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La finance informelle, palliatif de l’exclusion financière

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CHAPITRE 2 – La souplesse des prêteurs privés, ou comment la sexualité s’immisce

1. Le Viêt Nam du post-Renouveau : pauvreté, vulnérabilité et crédit

1.3. La finance informelle, palliatif de l’exclusion financière

Les familles et les femmes de cette étude redoutent les imprévus et la vie chère. Elles financent leurs dépenses de consommation en conjuguant revenus et emprunts. Alors que le Renouveau a favorisé un développement rapide du marché institutionnel du crédit, la plupart se tournent vers la finance informelle en raison de l’exclusion financière.

Les réformes du Renouveau bouleversent le paysage financier. Christophe Gironde (2007 : 162-4) examine les sources de crédit qui irriguent l’économie familiale au début des années 1990. La première provient de l’épargne constituée parfois secrètement à l’époque des coopératives dans un contexte morose de pénurie. Lorsque les échanges privés deviennent légitimes, les ménages investissent leurs économies dans la production ou le prêt à d’autres ménages, placement plus rémunérateur que l’épargne bancaire. La deuxième source provient des possibilités offertes par l’irruption du crédit dans les échanges commerciaux avec les grossistes, les fournisseurs, les commerçants et les clients de produits agricoles, de matériaux

la fin 2009, mais repart à la hausse en 2011, dépassant à nouveau les 20 %, année où l’État augmente

de construction et de biens d’équipement ou de consommation. La troisième source provient de la finance. Ce secteur connaît un essor pendant les années 1990. Les réformes déclenchent la restructuration de la Banque d’État et de quatre banques publiques, dont la Banque agricole et de développement rural (BADR) en 1988. Si la vocation de cette dernière consiste à financer les entreprises publiques, elle se recentre sur le financement du secteur agricole et de l’exploitation familiale en 1992. La BADR connaît un franc succès, car l’encours des crédits franchit le milliard de dollars auprès de 3,5 millions de ménages en 1996 (Creusot et Quỳnh 2003 : 9), jusqu’à 7 millions en 2002 (Lelart 2007 : 8). La BADR adopte une stratégie efficace consistant à s’associer avec les organisations de masse : femmes, paysans, anciens combattants. Moyennant une commission, ces structures se chargent de communiquer, de recruter des clients, de faciliter les procédures et d’alléger les garanties exigées. Mais la BADR s’engage peu à peu dans une logique de ciblage d’une clientèle, qui, sans être aisée, détient des biens au titre de garantie. Ce choix politique renforce l’exclusion financière des ménages plus démunis, problème traité par d’autres institutions.

Outre la BADR, d’autres banques favorisent l’essor du crédit institutionnel. Créée en 1996, la Banque des politiques sociales, rebaptisée Banque des pauvres en 2003, se donne pour objectif de servir les populations défavorisées en milieu rural et exclues du crédit de la BADR, avec des taux compris entre 0,5 et 1,2 % par mois. Ses moyens de distribution restent limités et tributaires des capacités de ses partenaires, dont l’Union des femmes et celle des anciens combattants. Elle attire quatre millions de clients en 2005 (Lelart 2007 : 8). Malgré cela, sa faible productivité oblige le gouvernement à la subventionner face au retrait des bailleurs internationaux (Creusot et Quỳnh 2003 : 11). Le crédit se diversifie davantage avec la consolidation des caisses populaires de crédit sous la supervision de la Banque d’État, d’anciennes coopératives de crédit ayant survécu aux vagues successives de restructuration (Gironde 2007 : 164) et avec le développement du secteur bancaire privé (Truitt 2012). Cette métamorphose du paysage financier provoque une augmentation de l’offre et des encours de crédit à la fois en milieu rural et urbain, une diminution des taux d’intérêt et une normalisation des conditions d’emprunt, dont l’usage du titre de propriété foncière et du « carnet rouge » (sổ đỏ/hồng). Attestant du droit d’utilisation, de possession et d’aliénation de la terre agricole, le carnet rouge sert de garantie à l’emprunt auprès de la BADR et de la Banque des pauvres. Toutefois, nombre de ménages restent exclus de cette finance malgré la bonne volonté affichée par l’État et les bailleurs. Deux explications peuvent être avancées.

La première renvoie aux lourdeurs et aux restrictions administratives. Non seulement les banques publiques imposent de longs délais d’attente, mais elles exigent et des pièces

administratives (certificat de résidence, carte des pauvres) et des garanties individuelles (carnet rouge, titre de propriété foncière). Or, seuls certains emprunteurs remplissent ces conditions. Les familles que j’ai rencontrées à Châu Đốc travaillent en milieu urbain, et ne possèdent ni terre agricole ni carnet rouge. Certaines détiennent une habitation avec certificat de propriété, livret de famille et certificat de résidence, alors que d’autres en location ne possèdent rien, à l’instar des Đồan et des Trần de Châu Đốc, deux familles sur lesquelles je reviendrai souvent. Indépendamment de la détention de ces documents, beaucoup de ménages vulnérables ne possèdent pas la carte du foyer pauvre, donnant accès aux aides et aux programmes de crédit qui leur sont destinés, dont l’octroi relève de la responsabilité du chef de village. Celui-ci doit opérer des arbitrages, car il reçoit plus de demandes qu’il ne peut en satisfaire. Les intéressés ignorent dans bien des cas les critères de ces médiations, variables d’une commune à une autre. Dans leurs travaux sur l’éducation, Nolwen Henaff et Marie- France Lange traitent cette question :

« En dépit de son livret de pauvreté, la grand-mère n’a pas eu accès ni aux prêts de la Banque pour les pauvres, ni à ceux octroyés par l’Association des femmes. On lui a répondu qu’elle n’avait pas de caution. Ces informations ont été confirmées par un responsable de la commune pour qui on ne peut pas prêter à un adulte isolé (sans caution) qui plus est âgé et malade. Or, toutes les personnes en situation d’extrême pauvreté que nous avons pu rencontrer lors de nos enquêtes cumulaient ce genre de critères (adulte isolé, handicapé ou âgé, sans caution et sans patrimoine). On perçoit bien que les politiques de lutte contre la pauvreté ignorent pour partie la grande pauvreté » (Henaff et Lange 2010 : 269).

Le second élément qui limite l’accès au crédit renvoie au ciblage. La probabilité de recourir au crédit bancaire augmente si l’emprunt vise un investissement productif (Phạm et Lensink 2007). La Banque des pauvres applique un ciblage qui exclut la consommation en dehors de circonstances précises, en particulier la santé, l’éducation et le logement. D’après M. Lê Hoàng Thuấn, directeur de la Banque des pauvres à Châu Đốc, son institution accorde des prêts à des fins d’investissement productif, de réparation ou de construction de l’habitat après des catastrophes naturelles, d’éducation des enfants défavorisés et appartenant à des minorités ethniques, d’amélioration des conditions de vie des populations vulnérables dans le cadre de programmes de lutte contre la pauvreté (entretien du 24 août 2009). Ce ciblage exclut les ménages de mon étude qui n’appartiennent ni à la catégorie des plus démunis ni à celle des groupes ethniques.

crédit et les banques privées auquel répond la finance informelle moyennant d’autres types de garanties et un coût plus élevé. Comme dans nombre de pays du Sud, les systèmes de finance formels et informels coexistent au Viêt Nam. Michel Lelart (2006 : 3) définit le secteur informel de l’économie comme des « activités non recensées, exercées avec peu de capital et beaucoup de main-d’œuvre non qualifiée, à une échelle très restreinte, sans respect d’aucune réglementation ». Le concept insiste sur l’absence de formes. La relation entre le créancier et le débiteur est ici personnelle et fondée sur la confiance, souvent encastrée dans des relations sociales préexistantes (ibid., p. 17). Cette finance englobe un grand nombre de pratiques.

Si cette étude examine le prêt à intérêt proposé par des prêteurs privés, les acteurs ont aussi recours à d’autres sources de financement informel. Ils se tournent d’abord vers leur entourage, à commencer par les parents et les amis. L’intérêt faible ou nul conjugué à la flexibilité des conditions, en particulier le flou concernant le délai du remboursement, rend cette option avantageuse. En revanche, les opérations dépendent de la capacité financière des acteurs, a priori limitée chez les familles vulnérables. G. Wood (2004 : 78, ma traduction) remarque bien que « les pauvres n’ont pas beaucoup à s’offrir mutuellement au-delà de transferts modestes et immédiats ainsi que de la sympathie [les uns envers les autres] ». Le prêt sur gage (cầm đồ) constitue une autre source de crédit envisageable à condition de détenir des biens de valeur. Viennent ensuite les associations d’épargne et de crédit rotatif, les hụi au Sud, hội ou phường au Nord du Viêt Nam, définies par Emmanuel Pannier (2012 : 187) comme des « associations informelles de personnes qui cotisent à des échéances convenues afin de constituer un fonds commun attribué à tour de rôle à chacun des participants », en précisant que « l’association se dissout lorsque chacun a reçu une fois le pot commun ». Un grand nombre de familles et de femmes rencontrées a participé au moins une fois à ce système de financement très populaire en Asie (voir Pairault 1990 a, b) comme en Afrique (voir Bouman 1995). Viennent enfin les prêts à intérêts proposés par les prêteurs privés.

Des économistes interrogent la place de la finance informelle au Viêt Nam. Les réformes semblent avoir entraîné son déclin depuis les années 1990 : si 77,5 % des ménages obtiennent du crédit auprès d’amis, de prêteurs privés ou par le biais d’associations de crédit rotatif en 1992, cette part chute à 54 % en 1996 (Lelart 2007 : 11). La diminution continue pendant la décennie suivante : elle compterait pour environ un tiers des opérations de crédit (Barslund et Tarp 2008 : 488, Gironde 2007 : 165, Nguyễn, Lê et Lensink 2008 : 215). Selon les situations, cette finance présente des avantages par rapport au crédit institutionnel. Trần Thọ Đạt (1999) présente le cas significatif d’un producteur rizicole solvable. Cet ancien militaire de la province de Nam Hà, au sud de Hà Nội, veut emprunter 500 000 VND (36

USD) sur trois mois pour acheter des engrais. Il peut choisir entre la BADR et un prêteur privé de son village. Rigides et chronophages, les conditions de la BADR haussent le coût du crédit institutionnel à un montant supérieur au coût du prêt privé (81 250 VND ou 5,8 USD), malgré un intérêt plus faible. L’économiste conclut que le paysan a intérêt à s’entendre avec le prêteur privé à tous points de vue, tant que les sommes empruntées restent modestes.

BADR Prêteur privé

Garantie matérielle

exigée Oui Non

Délai d’obtention Trois jours Immédiat

Accord Écrit Verbal

Taux d’intérêt mensuels 1,75 % (26 250 VND, soit 1,9 USD) 4 % (60 000 VND, soit 4,3 USD)

Frais 35 000 VND (2,5 USD) Non

Frais administratifs et de tamponnage au

comité populaire

15 000 VND (1,07 USD) -

Café et tabac pour

les entretiens 20 000 VND (1,43 USD) -

Coût d’opportunité

Deux jours de travail à 10 000 VND soit 20 000 VND (1,43

USD)

Non

Bilan 81 250 VND (5,8 USD) 60 000 VND (4,3 USD)

Fig. 38 : Conditions d’un emprunt de 500 000 VND auprès de la BADR et d’un prêteur privé dans la province de Nam Hà en 1999 (Source : Trần 1999).

Les ménages financent leurs dépenses en combinant revenus et emprunts. Un grand nombre se tourne vers les réseaux familiaux et sociaux en raison de l’exclusion financière, alors que le crédit abonde au sein des organismes publics. Les pages suivantes décrivent une modalité d’emprunt informel : le prêt à intérêt fourni par des prêteurs privés. Ce produit offre avantages et inconvénients.

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