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Un enquêteur caméléon partagé entre rôles théoriques et places assignées

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CHAPITRE 1 – L’investigation : conjurer le spectre de la traite

1. Enquête « An Giang » : jeter les bases de l’investigation

1.4. Un enquêteur caméléon partagé entre rôles théoriques et places assignées

L’enquête « An Giang » soulève des enjeux méthodologiques majeurs, à commencer par les rôles ethnographiques. Tels des « hommes-caméléons », pour reprendre l’expression de David Berliner (2013), Ngân et moi endossons bon gré mal gré plusieurs rôles. Partant de la typologie proposée par Bunford Junker, Raymond I. Gold ([1958] 2003 : 340) examine les « quatre types de rôles possibles pour les sociologues enquêtant sur le terrain », des « modèles de relations entre enquêteurs et enquêtés » que je qualifierai de « rôles théoriques ». À un extrême, se trouve le rôle de « pur participant » où « l’identité d’enquêteur et le projet d’enquête du pur participant ne sont pas connus de ceux que le pur participant observe sur le terrain » (ibid., p. 342), et à l’autre celui de « pur observateur » qui « exclut toute interaction sociale de l’enquêteur de terrain avec des informateurs. L’enquêteur tente ici d’observer des gens sans qu’ils lui prêtent attention, du fait qu’ils ne savent pas qu’ils les observe et qu’ils lui servent d’informateurs » (ibid., p. 346-7). Au milieu, proche du rôle de pur-participant, se situe le rôle du « participant-comme-observateur » où « l’enquêteur et l’informateur sont tous deux conscients d’entretenir une relation de terrain » (ibid., p. 345), et proche de celui de pur observateur, se trouve celui de l’« observateur-comme-participant », le cas des entretiens à visite unique, où le contact avec l’informateur est « si bref, et peut-être si superficiel, que les risques d’incompréhension ou de mécompréhension entre enquêteur et enquêté sont là à leur point le plus élevé » (ibid., p. 346).

Dans la sous-enquête sur la migration prostitutionnelle, Ngân et moi endossons le rôle théorique de pur observateur lors des repérages et des discussions sporadiques. Ailleurs, les circonstances nous imposent parfois le rôle peu satisfaisant d’observateur-comme-participant. Au début de l’enquête, l’Union des femmes nous invite à effectuer des entretiens avec les familles de migrants de travail et d’épouses transnationales. Lorsqu’une représentante nous introduit auprès d’un nouvel informateur, elle s’attend à ce que nous menions un entretien en bonne et due forme. Non seulement elle supervise l’échange, mais elle rapporte le contenu à sa hiérarchie. Outre les enjeux éthiques de ce protocole, le rôle d’observateur-comme- participant présente des risques d’incompréhension en raison de la brièveté de la rencontre. Mais l’Union nous oublie vite, lassée par notre persévérance et nos demandes itératives, et Ngân et moi réussissons alors à établir des relations de confiance avec quelques familles de migrants. Avec elles, comme avec les femmes de la pagode de l’arbre du Bouddha et leurs familles, nous endossons peu à peu le rôle de participant-comme-observateur. Or, participer au quotidien de l’autre en s’imprégnant de sa culture revient aussi à jouer à être quelqu’un d’autre (Berliner 2013 : 152), c’est-à-dire à endosser les rôles projetés par l’autre.

Dans Le travail à côté, Florence Weber (1989 : 25) signale que l’anthropologue « devient un indigène, c’est-à-dire un sujet à observer, dans la mesure même où on lui a assigné une place dans l’espace social local ». L’observation de son langage et de son habillement, de ses origines, de ses manières et de ses usages informe cette assignation. Ngân et moi essayons d’expliciter le plus clairement possible notre projet scientifique, de me présenter comme un doctorant en anthropologie soutenu par des institutions locales, désireux de comprendre (tìm hiểu) les choses. Ces explications franches n’empêchent pas les enquêtés de projeter sur nous des assignations éloignées des rôles théoriques. Et dans la mesure où cette production se révèle parlante, l’« enquête se prend elle-même en compte et devient son propre révélateur » (de Sardan 1995 : 76). En d’autres termes, le jeu croisé de rôles théoriques et des places projetées devient producteur de sens.

Les femmes de la pagode de l’arbre du Bouddha me perçoivent comme un homme de lettres aimable et curieux, une source d’internationalité et de prestige. L’intérêt démesuré et inhabituel que je leur porte me transforme ipso facto en un potentiel amoureux, amant, mari ou prince charmant pouvant les emmener en Occident. Au quotidien, j’incarne à leurs yeux un généreux pourvoyeur de fonds, d’aliments, de café, de menus cadeaux et de services de transport. Mon genre, ma couleur de peau, ma nationalité et mon statut social me transforment d’emblée en objet de séduction. Ce désir unilatéral et non partagé me fait prendre conscience des inégalités structurelles criantes qui me séparent des enquêté-e-s.

Le rôle d’amoureux, d’amant ou de mari pose bien des problèmes. Une des femmes de la pagode de l’arbre du Bouddha, Thảo, de la famille Trần (nº 2, 20 ans) interprète l’attention que je lui porte comme un signe d’attirance amoureuse et sexuelle. Don Kulick ([1995] 2011 : § 17) note que des « différences dans la signification et les pratiques entendues comme sexuelles peuvent générer des tensions significatives ». Et cela se révèle pertinent. Car lorsque je m’absente de Châu Đốc, Thảo (nº 2, 20 ans) m’appelle sur mon téléphone portable pour s’enquérir de la date de mon retour. Or, l’affaire s’envenime lorsqu’elle commence à répandre des rumeurs selon lesquelles nous avons des rapports sexuels. Alors que Ngân et moi ignorons le contenu de ces rumeurs, nous remarquons que les femmes du quartier nous ignorent. La situation s’envenime et se prolonge sans que nous comprenions pourquoi. Le malentendu est levé lorsque la gérante du café de l’Union se confie :

autres filles, car cela signifie qu’elle est plus belle et attirante que les autres. C’est pour cette raison que tu l’as choisie, et pas une autre. » (discussion du 9 mars 2009) Pour les femmes de la pagode de l’arbre du Bouddha, j’ai perdu la face (mất mặt) et je ne suis plus digne de confiance en raison de mes coucheries avec Thảo (nº 2, 20 ans), la plus mythomane, conflictuelle et instable de toutes. Et comme l’évaluation de la réputation d’une personne dépend de son être propre comme de celles qui l’entourent, je vaux ce que cette femme vaut à leurs yeux, c’est-à-dire pas grand-chose. Ngân et moi réalisons les ravages potentiels que ce malentendu peut provoquer, car il peut ruiner des mois de mise en confiance. Je peux apparaître comme un étranger qui, finalement, utilisait la recherche pour coucher avec les femmes des trottoirs. La gravité de la situation exige une action urgente.

Je convie Thảo (nº 2, 20 ans) et les femmes du quartier au café de l’Union des femmes. On s’assoit face à face. La foule se presse autour de nous, comme dans un ring de boxe. J’expose une à une les allégations me concernant et demande des explications. Prise de court, acculée contre les cordes, incapable de réagir, la jeune femme s’effondre. La rumeur s’évanouit, l’imbroglio se démêle, et phrase après phrase, je regagne la face à mesure qu’elle perd la sienne. Ngân et moi quittons la scène, la laissant abattue. Après notre départ, elle s’en prend violemment à la gérante du café, l’accusant de l’avoir trahie, de tout m’avoir raconté, d’avoir détruit sa vie. Les deux femmes en arrivent aux poings. La police de quartier débarque et les emmène au poste. Une heure après, elle convoque par téléphone la directrice de l’Union des femmes, Ngân et moi-même. Je m’efforce de clarifier le malentendu auprès de l’agent, de lui expliquer que mon intention n’est pas de coucher avec les femmes du trottoir, mais de les comprendre (tìm hiểu)18. La police nous relâche une heure après. Je signe ma déclaration et Thảo (nº 2, 20 ans) signe une promesse (cam kết) dans laquelle elle s’engage à ne plus mentir à mon sujet. J’apprendrai plus tard que son frère et une collègue la réprimanderont le lendemain. Après cet incident, les informatrices nous reparlent comme si de rien n’était et tout redevient normal. En revanche, Thảo (nº 2, 20 ans) disparaît de Châu Đốc, répudiée, devenue un objet de risée. À son retour quelques mois plus tard, elle peine à retrouver sa place au sein du groupe, en outre elle n’ose plus m’adresser la parole. La relation entre l’enquêteur et l’enquêté peut ainsi se nouer sur des malentendus ethnographiques dévastateurs en raison de rapports structurels inégaux et de formes d’interaction genrées ou sexuelles disparates. Pour le

18

L’usage de ce mot aurait pu prêter à confusion, car dans le registre amoureux, il s’emploie pour signifier la prospection des sentiments et des intentions en vue de demander en mariage au sein des couples dont la relation devient sérieuse.

meilleur ou pour le pire, l’irruption de la sexualité dans la relation d’enquête peut devenir productive sur le plan ethnographique.

Le regard des familles s’aligne à certains égards sur celui de leurs filles. Lors de la première rencontre, les mères s’enquièrent toujours de mon statut civil et de ma date de naissance afin de vérifier la compatibilité astrologique avec leurs filles et nièces. Elles me perçoivent comme un potentiel gendre, protecteur, garant, parrain ou parent adoptif de leurs enfants en bas âge. Ngã (nº 3, 40 ans), le chef de la famille Đoàn, interprète l’attention scientifique que je porte à sa fille Tiên (nº 4, 18 ans) comme un signe de mon attirance envers elle. Elle croit peut-être que je souhaite l’épouser, du moins elle l’insinue aux prêteurs privés de la pagode de l’arbre du Bouddha afin de regagner le crédit qu’elle a perdu à leurs yeux après plusieurs contentieux (chapitre 3). Si ces rôles engendrent des malentendus dans la relation d’enquête, notamment au début, ils favorisent sa consolidation sur la base d’attentes fort différentes, mais finalement réciproques, car chacun veut quelque chose de l’autre, ce qui suffit à entretenir la relation.

Ngân endosse quant à elle le rôle de « grande-sœur » (chị) auprès des enquêtées. À l’image d’autres systèmes de parenté sud-est asiatiques, la terminologie vietnamienne organise un mode de classement générationnel qui rend comparables les individus, apparentés ou pas, aux consanguins (Benedict 1947, Hy 1984, Spencer 1945). La terminologie descriptive met l’accent sur quatre critères de classification : la distinction entre les branches aînées (trưởng) et cadettes (thứ) et entre les lignées paternelle du dedans (nội) et maternelle du dehors (ngoại), le respect de la différence de génération (đời), et le genre (trai ou garçon,

gái ou fille) (Krowolski 1999 : 116). Ces critères conjugués à l’évaluation du statut, du

pouvoir et de la richesse facilitent l’identification par Égo des individus non apparentés. Le rapport de séniorité joue un rôle central dans la mesure où il produit une matrice prescriptive de rôles et de comportements. L’aîné doit faire preuve de générosité et assurer une protection financière, alimentaire et symbolique au cadet en vertu de l’autorité et de la confiance dont il est investi, et inversement, le cadet doit témoigner de respect, loyauté et obéissance envers l’aîné (Le Roux 2007 : 180-1). Le rôle de grande sœur endossé par Ngân s’avère à la fois utile et problématique. Utile parce que la cadette se confie en toute sincérité à la grande sœur, ce qu’elle fait plus rarement auprès du anh, grand-frère réel ou fictif, partenaire sentimental ou mari. Problématique parce que la petite sœur peut solliciter l’aide matérielle de sa grande sœur en toute légitimité. Ngân tombe dans ce piège au début de l’enquête malgré mes mises

rencontre, elle demande de l’argent à Ngân, soi-disant pour se soigner, qui cède. Résultat, leur relation se noue rapidement dans la dépendance. Giao commence alors à nous harceler. Un jour, elle nous suit dans la rue en quémandant de l’argent, et se plante chez nous devant notre refus de lui en prêter à nouveau. Cette dépendance corrompt notre relation avec elle.

Spontanément, Ngân et moi réfléchissons dans un premier temps en termes de rôles théoriques, maîtrisables et où nous nous sentons à l’aise. Mais l’enquête nous fait vite prendre conscience des limites de ces rôles, de leur caractère plus théorique que pratique, de l’écart qui les sépare des places assignées. Ces dernières apparaissent incontrôlables et nous mettent mal à l’aise. Si j’essaie d’en tirer parti sur le plan scientifique, je refuse de les endosser in

extenso, par exemple en nouant de vraies relations sentimentales ou sexuelles sur le terrain, en

me mariant avec une femme du terroir, ou en « virant indigène » (going native) et devenant plus vietnamien que les Vietnamiens. En fin de course, je paie une facture en raison du constant et déstabilisant va-et-vient entre le moi, les rôles théoriques et les places assignées. David Berliner (2013 : 163) signale que l’ethnographe-caméléon se livre à un « exercice de « désidentité » » en endossant les habits de quelqu’un d’autre. Et à force de jouer avec l’identification et la désidentification, d’être un autre en essayant de rester soi-même, l’enquête « An Giang » me jette dans un entre-deux déstabilisant et éprouvant, au point de ne plus savoir si je suis franco-espagnol ou vietnamien, enquêteur ou enquêté. Tout se mélange, l’enquête et la vie privée. Toutes les femmes vietnamiennes (ou pas d’ailleurs) m’apparaissent comme des prostituées vénales et intéressées, celles que je rencontre sur les trottoirs de Châu Đốc à l’instar de celles qui s’affairent dans les couloirs de l’Université des sciences sociales et humaines en ville. Ce malaise, ou cet « inconfort du terrain » pour reprendre le titre d’un article de Martin de la Soudière (1998), explique mon célibat et mon abstinence sexuelle quasi totale pendant l’investigation, alors que ma proximité avec les femmes a parfois éveillé sinon un désir sexuel, du moins une certaine attirance, notamment à Singapour (annexe 1). La règle du « ne pas », c’est-à-dire de ne pas établir des relations sexuelles avec les enquêtés au titre d’un code ethnographique tacite et non questionné (Kulick [1998] 2011 : § 24) s’applique à toutes mes relations avec les femmes vietnamiennes. Une longue convalescence s’imposera pour sortir de cette pénible impasse et créer les conditions d’une vie sentimentale.

Les rôles intimes d’amoureux, d’amant, de mari, de protecteur, de parrain et de grande sœur facilitent l’ethnographie des secrets, des « phénomènes les moins officiels » (Weber 1989 : 26). Ils permettent en effet d’établir une passerelle entre l’extérieur et l’intérieur, le public et le privé. Parmi les familles rencontrées, quelques-unes seulement nous ouvrent leur porte et nous autorisent à observer leur quotidien par une présence discrète et effacée, mais

active et attentive. L’ethnographie in situ du care devient possible dans ces conditions. D’une part, Ngân et moi portons notre attention au langage, aux expressions, aux pronoms et aux styles de conversations, autant de révélateurs de la « vision morale d’une personne », de sa « texture d’être » (Molinier, Laugier et Paperman 2009 : 24). D’autre part, nous objectivons l’économie du care en examinant les phénomènes économiques et sociaux, car « [r]estituer le travail du care domestique, forcément banal, quotidien, et pourtant si peu connu », revient à « nécessairement donner la priorité à la description des activités et de l’organisation sociale (les régularités, les modèles, les pattern) du travail de care domestique » (Damamme et Paperman 2009 : 136). Observations, triangulations, recoupements, comptages et inventaires nous permettent d’établir l’économie des prestations de care en relation au budget familial. Les données économiques ne nous fournissent cependant que des ordres de grandeur, car l’enquêteur ne peut espérer de ses informateurs la rigueur scientifique à laquelle il aspire lui- même. Un nombre considérable d’heures de travail nous est en effet nécessaire pour établir les budgets familiaux à partir de données imprécises et changeantes d’un jour à l’autre. En outre, l’usage selon lequel les membres d’un ménage tiennent des comptabilités communes aussi bien que séparées nous oblige à mener des entretiens avec chaque individu pour essayer de restituer une vision partielle et forcément approximative de l’économie familiale, éloignée de l’agrégation des économies individuelles. Outre leur capacité à nous renseigner sur les rapports sociaux et sexuels entre les sexes, les places assignées nous permettent d’accéder à la vie économique, aux secrets et à l’intimité des ménages.

Fig. 15 : Notes de terrain établies par Ngân lors du premier entretien avec un informateur de Châu Đốc. Le premier entretien permet de dresser le diagrame de parenté, d’établir le profil socioéconomique des parents et de la fratrie, de cartographier les liens économiques qui lient les différentres générations. Les entretiens postérieurs permettent d’approfondir l’examen des

relations familiales par des données qualitatives.

En bref, l’enquête « An Giang » se révèle riche en enseignements. Elle permet de planter le décor, d’entamer l’investigation, de découvrir le delta du Mékong, d’améliorer ma connaissance du vietnamien, de consolider mon assise institutionnelle, d’établir une relation durable avec Ngân, de « bricoler » (de Sardan 1995) une boîte à outils méthodologique, de définir trois axes de recherche, de préparer les enquêtes à venir et de pivoter de la traite aux carrières intimes. De riches apports au prix d’un terrain formateur, quoique éprouvant.

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