Quelle est l’expression de cette fonction d’évaluation dans le cadre de notre problématique comportant deux conséquences possibles : Cθ, avec une probabilité p, etC , avec une 0

probabilité 1 – p ? On peut écrire, s’il y a deux conséquences possibles :

( )

.

( ) (

1

) ( )

. 0

U

θ

= p u Cθ + −p u C , avec :

( ) ( )

0

u Cθ ≤u C

En réalité, on se rend bien compte en observant la « pureté » du formalisme ici mis en œuvre, que les auteurs formulaient ici une théorie séduisante, permettant de déduire des résultats intéressants à partir de quelques axiomes portant sur les préférences et répondant, plus de deux siècles après sa formulation, au paradoxe de Saint-Pétersbourg de Bernoulli. Plusieurs particularités de cette approche sont à souligner.

Ce modèle présente d’abord la caractéristique de séparer le traitement des gains – ou des pertes – de celui des probabilités, afin de se concentrer sur l’attitude des individus à l’égard du risque. La fonction U a donc un double rôle :

- elle exprime l’attitude du décideur vis-à-vis du risque

Il y a donc à la fois une place pour la subjectivité, à travers l’attitude face aux montants en jeu et l’appréciation des probabilités - si celles-ci ne sont pas parfaitement connues, et une place pour un développement scientifique de l’évaluation des risques, à travers notre connaissance des probabilités. Autre particularité, ce modèle de représentation repose sur une axiomatique assez simple et intuitive, ce qui est plutôt réconfortant pour le passage de la théorie à la pratique. Cependant, nous verrons que cette simplicité de l’axiomatique sera à l’origine de la plupart des remises en cause de la théorie, les hypothèses sous-jacentes n’étant pas toujours vérifiées (en particulier l’axiome d’indépendance). Relevons, sans rentrer dans les détails, que cette théorie gomme une autre distinction importante en économie entre l’aversion faible175 et l’aversion forte176 pour le risque. Enfin, une dernière particularité consiste à pouvoir assez facilement gommer la distinction entre des situations de « risque » (les probabilités sont connues, comme au Loto) et des situations « d’incertitudes » (les probabilités ne sont pas connues, tout du moins de manière complète, comme pour un pari sportif).

En effet, dans un contexte d’incertitude, la théorie de l’espérance subjective d’utilité repose sur des croyances représentables par des probabilités sur l’espace des états du monde177. Sous l’hypothèse d’axiomes assez simples et intuitifs que nous ne présenterons pas ici, Savage montre qu’il est possible de définir une mesure de probabilité cohérente – et propre à l’évaluation personnelle de l’agent - servant de fondement à une espérance d’utilité 178. Une fois les croyances et les utilités identifiées, la théorie permet d’évaluer une décision en en calculant l’espérance « subjective » d’utilité, effaçant ainsi la frontière conceptuelle entre risque et incertain, tracée par Knight et Keynes. L’ensemble de ces opérations, séduisantes et pratiques, fut-il pour autant satisfaisant ?

Peu après l’émergence de ce modèle, des critiques apparurent assez vite, notamment par des expériences dans lesquelles les sujets révèlent des comportements en contradiction avec les

175

Voir Arrow (1965) et Pratt (1964) : un agent a de l’aversion faible pour le risque si à toute variable aléatoire il préfère son espérance.

176 Voir Rothschild et Stiglitz (1970) : Un agent a de l’aversion forte pour le risque si pour tout couple de

variables aléatoires de même espérance, il préfère celle qui est moins risquée au sens de la dominance seconde. Rappelons que X est moins risquée que Y, au sens de la dominance seconde, si pour tout T réel, et S désignant

l’ensemble des états du monde :

∞ − ∞ − ∈ ≤ ≥ ∈ ≤ T T dx x s X S s P dx x s Y S s P( , ( ) ) ( , ( ) ) . 177 Cf. Savage (1954).

178 En se plaçant déjà dans une même logique, de Finetti (1937) avait montré qu’en proposant un nombre

suffisant de paris à un décideur, il était possible d’extraire de ses choix une distribution de probabilités reflétant ses croyances.

modèles prédictifs, que ce soit en univers risqué 179 ou incertain 180. D’abord, en construisant un couple d’alternatives pour lequel les sujets violent l’axiome d’indépendance, Allais fragilise les fondements théoriques du modèle de VNM. Ensuite, on peut comprendre avec l’expérience d’Ellsberg que le risque et l’incertain n’ont en fait pas le même statut pour les agents, l’environnement incertain présentant une structure très particulière. Toujours du point de vue descriptif, on peut vérifier que les agents s’assurent souvent totalement alors que la prime est chargée. Or, le modèle EU ne conduit à une assurance totale que dans les cas de prime actuarielle, ce qui souligne les difficultés de ce modèle à cerner le comportement des agents face au risque 181. En plus de ces violations expérimentales, le modèle EU a soulevé également plusieurs difficultés théoriques. D’abord, dans l’interprétation de la fonction d’utilité qui a, nous l’avons vu, un double rôle, représentant à la fois l’attitude de l’agent face au risque et face aux événements certains. Or, un même individu peut à la fois avoir une utilité marginale très décroissante (il n’est pas beaucoup plus satisfait avec 100k€ qu’avec 50k€) et être peu averse au risque (il place son épargne dans les produits dérivés et pratique l’alpinisme). Le modèle de VNM ne permet pas de rendre compte de cette distinction. Il ne permet pas non plus de distinguer l’aversion faible de l’aversion forte pour le risque. Plus généralement, de nombreuses notions d’aversion pour le risque sont écrasées par ce type de modèle qui manque de flexibilité 182.

Le modèle d’espérance d’utilité, comme son extension en environnement incertain – l’espérance subjective d’utilité - sont donc confrontés à des démentis descriptifs comme théoriques 183. Les comportements des agents économiques ne se conforment pas toujours – loin s’en faut – à ce qui est prédit par la théorie. Comment expliquer de tels écarts ? Comment en tenir compte si l’on veut proposer des modèles alternatifs ? Répondre à une telle question nécessite de revenir au processus d’évaluation et de décision. Les différentes théories, plus ou moins convaincantes, élaborées pour rendre compte de ce processus se fondent en réalité sur un état psychologique attendu de l’agent. Mais, quelles sont les hypothèses qui sous tendent une appréhension adéquate de cet état ? La gageure est à la fois théorique et pratique, puisqu’il nous faut cerner de façon un peu plus précise ce que l’on entend psychologiquement lorsque l’on fait état de l’évaluation du risque par les agents. Nous verrons alors que tous les

179

Cf. Allais (1953).

180 Cf. Ellsberg (1961). 181 Cf. Mossin (1968).

182 Cf. Chateauneuf, Cohen et Meilijson (1997). 183

obstacles observés au cours des dernières décennies interrogent à la fois la psychologie et l’environnement de l’agent. Il est donc nécessaire d’ouvrir la boite noire de ses processus mentaux si l’on veut comprendre son mode d’évaluation du risque.

II.C.3.b. Les principaux obstacles à la compréhension de l’évaluation du risque par les