• Aucun résultat trouvé

L’évolution qui a donné naissance à l’Etat providence est assez rapide, concentrée pour l’essentiel sur un siècle ; entre les fins des 19ème et 20ème siècles, les prémices remontant à la révolution française. En effet, la Constitution de 1791 passait d’une charité confessionnelle à une doctrine de l’assistance garantie, gérée et alimentée par l’Etat dans le but d’ « assurer les droits de l’humanité ». L’horizon recherché était de donner aux individus une « sécurité totale »62. 59 Cf. Titmuss (1958). 60 Cf. Barr (2001), p.745-747. 61 Cf. John Rawls (1972). 62 Cf. Halpérin (1952).

Mais, il ne s’agit que de prémices, l'État se limitant longtemps à un rôle d'assistance : jusqu'au début du 20ème siècle, la bienfaisance publique a remplacé la charité de l'Eglise chrétienne, tout en demeurant réservée aux personnes dans l'incapacité de travailler (enfants, vieillards et infirmes). La protection des travailleurs repose avant tout sur la prévoyance individuelle ou la protection collective d'initiative privée (mutuelles de salariés, institutions patronales…). Pourtant, les libéraux craignent une évolution à l’américaine : déjà en 1830, Tocqueville ironise sur la question : « Cet État se veut si bienveillant envers ses citoyens qu'il entend se substituer à eux dans l'organisation de leur propre vie. Ira-t-il jusqu'à les empêcher de vivre pour mieux les protéger d'eux-mêmes ? […] Le plus grand soin d’un bon gouvernement devrait être d’habituer peu à peu les peuples à se passer de lui »63. Est-ce à dire que les libéraux refusaient tout mécanisme de protection sociale ? Bien évidemment non : la démarchandisation des biens publics a précisément été voulue par les libéraux, mais elle reposait sur deux idées. D’une part, la notion d’éligibilité des prestations, qui ne doivent s’appliquer qu’aux indigents dont la participation au processus de production est impossible ; de l’autre, une action conjuguée de la charité et de l’assurance, en accord avec les principes libéraux de l’assurance sociale d’entreprise.

Cette théorie peut parfois rejoindre les approches systémiques et structuralistes. Pour Wagner (1883) et Marshall (1920), un certain niveau de développement économique est nécessaire pour que les ressources soient dérivées d’un usage productif (les investissements) vers la production de bien-être. Comme pour les libéraux, le fardeau de la redistribution ne peut être supporté par l’Etat qu’à partir d’un certain seuil de développement. Les analyses marxistes structuralistes iront plus loin encore en voyant l’Etat providence comme le produit inévitable du mode de production capitaliste. Si les approches sont opposées sur bien des points, le nouveau mode de production, fondé sur l’accumulation, est alors la condition nécessaire de l’Etat providence. En effet, après la transformation des modes de production au cœur de la révolution industrielle, le développement de cette forme d’Etat a été rapide.

Le rôle de l’école allemande est très important dans cette construction. D’abord sous son aspect le plus conservateur, notamment avec List, Wagner et Schmoller, qui cherchent à garantir le bien-être social dans un système d’inspiration patriarcale. Ensuite, et surtout, avec les lois sociales votées par Bismarck (1883), qui sortent de l’aspect corporatiste, en instituant,

63

pour les ouvriers à bas salaire, une assurance maladie obligatoire. D’autres mesures font partie de ce Sozialstaat, visant à prévenir l’extension du socialisme : l’assurance contre les accidents du travail (1884) ou l'assurance invalidité et vieillesse (1889) participent de ce processus. Initialement destinées aux ouvriers dont le salaire était bas, ces assurances sociales ont été progressivement étendues aux autres catégories professionnelles, tout en restant soumises à des conditions de ressources. L’extension aux autres pays industrialisés a été relativement rapide : la Grande Bretagne, la France et les Etats-Unis auront effectivement tous voté des lois sociales avant la première guerre mondiale. En France, cette évolution se manifeste par la loi sur la réparation des accidents du travail (1898), puis par la loi sur les assurances sociales (1930) qui prévoit une couverture des risques vieillesse, maladie, maternité, décès et invalidité. Dans le même temps, aux États-Unis, le président Roosevelt fait adopter en 1935 le « Social security act », prévoyant notamment l'instauration d'un système de pension pour les travailleurs âgés de plus de 65 ans. Au fil du temps, il y a bien une évolution d’ampleur et un changement de nature des dépenses publiques.

Le « moment keynésien » n’est pas, à proprement parler, un acte fondateur, même s’il représente une rupture conceptuelle. En effet, il ne s’agit plus seulement de protéger les démunis, mais bien la société « contre elle-même », la pénurie de consommation pouvant amplifier les crises. Beveridge prend appui sur cette idée et souhaite séparer le revenu de l’emploi des revenus versés aux chômeurs : au-delà de la protection des plus faibles, le but est aussi d’assurer une dépense minimale pour faire fonctionner l’économie64. Pour Beveridge, cette dépense minimale ne peut être assurée que par la puissance publique, s’offrant à tous et financée par l’impôt, à travers un système qui soit à la fois :

- Généralisé : chacun, par sa seule appartenance à la société, doit avoir le droit de voir ses besoins minimaux garantis par la solidarité nationale ;

- Unifié : une seule cotisation est nécessaire pour accéder aux différentes prestations ; - Uniforme : les prestations sociales sont les mêmes pour tous ;

- Centralisé : le système est géré par un organisme public unique ; - Global : le système regroupe l'ensemble des aides et des assurances.

64

Le système français de Sécurité sociale, initié par le juriste Pierre Laroque en 1945, s'inspire largement de ces conceptions, en conservant la logique d'un système assurantiel, financé par les cotisations des travailleurs. Celui préconisé par Beveridge sera également mis en œuvre en Angleterre la fin de la seconde guerre mondiale.

Il y a donc, à partir de la fin du 19ème, et jusqu’à la fin du 20ème siècle, une montée en puissance de l’Etat providence qui se caractérise de deux manières : d’une part, une augmentation globale de la part des dépenses publiques dans le PIB ; de l’autre un net accroissement, au sein de ces dépenses, de la part des dépenses dites sociales. Voyons, de manière chiffrée, pour l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, l’évolution de ces dépenses sur environ un siècle.

Allemagne Année 1881 1910 1925 1930 1938 1950 1960 1970 1980 Dépenses publique (en % du PIB) 6.7 12.1 30.3 43.1 48.2 41.8 32.0 (43.8)65 37.6 46.9

Source : André et Delorme (1983).

Tableau 1 : Evolution des dépenses publiques en Allemagne (en % du PIB)

65

France Année 1872 1912 1920 1930 1938 1950 1960 1970 1980 Dépenses publiques (en % du PIB) 11.0 12.8 32.8 21.9 26.5 41.1 38.6 (46.4)66 40.1 48.3

Source : André et Delorme (1983).

Tableau 2 : Evolution des dépenses publiques en France (en % du PIB)

Royaume-Uni Année 1900 1920 1938 1950 1960 1970 1980 Dépenses publiques (en % du PIB) 10.3 20.1 28.9 28.9 32.6 39.3 44.6

Source : André et Delorme (1983).

Tableau 3 : Evolution des dépenses publiques au Royaume-Uni (en % du PIB)

On constate à l’évidence, même si des particularités nationales s’expriment, une évolution nette à la croissance pour l’ensemble de ces pays : le mouvement de transformation est évident et présente une certaine continuité au cours du siècle examiné. Cette observation peut s’ajouter à l’examen de la part des dépenses sociales au sein des dépenses publiques, en nette augmentation au cours de ce même siècle.

66

Allemagne Année 1881 1910 1925 1930 1938 1950 1960 1970 1980 Part des dépenses sociales (%) 7.7 22.6 67.1 70.5 - 65.6 50.0 65.5 68.9

Source : André et Delorme (1983).

Tableau 4 : Evolution des dépenses sociales en Allemagne (en % des dépenses publiques)

France Année 1872 1912 1920 1930 1938 1950 1960 1970 1980 Part des dépenses sociales (%) 4.7 14.2 7.8 13.9 15.9 28.6 31.2 37.2 45.2

Source : André et Delorme (1983).

Tableau 5 : Evolution des dépenses sociales en France (en % des dépenses publiques)

Royaume-Uni Année 1900 1920 1938 1950 1970 1980 Part des dépenses sociales (%) 18.0 25.9 37.6 46.1 55.0 60.1

Source : André et Delorme (1983).

Tableau 6 : Evolution des dépenses sociales en France (en % des dépenses publiques)

A grand trait, la part des dépenses sociales double une première fois avant la seconde guerre mondiale, pour quasiment doubler à nouveau au lendemain de cette dernière, atteignant des proportions comprises entre 45 et 70% des dépenses publiques. Cette transition est le fait d’une conception sans cesse élargie de la sécurité, qui n’est plus seulement « sécurité nationale », mais devient « sécurisation des existences ». En effet, cette augmentation de la

part des dépenses sociales est à rapprocher d’une baisse de la part des dépenses dites « politiques », ces dernières s’attachant principalement à la sécurité extérieure (armée) et intérieure (police). Comment expliquer ce double mouvement d’augmentation globale des dépenses publiques et cette transition vers les dépenses sociales ?

Cette évolution a d’abord été permise par le développement de la fiscalité, outil puissant de l’économie et devenue l’apanage de l’économiste et du technicien. Si les guerres ont habitué les populations à voir augmenter les taux d’imposition à des niveaux d’où ils ne baisseront plus, la paix a permis l’augmentation des dépenses sociales. Mais, c’est également un mécanisme de renchérissement de l’offre et de la demande de sécurité que l’on peut observer. Par ce processus cyclique, la sphère de sécurisation ne cessa, du moins pendant longtemps, de s’élargir comme une évolution naturelle. Cependant, si cette extension est une constante dans les pays développés, les philosophies qui sous-tendent les différents Etats providence ne sont pas pour autant toujours identiques. De même, les évolutions observées au cours des deux dernières décennies ne coïncident pas nécessairement.