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C.3.a Les grandes voies ouvertes par l’affaiblissement des axiomes de Arrow

une rationalisation de la théorie du choix social. Les débats actuels ont tous trait, dans une certaine mesure, à la recherche des moyens de le « contourner ». En réalité, Arrow ne nie pas la possibilité d’établir une fonction de bien-être social à la Bergson-Samuelson, mais plutôt l’existence d’une règle qui l’associerait à tout profil de préférences individuelles. Les travaux qui suivirent la démonstration de ce théorème ont majoritairement consisté à affaiblir les axiomes posés.

III.C.3. Comment échapper au pessimisme ambiant ?

Les travaux de Sen ont contribué à clarifier les conditions permettant l’agrégation des valeurs individuelles en des décisions collectives, tout en faisant en sorte que celles-ci soient en cohérence avec la sphère des droits de l’individu. La question à laquelle il a tenté de répondre concernait la possibilité de trouver un moyen d’agréger les préférences, qui soit à la fois équitable et solide théoriquement. Son apport essentiel n’a pas consisté à proposer un critère d’agrégation « clé en main », mais plutôt d’établir les conditions sous lesquelles les différents modes d’agrégation peuvent fonctionner. Pour cela, il est nécessaire d’enrichir la base informationnelle afin que la fonction de préférence sociale repose sur des valeurs cardinales ou des comparaisons interpersonnelles. Ces deux voies sont explorées, notamment dans son ouvrage Collective choice and social welfare258, mais également dans de nombreux articles qui nourrissent encore à la fois une littérature économique très formalisée mathématiquement et des travaux philosophiques259.

III.C.3.a. Les grandes voies ouvertes par l’affaiblissement des axiomes de Arrow

Affaiblissement de l’hypothèse de transitivité

Plusieurs travaux ce sont attachés à affaiblir l’hypothèse de transitivité des préférences, notamment en remplaçant cette condition par un axiome de « quasi transitivité » de portée

258 Cf. Sen (1970). 259

plus limitée. Gibbard notamment, part d’une solution dite « dictatoriale »260 et cherche à comprendre si le remplacement de la transitivité par la quasi transitivité permet de trouver une solution respectant l’ensemble des axiomes. Sans rentrer dans les détails de la démonstration, on se rend compte que même si de telles solutions existent, elles reposent toutes sur un « droit de veto » de la part de quelques agents 261. On se retrouverait alors dans un système dit « oligarchique », c’est-à-dire dans lequel un groupe de personnes a un droit de veto sur la décision collective. Certes, l’oligarchie est moins dommageable que la dictature en termes de choix sociaux, mais il n’en reste pas moins que le pas en avant réalisé n’est pas complètement convaincant. On peut tenter d’aller plus loin encore dans l’affaiblissement des conditions exigées par Arrow en remplaçant le critère de transitivité par l’acyclicité, moins exigeant que la quasi transitivité. Cela ne bouleverse pas non plus l’obstacle du « choix non dictatorial » posé par Arrow puisque nous restons dans un système oligarchique avec existence d’un pouvoir de veto262. D’autres tentatives ont été formulées, visant en particulier à s’affranchir des conditions dites « de Condorcet », mais les résultats ne modifient pas véritablement l’esprit des contraintes imposées dans la démonstration du théorème d’impossibilité. Il nous faut donc aller plus loin dans la remise en cause des axiomes proposés si l’on souhaite établir une fonction de bien-être social ayant des propriétés satisfaisantes. Cela peut se penser en recherchant des solutions sur un domaine restreint de préférences individuelles, c’est-à-dire en affaiblissant, là encore, l’une des hypothèses posées par Arrow.

Restriction du domaine de définition des préférences

Toute restriction du domaine des préférences correspond à un mode de spécification de celles- ci. La première approche consiste à mettre à l’écart les préférences dont les propriétés algébriques ou géométriques ne respectent pas certaines hypothèses. Le second mode de spécification consiste à enrichir le contenu informationnel. Là encore, le cadre de travail peut évoluer dans deux directions : par des fonctions de bien-être de type cardinal, d’une part ; en adoptant des fonctions comparables du point de vue interpersonnel, de l’autre. Voyons-le plus précisément.

260 C’est-à-dire ne respectant pas l’axiome de « choix non dictatorial » énoncé plus haut. 261 Voir Sen (1970) pour une discussion plus approfondie de ce point.

262

Dans le cadre de la première approche, il est possible de définir des « préférences à maximum unique »263. Dans ce cadre, si le nombre d’individus est impair, la règle de la majorité est une fonction de bien-être social donnant une relation d’ordre transitive 264. Par ailleurs, on peut démontrer que si l’on enlève l’hypothèse d’un nombre impair d’agents, la fonction de bien- être social issue de la règle de la majorité n’est plus transitive – l’une des exigences posées par Arrow (1951) – mais quasi transitive265. D’autres travaux ont fondé la restriction des préférences sur le nombre d’agents impliqués dans les décisions266. Par ailleurs, il est possible de trouver des ordres sociaux à partir de préférences strictes 267 ou dans un cadre plus large de théorie des jeux 268.

Malgré tout, ces travaux conduisent le plus souvent à une restriction forte sur l’espace des solutions. Plus, cette forme de restriction des préférences reste un peu, comme le souligne Sen, un « aveu de défaite »269. Pour Gibbard, « l’utilité quantitative a été expurgée de la théorie du choix rationnel et remplacée par des ordinations de préférences qui ne peuvent être ajoutées entre elles»270. Il y aurait donc là une erreur de paradigme. En excluant tout enrichissement cardinal et toute comparaison interpersonnelle, nous sommes en présence d’une vision très générale, à l’aide de laquelle il est à la fois malaisé de concevoir une allocation des ressources et de tenir compte des inégalités. Il semble clair, dans le contexte clarifié par Arrow puis Sen, que nous devons enrichir la base informationnelle fondant notre agrégation interpersonnelle. Pour cela, nous nous placerons dans une optique cardinale à partir de laquelle nous pourrons effectuer des comparaisons interpersonnelles. Cette approche consiste également en une restriction du domaine de définition des préférences, mais elle s’appuie sur un « enrichissement » du contenu informationnel et non sur un « appauvrissement » de l’espace des solutions.

263

Cf. Black (1948). On appelle « préférences à maximum unique » les relations de préférence dont le graphe sur l’ensemble des états du monde est soit monotone soit croissant puis décroissant à partir d’un optimum unique.

264 Cf. Sen (1966), A possibility theorem on majority decisions. 265 Cf. Sen (1969).

266

Voir notamment Grandmont (1978).

267 Cf. Maskin (1976), puis Kalai et Muller (1977). 268 Cf. Salles (1975).

269 Cf. Sen (1976). 270