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B.1.a Des craintes qui trouvent réponse dans le divin

Au premier rang des craintes ancestrales figurent les maladies, catastrophes naturelles, ainsi que des événements vus comme des fatalités nées du monde des hommes, comme les séditions, révoltes et guerres. D’abord, la peste, ombre inquiétante et méconnue, qui cristallise les angoisses collectives : de violentes épidémies frappèrent l’Europe entre 1348 et 1720, celle qui sévit de 1348 à 1351 étant probablement responsable de la disparition du tiers de la population européenne. De nombreuses analogies sont établies avec l’enfer : Boccace17 ou Defoe18 y voient un gigantesque embrasement qui dévore la ville de ses flammes, comme le furent les villes maudites de la Bible. La soudaineté du mal fait également penser à un incendie qui surgirait tout à coup. Effectivement, la réalité de l’épidémie était souvent niée jusqu’à la dernière extrémité ; l’évidence était refusée ce qui permettait une propagation encore plus rapide du fléau, et lorsque l’on ne pouvait plus refuser l’évidence, la panique devenait insurmontable. Alors, au sein de cet effroi, il était nécessaire de trouver un principe explicatif du mal, de reconstituer une certaine cohérence. C’est là, dans la méconnaissance des réalités de la contamination que le recours à l’explication d’un dieu vengeur apparaissait. La divinité accomplissait son geste par l’entremise d’un air corrompu et des pestiférés eux- mêmes, qui devenaient les envoyés sur la terre de la vengeance. Dès lors, il fallait repérer les coupables et Manzoni nous raconte comment ces derniers étaient exécutés pour le seul motif de porter la contagion19.

Si les épidémies constituent de bons exemples de réalités naturelles, profondément meurtrières et inexplicables, d’autres types de catastrophes peuvent être invoqués, mettant aussi en avant des explications que l’on pourrait qualifier aujourd’hui d’irrationnelles. C’est le cas, par exemple, des tremblements de terre, comme celui qui dévasta Lisbonne en 1755.

17 Cf. Boccace (1353).

18 Cf. Defoe (1722). 19

Voltaire nous raconte comment, là encore, le divin fut mis en avant pour justifier « un bel autodafé »20, et comment des « suppôts du diable » furent activement punis.

Plus étonnant sans doute, des faits humains sont traités de la même façon, à l’image des guerres, des révoltes ou des séditions. La possibilité d’une révolte qui viendrait détruire une cité pouvait être comparée à un ouragan ou un tremblement de terre arrivant inopinément. En effet, les processus de construction des conflits étaient très opaques. Souvent nés d’une peur plus ou moins justifiée – la peur de la faim en est un exemple21, de la fête qui se transforme en émeute22, de « mythes qui font l’histoire réelle », pour reprendre les mots de François Furet23, ils apparaissaient comme des dangers dont rien ne laissait prévoir la survenance. Le monde n’est pas sûr, du fait de la nature ou des hommes, et si deux phénomènes aussi différents que les catastrophes naturelles ou les révoltes sont mis sur un pied d’égalité, c’est parce que la puissance explicative est la même, à savoir le divin.

On le voit dans Le péché et la peur24 : la civilisation occidentale de la sortie du Moyen Age est animée par une vision du monde à la fois macabre et structurée par la peur. La Renaissance n’est pas très différente de ce point de vue. On ne peut la comprendre comme le temps de l’optimisme : l’âge d’or y est regretté autant qu’attendu. C’est, en quelque sorte une bataille entre optimisme et pessimisme, entre néo platonisme et augustinisme. D’un côté, Pic de la Mirandole25 ou Marsile Ficin26 entrevoient la possibilité d’un monde meilleur, de l’autre, Erasme27 ou Marot chantent l’amour du siècle antique : « Or est perdu ce qu’amour ordonnoit : rien que pleurs fainctz, rien que changes on n’oit. 28 » La nature de l’homme est généralement décrite comme perverse et mauvaise. Pour Starobinski, la Renaissance est l’âge d’or de la mélancolie 29. Or, la mélancolie est la représentation du mal sur terre, à la fois parce qu’elle est un mal en elle-même, et parce qu’elle répond aux malheurs suscités par le péché. Cette époque nous permet précisément de comprendre comment le mouvement qui est allé des malheurs du monde vers Dieu (comme entité explicative), puis de Dieu vers la représentation

20 Cf. Voltaire (1759). 21 Cf. Braudel (1979). 22 Cf. Ozouf (1976). 23 Cf. Furet et Richet (1999). 24 Cf. Delumeau (1983). 25 Cf. Pic de la Mirandole (1486). 26 Cf. Ficin (1482). 27 Cf. Erasme (1515). 28 Cf. Marot (1951). 29 Cf. Starobinski (1987-1988).

du mal sur terre, a pu se structurer. Ce qui est au centre de la réflexion n’est pas la puissance divine en elle-même, mais le comportement de l’homme, pécheur, par rapport à cette force divine.

Dès lors, nos malheurs ne sont que les conséquences de nos propres fautes. Plus, ils anticipent des malheurs plus grands encore dans l’au-delà. C’est par le concept de jugement dernier que l’attente de Dieu est devenue objet de crainte à l’échelle des sociétés occidentales. L’évangéliste Matthieu (22,14) nous prévient : « Beaucoup sont appelés mais peu sont élus. » Agrippa d’Aubigné se fait l’écho de cette conscience malheureuse : « Mes transgressions effroyables m’espouvantent…grondent à mes oreilles, la nuict sifflent comme serpens, se presentent sans cesse à mes yeux comme un spectre effroyable et avec lui la laide image de la mort : le pis est que ce ne sont pas de vaines fumees de songe, mais vifs tableaux de mes actions.30 » Il y a donc, là encore, dialogue permanent entre le terrestre et le divin : nous craignons la mort parce que Dieu nous a donné des signes terrestres de courroux, et ces craintes sont justifiées du fait précisément de notre comportement terrestre.

La Renaissance est née sous les auspices d’un temps de grande peur entre les années 1348 et 1660, au cours duquel se sont produites l’essentiel des épidémies de peste, la guerre de cent ans, l’avancée des turcs, le grand schisme, la décadence de la papauté, avant la Réforme Catholique et la rupture Protestante. Il fallait alors tenter d’expliquer ce qui pouvait être à l’origine de tels événements. Ceux-ci, de par leur importance, annonçaient nécessairement une rupture majeure due à une volonté divine. Et cette rupture pouvait augurer le meilleur ou le pire, en quelque sorte, l’enfer ou le paradis pour l’ensemble de la civilisation, la fin du monde ou une félicité suprême. Le sentiment ressenti est double : à la fois de la culpabilité et de la crainte pour l’au-delà. Ces deux dimensions se répondent bien sûr l’une à l’autre, conduisant au double système des aveux et de la confession : il est toujours indispensable d’avoir une faute à confesser, de se sentir coupable. Ainsi, dans un contexte où les peurs terrestres mettent l’accent sur le rôle central de l’individu face à Dieu et face au péché, sécuriser impliquera le recours à l’intervention divine.

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