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De l’encastrement à la sociologie économique de l’intimité

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5. Reconstruire l’objet : vers une sociologie des carrières intimes

5.1. De l’encastrement à la sociologie économique de l’intimité

Les femmes vietnamiennes nouent des relations sociales avec des opérateurs de crédit, des protecteurs et employeurs, des facilitateurs de la migration prostitutionnelle, des proches et des clients. Mais plus que sociales, ces relations relèvent du champ de l’intime au sens où

l’entend Viviana Zelizer. Dans ses travaux sur l’interférence entre l’activité économique et les relations intimes, la sociologue propose une définition générale de l’intimité, à rebours de celles axées sur les sentiments chaleureux dont l’expression peut être réfléchie et calibrée12.

« Nous concevrons les relations comme intimes dans la mesure où les interactions qu’elles recouvrent dépendent d’une connaissance et d’une attention particulières apportées au moins par une personne et ne s’étendant pas à une tierce partie. Ainsi définies, les relations intimes reposent à divers degrés sur la confiance. L’aspect positif de la confiance est qu’elle suppose l’acceptation d’une influence mutuelle face au risque ; son aspect négatif est de procurer à chacun des partenaires une connaissance et une considération de l’autre qui, si elles venaient à se propager, pourraient nuire à son statut social. » (Zelizer 2005 a : 18)

Cette définition met l’accent sur la confiance, l’influence et le partage d’informations sensibles. Elle recoupe celle du dictionnaire et de l’étymologie. Le Petit Robert propose deux acceptions. La première englobe le caractère intérieur, profond, secret ; la seconde renvoie à des liaisons ou à des relations étroites et familières. Le mot dérive du latin intimus. En tant que superlatif de intus (dedans), l’« intime » évoque l’idée de profondeur ou de ce qui se trouve à l’intérieur de quelque chose, par extension ce qui est essentiel ou ce qu’il y a de plus profond. Il évoque aussi ce qui nous est cher en rapport avec l’amitié, l’attachement, la confiance. L’intimité est donc ce qui est caché ou enfoui (secret), ce à quoi l’on tient particulièrement (confiance) au titre de valeurs et de sentiments. V. Zelizer regroupe un vaste nombre de relations sous cette enseigne : familiales entre conjoints ou entre parents et enfants, dyadiques entre prostituée et client, espion et espionné, psychiatre et patient, etc. Ces relations se déploient sur une échelle allant de « l’intimité à l’impersonnel, du durable à l’éphémère » (Zelizer 2005 a : 24). Ainsi définie, l’intimité s’applique aux relations ici abordées entre prêteur et emprunteur, protecteur et protégée, employeur et employée, facilitateur de la migration et migrant, parents et enfants, prestataire de services sexuels et client.

Ces relations intimes peuvent induire de l’activité économique. D’une manière générale, l’action économique s’encastre dans la structure sociale. Karl Polanyi ([1944] 1983) forge la notion d’« encastrement » (embeddedness). Dans la Grande transformation, l’historien se penche sur les institutions qui structurent la vie économique avant et après

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À ce sujet, Arlie R. Hochschild (1983, 2003) forge la notion de « travail émotionnel » (emotional

l’avènement du marché. Si l’économie reste longtemps encastrée dans les relations sociales, cet équilibre se rompt au XIXe siècle. Les relations marchandes se désencastrent, transformant le travail, la terre et la monnaie en marchandises, et se réencastrent en faisant de la société un appendice de l’économie. K. Polanyi (ibid., p. 220) fustige cette transformation, car « séparer le travail des autres activités de la vie et le soumettre aux lois du marché, c’était anéantir toutes les formes organiques de l’existence et les remplacer par un type d’organisation différent, atomisé et individuel ».

Mark Granovetter (1985), représentant de la Nouvelle sociologie économique13, remet au jour le concept d’« encastrement ». Son article « Economic Action and Social Structures : The Problem of Embeddedness » rompt avec la vision d’une sphère marchande autorégulée en envisageant les institutions économiques, notamment les firmes américaines, comme des réseaux sociaux composés d’individus non atomisés et unis par des relations personnelles fortes. Son originalité consiste à penser la structure à partir des conditions d’agrégation des actions individuelles, à concevoir les institutions comme des construits sociaux et à insister sur le fait que les acteurs conjuguent des impératifs économiques et d’efficience à des enjeux sociaux tels que la reconnaissance, la sociabilité et le statut.

M. Granovetter opère un partage novateur entre l’encastrement relationnel (relations qui déterminent l’action) et l’encastrement structurel (réseaux d’inscription de l’acteur). Sharon Zukin et Paul DiMaggio (1990, voir aussi le Velly 2002) critiquent la seconde notion, trop étroite à leur goût, et insistent sur la nécessité de tenir compte de l’encastrement culturel, politique et cognitif. Isabelle This Saint-Jean (2005 : 318-9) critique à son tour cette thèse qui renforcerait l’autonomie de la sphère économique. En élargissant la définition d’un terme aux contours flous, les tenants de l’encastrement reproduisent et perpétuent la frontière épistémologique qu’ils cherchent à récuser, car finalement, les « processus sociaux ne fournissent que le « contenant » de l’économie, tandis que le contenu resterait identifié par les systèmes rationnels d’échange de l’économie standard » (Zelizer 2008 : 16).

Dès la fin des années 1980, V. Zelizer s’attache à dépasser la thèse de l’encastrement. De son point de vue, les sphères économiques et sociales s’entremêlent dans la vie courante. À rebours de la thèse polanyienne de la permutation dangereuse entre société et marché, la sociologue défend celle selon laquelle l’intrusion des relations marchandes dans les relations sociales et intimes n’induit pas nécessairement de danger. La théorie des « mondes hostiles »

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La Nouvelle sociologie économique naît aux États-Unis dans les années 1980 en réponse aux dérives de l’économie néoclassique, représentée notamment par Gary Becker.

à laquelle elle s’attaque présume en effet que des principes antinomiques et inconciliables gouvernent ces deux sphères. Les relations marchandes s’inscriraient dans l’univers froid du marché gouverné par le calcul, l’individualisme, l’intérêt, la maximisation et le profit ; les relations intimes dans la sphère privée régie par l’affection, les sentiments, l’amour, la solidarité, le don et l’appartenance culturelle. Clôturées et laissées à elles-mêmes, ces deux sphères fonctionneraient en harmonie. Or, leur chevauchement induirait souillure et pollution morale : le calcul et la rationalité déshumaniseraient le monde des sentiments et des affects, et à l’inverse, l’action des affects dans l’univers rationnel engendrerait favoritisme et corruption (Zelizer 2001, 2005 b).

Peu satisfaits de cette vision étriquée des relations économiques, des critiques ont étayé des théories que V. Zelizer regroupe sous la bannière du « tout ou rien ». Les tenants du tout économique voient dans les comportements sociaux de la rationalité, ainsi les soins fournis à autrui, les relations parents-enfants et la sexualité tarifée n’expriment-ils que des calculs individuels. Les partisans de l’approche culturelle voient des croyances, des relations sentimentales et des affiliations culturelles dans les comportements économiques. Et les défenseurs du tout politique – dont les féministes radicales – ne jurent que par la domination masculine dans les rapports de genre.

V. Zelizer salue l’avancée de ces théories par rapport à celle des mondes hostiles, mais les rejette in fine en raison de leur essentialisme. Elle propose une troisième voie centrée sur l’analyse des croisements entre l’économie et l’intimité. Elle part du constat selon lequel les acteurs élaborent des relations privilégiées en les associant à des symboles, des pratiques et des moyens d’échange afin d’encadrer et de signifier l’activité économique, processus qu’elle nomme « mondes connectés » (connected lifes) (Zelizer 2005 b : 32-5)14. La méthode des vies connectées qu’elle préconise repose sur l’analyse des relations, c’est-à-dire partage des « ensembles durables et nommés d’accords, de pratiques, de droits et d’obligations liant entre elles deux ou plusieurs personnes », des transactions ou des « interactions limitées à court terme entre des personnes », des moyens d’échange consistant en « systèmes comptables recourant à des formes de monnaies symboliques », et des lignes de partage ou des « périmètres reconnus qui délimitent des combinaisons singulières de relations, de transactions et de moyens » (Zelizer 2005 a : 24-5). Ici, le travail relationnel « consiste à réaliser des ajustements viables entre les relations, les transactions, les moyens et les lignes de

Les transactions s’effectuent dans des « circuits économiques », notion que V. Zelizer (2004, 2005 c) définit comme une structure institutionnelle organisée moins par les principes de marché que par les ajustements des lignes de partage relatifs aux relations, aux transactions et aux moyens d’échange. Le circuit repose sur la confiance, la réciprocité et la flexibilité. Il dépasse la simple chaîne d’individus au sein de laquelle circule un billet de banque ou une monnaie parallèle, ou le réseau social ancré dans des institutions stables et régies par des comportements individuels prescriptifs. Les marchés de la finance informelle, de la migration prostitutionnelle, du bien-être et de la sexualité incarnent des circuits économiques aux enjeux financiers considérables.

La notion de carrière intime retient de la sociologie économique l’imbrication entre l’activité économique et l’intimité ainsi que la méthode attentive aux lignes de partage. Les relations ciblées s’inscrivent dans l’intimité en raison de leur nature, mais aussi parce qu’elles placent la sexualité au cœur des arrangements économiques que ce soit dans le monde de la finance informelle, de la migration prostitutionnelle, de la solidarité familiale et du commerce sexuel. Dans ces contextes, la sexualité sert à la fois de ressource, de gage, de ciment social et d’objet d’échange. En outre, la perspective des mondes connectés, selon laquelle les acteurs négocient les lignes de partage par le travail relationnel, invite à placer le processus au cœur de l’analyse. Or, cette dimension processuelle fait défaut dans la sociologie économique de l’intimité de V. Zelizer. Certes le travail émotionnel évoque l’ajustement permanent des lignes de partage dans les relations, mais la méthodologie préconisée ne place pas les processus au cœur de l’analyse. La sociologie des carrières offre des outils adéquats pour saisir les effets du temps qui passe dans les trajectoires.

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