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Principales caractéristiques des carrières de dette

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CHAPITRE 2 – La souplesse des prêteurs privés, ou comment la sexualité s’immisce

3. Crédit et sexualité : des carrières de dette genrées

3.1. Principales caractéristiques des carrières de dette

La carrière de dette renvoie au parcours économique des personnes au cours d’une vie ou d’un moment de celle-ci. De nombreuses femmes rencontrées construisent leur parcours dans la dette par étapes. Concernant l’entrée, les parents peuvent contraindre leurs enfants à travailler pour financer l’économie et les dettes familiales (chapitre 4). Dans certains cas, la violence de la dette peut déclencher la carrière sexuelle des femmes, et accessoirement leur

carrière de dette si elles ne finançaient pas déjà l’économie familiale, ce qui est rare. Xuân (nº 17, 19 ans) chez les Nguyễn de Châu Đốc, Trang (nº 19, 21 ans) et Nhung (nº 20, 19 ans) chez les Phùng de Phnom Penh et bien d’autres femmes entament leur carrière sexuelle par la vente de leur virginité, sous la pression d’une échéance de dette. La violence des prêteurs devient un stimulus économique, une condition favorisant la décision parentale – souvent maternelle – de mettre à profit la sexualité des femmes de la maison. Et pour cause, une vente de virginité rapporte entre 500 et 1 000 USD, une somme considérable aux yeux des familles vulnérables comme des prêteurs privés. Cela dit, le stimulus n’est une condition ni nécessaire ni suffisante à l’établissement d’une relation causale entre la dette et l’entrée dans la sexualité rétribuée. Si la pression d’un prêteur menaçant peut influencer ce choix collectif, toutes les familles vietnamiennes surendettées et acculées n’optent pas pour cette solution discréditée. Qu’elles entament leur carrière de dette en tant que codébitrice par une vente de virginité ou pas, les femmes resteront pour la plupart responsables des finances et des emprunts de leurs parents pendant leur vie adulte. Elles pourront difficilement remettre en cause leur rôle de codébitrice au risque de mettre en danger leurs relations familiales. Ce rôle endossé bon gré mal gré constitue la première caractéristique des carrières de dette.

Les parcours économiques se complexifient quand les femmes commencent à générer des revenus stables et à recourir régulièrement à la finance informelle pour couvrir leurs dépenses familiales et personnelles. Cette solution est la seule envisageable en raison de l’exclusion financière, car non seulement elles ne remplissent pas les conditions exigées par les organismes de crédit, mais elles ne peuvent pas faire valoir leur activité de commerce sexuel, lucrative mais illicite. En outre, celles qui partent travailler loin de chez elles, à Hồ Chí Minh-Ville ou ailleurs, ne peuvent prétendre ni au certificat de résidence ni à la carte du foyer pauvre. La finance informelle s’impose à elles. À court de liquidités, elles se tournent d’abord vers leurs amies et collègues. Les réseaux de pairs fonctionnent sur des économies immatérielles d’affects, de sentiments et d’émotions, et matérielles de services et de contre- services, de prêts et de contre-prêts, de dons et de contre-dons. Ces échanges constituent le ciment social qui les unit dans la proximité comme dans la distance28. Certaines informatrices

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En septembre 2010, Ngân, une informatrice de confiance (Nguyệt, n. 24, 39 ans) et moi-même arrivons à l’aéroport de Kuala Lumpur pour entamer l’enquête en Malaisie. Notre informatrice détient un contact, une collègue résidant à Kuala Lumpur, censée nous aider. Or, cette femme a changé de

tentent de m’intégrer dans l’économie de prêts en me demandant des sommes d’argent plus ou moins importantes, toujours avec la promesse d’un remboursement rapide. Tandis que je refuse poliment, Ngân cède parfois à leurs requêtes, à l’encontre de mon avis, alors qu’elle est elle-même endettée pendant l’enquête « An Giang ». Le sens de cette économie de prêts entre amies ne peut être appréhendé qu’au regard des logiques sociales qui la président, un sujet qui doit encore faire l’objet d’études. Cette finance entre proches, nourrie de revenus personnels, constitue la deuxième caractéristique des carrières de dette.

Lorsque cette finance montre ses limites, les femmes se tournent vers des prêteurs privés, comme leurs parents. C’est le cas des femmes qui travaillent à la pagode de l’arbre du Bouddha. Tiên (nº 4, 18 ans), par exemple, achète des billets de loterie aux grossistes. En février 2009, elle acquiert un lot d’un million de VND (64 USD). Un retard de paiement provoque un contentieux avec le prêteur, l’obligeant à casser la dette pendant de longs mois. Ses collègues s’endettent, elles aussi, pour financer l’achat de billets de loterie et d’autres dépenses familiales et personnelles. Si l’opportunité s’offre à elle, les femmes souscrivent des crédits auprès de leurs employeurs prostitutionnels : tenanciers d’établissement sexuel à Svay Pak hier, proxénètes, maquerelles et facilitateurs de la migration aujourd’hui (chapitre 3). Cette finance complexifie davantage les carrières de dette, car les femmes prennent part à des systèmes de crédit qui mettent en jeu leur sexualité et leur genre. Selon les dires de cinq prêteurs saïgonnais, dont deux travaillent aussi comme proxénètes, les clientes et protégées leur empruntent des fonds en permanence. Ce recours à des professionnels du crédit constitue la troisième caractéristique des carrières de dette. Elle s’applique aux femmes adultes qui font valoir leur activité sexuelle auprès d’acteurs financiers professionnels.

La carrière de dette de Vân (nº 22, 22 ans), que je rencontre au foyer de Joo Chiat, vivant d’ordinaire dans le quartier touristique Phạm Ngũ Lão à Hồ Chí Minh-Ville avec sa mère de Châu Đốc, met en évidence les différentes étapes d’une carrière de dette banale et représentative. Dans sa jeunesse, Vân (nº 22, 22 ans) vend des billets de loterie pour aider sa famille. À 16 ans, elle commercialise sa virginité pour rembourser la dette de 50 millions de VND (3 301 USD) de sa mère, prêteuse tombée en disgrâce et menacée par ses prêteurs après que des intempéries ont provoqué la ruine de ses emprunteurs, des paysans. En 2010, elle continue à aider sa mère après avoir remboursé ses dettes grâce aux fonds générés par une

d’anciennes collègues, et revient me voir une heure après, souriante et soulagée, en s’écriant : « Ça y

est, je t’ai arrangé deux entretiens pour demain matin. Ces filles là-bas, que je connais depuis longtemps, m’en devaient une ». Les économies de services, de dons et de prêts assurent bien le lien social et la cohésion des réseaux de pairs.

dizaine de séjours prostitutionnels à Singapour, dont le premier déplacement a été organisé par l’achat d’un forfait migratoire à crédit (chapitre 3). Désireuse de quitter le commerce sexuel au plus vite, la jeune femme se lance dans une nouvelle activité consistant à acheter (à crédit) des films piratés à des grossistes pour les revendre (à crédit) aux détaillants des quartiers touristiques du centre-ville. Or, ses clients disparaissent du jour au lendemain, laissant derrière eux des impayés à hauteur de 30 millions de VND (1 460 USD). Vân (nº 22, 22 ans) se retrouve sous la pression de ses créanciers menaçants. Elle investit ses dernières économies dans un énième séjour à Joo Chiat, censé refinancer sa dette, et si possible les frais de son mariage imminent, un argument de poids pour vouloir cesser le commerce de son corps. Je la perds de vue deux semaines après son arrivée au foyer, lorsque la police l’arrête dans un bar de Joo Chiat et la contraint de retourner au Viêt Nam sans avoir pu gagner l’argent tant espéré. La dette irrigue la vie intime et économique de cette femme, son histoire, sa vie familiale, sa relation maternelle, son travail, ses désirs et son futur. L’endettement de la mère déclenche sa carrière sexuelle, mais pas sa carrière de dette, car la jeune femme travaillait déjà pour aider sa famille avant cet incident. Le crédit finance son nouveau négoce de films. Elle endette ses clients, mais ceux-ci l’entraînent vers la faillite en cassant la dette. Pour le meilleur et pour le pire, Vân (nº 22, 22 ans) vit dans la dette et jongle en permanence avec les créances, les créanciers, les débiteurs et les échéances personnelles et familiales.

Les carrières de dette se construisent par paliers. Les femmes deviennent codébitrices des dettes familiales et le restent pendant des années. Ensuite, elles s’endettent auprès d’amies, de collègues et de pourvoyeurs de crédit. Ces parcours combinent des formes de finance informelle dont les modalités économiques et sociales, les statuts et les obligations varient en grande mesure. Le commerce sexuel est un catalyseur de ces trajectoires, car cette activité rapporte des revenus importants.

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