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De la pauvreté à la vulnérabilité : l’imprévu au centre de l’analyse

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CHAPITRE 2 – La souplesse des prêteurs privés, ou comment la sexualité s’immisce

1. Le Viêt Nam du post-Renouveau : pauvreté, vulnérabilité et crédit

1.2. De la pauvreté à la vulnérabilité : l’imprévu au centre de l’analyse

Nombre de travaux sur la prostitution au Viêt Nam avancent un argument causal selon lequel la pauvreté familiale et individuelle pousserait les femmes à choisir cette activité. La pauvreté renvoie ici à une condition générale et non à une définition précise et exigeante. Mais comment appréhender le commerce sexuel à travers le prisme de la pauvreté familiale ou individuelle ? Cette question oblige à définir la pauvreté. Selon Nicolas Sirven (2007 : 10) « un individu est considéré comme pauvre lorsque son niveau de bien-être est inférieur à un certain seuil ». Cette définition invite à définir le bien-être et à établir un seuil de pauvreté séparant les pauvres des non-pauvres. Le bien-être peut se mesurer en termes monétaires ou non monétaires. La première approche cible les niveaux de consommation et de revenus, plus souvent les premiers que les seconds. La seconde met l’accent sur l’aspect multidimensionnel de la pauvreté. À la suite des travaux d’Amartya Sen, le Programme des Nations unies pour le développement (1990 : 12) propose un indice de développement humain qui distingue la croissance économique et ses effets sur les populations en matière de développement à travers « trois éléments essentiels de la vie de l’homme – la longévité, le savoir et le niveau de vie ».

La « procédure d’identification » à laquelle se réfère N. Sirven (2007 : 11) consiste à établir un seuil de pauvreté en fonction du bien-être. Elle repose sur une approche objective

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Source : http://donnees.banquemondiale.org/pays/viet-nam, consulté le 10/12/2014.

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Source : http://www.banquemondiale.org/fr/results/2013/04/12/vietnam-achieving-success-as-a- middle-income-country, consulté le 10/12/2014.

ou subjective. Dans la première, l’évaluation porte sur le coût des besoins nécessaires à la survie biologique de l’individu, en général un panier de biens calculé sur la base des prix locaux. Au Viêt Nam, le MOLISA fixe dans son plan quinquennal 2005-2010 le seuil de pauvreté à 200 000 VND (12,7 USD) par personne et par mois en zone rurale, 260 000 VND (16,6 USD) en zone urbaine (General Statistics Office 2010 b : 21). Sur la période 2010-2015, le seuil est majoré par rapport à l’inflation : 400 000 VND (21,9 USD) en zone rurale, 500 000 (27,3 USD) en zone urbaine (décision 09/2011/QĐ-TTg). La plupart des familles rencontrées ne sont pas pauvres au regard de cette définition. Les revenus du chef de famille conjugués à ceux de son éventuel conjoint et de ses enfants propulsent les ménages bien au- dessus du seuil officiel de pauvreté, qui plus est lorsqu’une ou plusieurs filles se livrent au commerce sexuel. À titre d’exemple, l’estimation mensuelle la plus basse pour une femme proposant des services sexuels à la pagode de l’arbre du Bouddha dépasse le million de VND (63 USD en 2008), le revenu minimum pour cinq personnes.

L’approche subjective de la pauvreté met l’accent sur l’évaluation que les acteurs produisent à propos de leur situation et de leur degré d’aisance financière. Le Département pour la prévention des fléaux sociaux adopte cette approche dans une étude sur les facteurs de vulnérabilité et les causes du commerce sexuel dans une perspective de genre. Mené en collaboration avec l’OIM et le Programme pour l’égalité de genre des Nations unies (UN Women au Viêt Nam, dont UNIFEM fait partie), ce rapport couvre trois villes où l’industrie sexuelle se développe fortement depuis les années 1990 : Hồ Chí Minh-Ville au Sud, la capitale Hà Nội et la ville portuaire de Hải Phòng au Nord. Des 388 personnes sondées – 199 femmes et 189 hommes –, une majorité estime venir de familles aux revenus moyens (59 %), un tiers de familles pauvres (35,8 %). Parmi ces dernières, plus de femmes (42 %) que d’hommes (28 %) se disent pauvres (Government of Vietnam 2012 : 21).

Les approches objective et subjective de la pauvreté permettent de séparer les pauvres des non-pauvres au prix de la réification d’une catégorie aux caractéristiques spécifiques. Or, les femmes et les familles de cette étude ne sont pas pauvres selon la définition officielle, ce que corrobore une majorité d’individus rencontrés par les enquêteurs du Département de prévention des fléaux sociaux. En outre, le seuil de pauvreté ne nous renseigne ni sur la manière dont la pauvreté intervient dans les stratégies économiques et professionnelles, ni sur les variations des économies familiales, ni sur l’état d’endettement chronique dans lequel

comptabilisent après évaluation des revenus déclarés et leur délivrent annuellement la carte du foyer pauvre (cuốn sở/thể hộ nghèo). Pour l’obtenir, le foyer doit détenir le livret de famille (hộ khẩu) et un certificat de résidence permanente (KT1), à défaut un permis de résidence temporaire de longue durée (KT2). La carte du foyer pauvre donne accès à des aides et à des services, y compris des prêts à conditions préférentielles. Parmi les familles rencontrées à Châu Đốc, certaines ne détiennent ni livret de famille ni certificat de résidence, à l’instar de leurs enfants lorsqu’ils migrent en ville. Elles ne peuvent donc prétendre ni à la carte des pauvres ni aux services auxquels elle donne droit. Elles constituent une population fantôme et flottante qui échappe au recensement.

D’autre part, et cela devient plus intéressant, la procédure d’identification consistant à établir le seuil de pauvreté permet de « mettre en évidence la vulnérabilité des individus aux modifications de leur environnement » (Sirven 2010 : 13). Dans cette étape d’« agrégation », la comparaison de situations dans une perspective temporelle permet d’établir la vulnérabilité. Cette notion nous « renseigne sur le dommage potentiel qu’un évènement particulier pourrait causer s’il se réalisait » (ibid., p. 17). Elle évoque la probabilité de voir le niveau de bien-être se dégrader à la suite d’un ou plusieurs évènements inattendus. Ces derniers se présentent sous forme de risques ou d’incertitudes, deux notions que je rassemblerai sous le terme générique d’« imprévus » par souci de simplification. Le risque renvoie à la « probabilité de réalisation d’un évènement dont les conséquences (en général néfastes) sont connues » (ibid., p. 16). À Châu Đốc, le relogement en périphérie imposé par le gouvernement local aux populations vivant dans les squats du centre-ville, les problèmes de santé dont les maladies chroniques ou mal soignées, les aléas climatiques dont les inondations dévastatrices en saison des pluies, les rackets et les amendes pour cause d’infraction dont le délit de prostitution, et le fractionnement de la dette et le surendettement constituent les risques les plus ordinaires. L’incertitude renvoie quant à elle à « une situation dans laquelle les individus ne peuvent pas se représenter les différents états possibles que la réalité est susceptible de prendre » (ibid., p. 16). Les maladies, les accidents de moto qui affectent la santé du conducteur et dégradent un moyen de transport et souvent un outil de travail, et l’inflation déclenchée par la crise globale représentent les incertitudes les plus usuelles26. En résumé, la notion de vulnérabilité met l’accent sur les imprévus, les dommages et les oscillations économiques.

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En 2008, au lendemain de la crise globale, le seuil d’inflation dépasse 25 %. Dans l’urgence, l’État met en place des mesures destinées à l’enrayer : hausse du taux de référence de la Banque centrale, réduction du crédit et du déficit budgétaire, dévaluation du đồng. L’inflation tombe à moins de 5 % à

Si la vulnérabilité retranscrit plus justement les économies fluctuantes que la pauvreté, elle reste une notion difficile à manier en raison de son caractère multidimensionnel, la difficulté consistant à évaluer les dommages « d’ordre physique, social, environnemental, institutionnel ou humain » qui « peuvent s’appliquer à des échelles géographiques distinctes et concerner des populations différentes (ménages, communautés, sociétés, etc.) » (ibid., p. 17). En dépit de ces réserves, je la retiens par sa capacité à saisir les économies familiales et individuelles dans une perspective dynamique et attentive aux fortes variations de dépenses relevées, à la hausse comme à la baisse. Ces oscillations résultent moins de bas revenus ou de mauvaises prévisions que de besoins grandissants de consommation. L’enjeu pour les acteurs rencontrés consiste moins à sortir de la pauvreté – la plupart ont déjà atteint cet objectif – que de financer les imprévus et les dépenses en constante augmentation. La vulnérabilité les contraint à vivre dans un régime de « sécurité informelle » (Priwitzer 2012, la notion est à nouveau proposée par Wood et Gough 2006). Face au retrait de l’État et au manque de confiance qu’il inspire, ils se tournent vers les réseaux familiaux, les affiliations et les liens communautaires. Les arrangements informels prennent alors le dessus27. Le recours massif au crédit se produit dans ce contexte macroéconomique mêlant croissance et inégalités.

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