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Une approche juridique de la traite obsédée par l’économie et la contrainte

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4. Déconstruire l’objet : par-delà l’esclavage et la traite

4.3. Une approche juridique de la traite obsédée par l’économie et la contrainte

Le cap mis sur les relations sociales, il restait encore à déterminer la manière de les saisir. À l’instar du discours dominant, nombre de travaux examinent les relations de traite dans une perspective économique, juridique et circonscrite au processus de traite. Celle-ci se présente comme un « perfect business », pour reprendre le titre de l’ouvrage de S. Molland (2012), soumis aux lois impitoyables du marché et de la rationalité. Omniprésent mais invisible, le crime organisé incarne la marchandisation de l’humain, les dérives perverses du capitalisme et de la globalisation. Le sociologue abolitionniste Richard Poulin (2003 : 743) n’hésite pas à affirmer que « [l]a traite des femmes et des enfants est donc imbriquée étroitement à l’économie et la finance mafieuses. Les organisations criminelles, qui règnent sur la traite des femmes et des enfants au profit du système proxénète qu’elles contrôlent, utilisent la terreur et disputent à l’État le monopole de la violence »11

. Personnification du

11

Les mouvements féministes abolitionniste et libéral « pro-droits » se livrent une véritable sex war. Les premiers amalgament la traite, la prostitution (Bales 2004, Kara 2009, Poulin 2003, 2005), et la violence à l’encontre des femmes pour les plus extrêmes dont Kathleen Barry (1986, 1996 a), cofondatrice de l’organisation Coalition Against Trafficking in Women (CATW) et figure de proue de la seconde vague de féminisme dite « radicale » (voir aussi Raskin 1986). La prostitution se présente comme une forme de domination sexuelle à l’instar de la traite, ce qui rend les femmes prostituées des victimes opprimées. Le courant réglementariste ou « pro-droit » s’oppose aux abolitionnistes. Beaucoup de ses membres appartiennent à l’organisation Global Alliance Against Trafficking in

crime organisé, le trafiquant trompe, oppresse et exploite des jeunes femmes naïves et innocentes en quête d’une vie meilleure ailleurs. Il navigue comme un poisson dans l’eau entre les régions pauvres émettrices et les régions riches destinatrices de migrants, et maîtrise les secrets de la finance informelle, du transport clandestin de migrants et de la mise au travail dans l’économie informelle. Quand il n’exploite pas lui-même ses recrues, il agit de connivence avec d’autres trafiquants à qui il les revend ou avec des employeurs qui les exploitent. Le trafiquant incarne le bourreau, « sorte d’entreprise internationale calculatrice, professionnelle, transnationale, hiérarchique, et, la plupart du temps, rentable » (Molland 2012 : 56, ma traduction).

Dans le sillage de la mobilisation contre le tourisme sexuel impliquant les enfants du milieu des années 1990, les parents peuvent eux aussi incarner le trafiquant ou le proxénète. Dysfonctionnels, cupides et méchants, ils vendent leurs filles à des recruteurs, des trafiquants et des employeurs prostitutionnels en vue d’en tirer profit, ou alors ils ferment les yeux sur l’activité de leurs filles ou les abus commis contre elles (voir Rushing 2006, Vijeyarasa 2010 et les rapports de Brown 2007, Child Exploitation And Online Protection Centre 2011, Reimer 2006). Une citation de P. Le Roux (2007 : 197) illustre l’amalgame courant entre famille, trafiquant et crime organisé :

« Comme indiqué plus haut, à côté des parents des jeunes filles, père, mère, oncle, tante, frère ou sœur, cousin ou cousine, qui sont bien souvent les premiers pourvoyeurs, les trafiquants de leur propre sang, nombre de trafiquants malaisiens sont en fait des individus opportunistes qui, sachant le vide juridique et l’inertie policière concernant le trafic de femmes à but d’exploitation sexuelle, se lancent dans celui-ci. Nombre d’entre eux sont des Sikhs, notamment aux environs de Penang alors que les musulmans sont plus actifs du côté de Kuala Lumpur ou de Johor Bahru. Bien que l’on puisse trouver aussi quelques individus d’origine chinoise dans cette catégorie, la plupart des personnes d’origine chinoise concernées par le trafic relèvent plutôt du crime organisé, les fameuses triades. »

La focalisation sur la dimension criminelle de la traite justifie le recours fréquent à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme, adoptée le 15 novembre 2000 et entrée en application le 29 septembre 2003,

Women (GAATW) ou à des groupes de prostituées (Network for Sex Work Projects en Angleterre, le

Syndicat du travail sexuel ou des associations communautaires comme le Bus des femmes ou Cabiria en France, et Aspésie en Suisse). Ici, les femmes sont libres de disposer de leur corps, et seule la

l’accord-cadre qui régule aujourd’hui la lutte contre la criminalité internationale, en vue d’insister sur l’illégalité de la traite, en particulier l’exploitation économique. Le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier les femmes et les enfants, s’attaque à la déshumanisation de l’être humain trompé, agressé, exploité, réduit à l’état de marchandise. Il définit la traite comme suit :

« Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie ou abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes. » (Nations unies 2000 : 42)

La traite recouvre des actions (recrutement, déplacement) et les moyens déployés (tromperie, coercition, etc.) pour parvenir à son but (exploitation). Le processus se poursuit après l’arrivée du migrant au pays de destination en vue de l’assujettir. Un second protocole porte sur le trafic illicite de migrants. Ce phénomène renvoie au « fait d’assurer, afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, l’entrée illégale dans un État Partie d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État » (Nations unies 2000 : 55). Contrairement à la traite, le trafic illicite cesse avec l’arrivée du migrant au pays de destination, moment qui consomme la rupture de sa relation avec le facilitateur de la migration. Sur le terrain, la frontière entre les deux phénomènes reste floue, voire inopérante. Car aussi bien les femmes trafiquées que les migrants clandestins empruntent de facto les mêmes routes et réseaux, traversent les mêmes frontières et subissent le même sort de la part des passeurs ou de la police. Roxana Burlacu (2009), la prostituée moldave originaire d’un village pauvre en Moldavie, ancienne étudiante en arts plastiques ayant vécu une épopée comme prostituée en Europe de l’Est et en Belgique, maintes fois arrêtée en tant que migrante illégale et refoulée aux portes de l’espace Schengen, devenue femme de lettres avec la publication de son autobiographie, « se sent pleinement solidaire [des clandestins], parce qu’ils forment une évidente communauté de destins, de tous les autres sans-papiers comme elle en quête d’un avenir », de l’avis de J.-M. Chaumont, son postfacier (2009 b : 335).

Le droit international conçoit la relation entre la victime et ses bourreaux, trafiquants et employeurs abusifs dans une optique économique et oppressive qui met l’accent sur

l’exploitation, l’esclavage et la servitude. Or, le Protocole se garde bien de définir ces notions centrales ou de fixer le seuil d’exploitation à partir duquel une personne peut être considérée comme victime de la traite, à condition qu’elle ait été recrutée et transportée à cette fin. C’est que définir l’exploitation économique pose problème, d’ailleurs cette question obsède depuis longtemps les mouvements syndicalistes. De surcroît, la perception relative aux bonnes conduites professionnelles varie d’un pays et d’un secteur d’activité à un autre. Ainsi, « en l’absence d’un consensus politique mondial sur les droits du travail a minima, et de normes internationales et sectorielles sur les relations de travail, il est extrêmement difficile d’arriver à une unité de mesure universelle et neutre à partir de laquelle mesurer l’« exploitation » », remarquent Bridget Anderson et Julia O’Connell Davidson (2002 : 11, ma traduction) avant même l’entrée en vigueur de la Convention de Palerme. Bref, la traite se définit à partir d’un indicateur, l’exploitation économique, qui ne fait l’objet d’aucune définition. Si cette absence laisse une grande marge de manœuvre aux juridictions nationales et internationales, elle complique la qualification juridique et l’analyse sociologique.

Outre mettre l’accent sur l’économique au détriment du social, sur le temps court du processus de traite aux dépens du temps long des cheminements humains, le Protocole sur la traite opère un clivage net entre choix et coercition, légalité et illégalité, enfance et âge adulte. Or, ces dichotomies trahissent la fluidité des parcours et de la réalité. D’abord, le choix pur se révèle illusoire dans la mesure où une personne peut migrer de plein gré et se retrouver ensuite coincée dans une situation coercitive, et vice-versa (Anderson et O’Connell Davidson 2002 : 13). Ensuite, la migration et la mise au travail des migrants peuvent intégrer des aspects légaux et illégaux dans une même trajectoire. Et le clivage entre légalité et illégalité, licite et illicite, est situé sur les plans historique et politique (Van Schendel et Abraham 2005). Enfin, l’article 3c du Protocole sur la traite retire aux mineurs le droit de choisir par eux- mêmes la migration conduisant à leur exploitation. Or, de nombreuses sociétés considèrent les enfants comme des adultes responsables dès l’adolescence, surtout parmi les couches plus défavorisées. Investis de lourdes obligations économiques, les jeunes migrent et travaillent dans des conditions parfois difficiles pour soutenir leur famille, comme c’est le cas du Viêt Nam (chapitre 4). À l’encontre de cette vision binaire et rigide, J. O’Connell Davidson (2005 : 78-9, ma traduction) invite à situer les dichotomies entre « migration forcée et volontaire, entre prostitution forcée et libre, entre migrants adultes et enfants et entre prostitution adulte

En somme, l’approche économique et juridique peine à concevoir les relations de traite autrement que par l’économie et la contrainte. L’économie joue certes un rôle central dans la migration et l’exploitation des migrants, au sein de l’industrie sexuelle ou ailleurs, dans la mesure où le désir d’améliorer les conditions matérielles informe les parcours migratoires. Mais la perspective économique des relations de traite gomme leur dimension sociale, et l’accent sur le processus de traite évacue son ancrage dans le temps long. Ce constat invite à placer l’économie et le social au cœur de l’analyse des relations, et à privilégier le temps long des cheminements humains plutôt que le temps court du processus de traite.

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