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Prendre de la hauteur

Dans le document Gimli, Hervé THRO (Page 115-125)

10 - Construire son nid

38. Prendre de la hauteur

Il fit halte par deux fois dans des petits villages suspendus aux flancs de la montagne et bivouaqua contre une falaise la troisième nuit.

Le sentier serpentait afin d’être moins pentu. Dans les régions montagneuses, la ligne droite était rarement le plus court chemin. A mesure que Fantusieni s’élevait, l’air devenait plus sec, plus vif. La pente sous ses pas marquait davantage son souffle, il était moins aisé de courir.

Le village des neiges était vraiment éloigné de toute présence aux alentours. Une passe plus qu’un col menait à une haute vallée, une sorte de grande combe verrouillée par d’imposants pics, de vertigineuses aiguilles et de sommets perpétuellement enneigés. Gravir ce collet lui procurait la sensation d’évoluer dans la troisième dimension, un cinquième point cardinal.

Il venait d’avoir douze révolutions lorsque, un matin de la saison des fruits, un étrange spectacle se déroulait dans son village. Plus exactement SUR son village. Il se souvenait en traversant les habitations pour rejoindre le petit bois à proximité, que tous les habitants du village, qu’il commençait à connaitre chacun personnellement comme le veut la tradition, avaient la tête en l’air, scrutant le ciel avec curiosité. En levant les yeux, il découvrit un curieux attelage. Un panier d’osier était suspendu à une baudruche démesurée.

Il suivi la cohorte jusqu’au pré jouxtant le petit lac, le lieu d’atterrissage de cet original moyen de transport. Une acclamation salua la manœuvre délicate. L’embarcation se posa dans une légère secousse, les occupants ayant à peine chancelé sous le choc feutré. La nacelle contenait six personnes, deux d’entre elles descendirent. Un grand gaillard arborant une large moustache et une paire de lunettes ajustées à ses yeux par un bandeau élastique actionnait sans arrêt le mécanisme permettant au ballon d’air chaud de s’élever dans les airs.

Aux yeux du jeune Fantusieni, il semblait un géant, sa peau était d’un noir mordoré. Ses gestes étaient amples et précis. Un air volontaire et sûr de lui se dégageait du personnage. Il inspirait

confiance et respect.

Il s’adressa au groupe représentant la quasi totalité du village. Il demandait deux volontaires pour un voyage aérien. Tous savaient que le jeune Fantusieni avait souvent la tête dans les nuages, l’esprit voguant sur la Lune. On le regarda comme une évidence.

C’est ainsi que Fantusieni voyagea dans la troisième dimension. Cette sensation d’apesanteur, de délivrance, arraché à l’attraction terrestre, l’enivrait encore aujourd’hui dans ses souvenirs. Contrairement à l’élément liquide sur lequel il était mal à l’aise, les airs lui convenaient parfaitement. Une émotion nouvelle le gagnait. Tant sur son corps que dans son esprit. Une légèreté s’emparait de son être. Une glissade parmi les oiseaux, traversant des pans de brumes, de petits nuages, offrant une vision inégalée sur la vallée, sa vallée, son village. Un regard inattendu et insolite jaillissait de cette expérience. Il contemplait tous ces paysages connus avec un œil neuf, une nouvelle perspective. Il voyait des endroits connus par cœur sous un tout nouvel angle si bien que depuis ce matin inouï il chercha constamment à observer les choses, les gens, les paysages sous un angle différent, sous une autre lumière.

Son allégresse pour cette balade dans le ciel s’était accompagnée d’un enthousiasme à l’idée de savoir que la destination n’était déterminée que par les caprices du vent. Partir sans savoir où le hasard allait nous mener plaisait à l’esprit rêveur et imaginatif de Fantusieni.

Cette expérience imprima toutes ces sensations qui l’accompagnèrent dans son esprit pour de longues Révolutions. Il s’imagina survoler les sommets enneigés, seul aux commandes d’un navire des cieux, voguant au gré du vent, parcourant toutes les latitudes en altitude.

Il rencontra deux habitants du village des neiges occupés à garder un troupeau de brebis. Fantusieni avait remarqué que l’emploi du lait et ses dérivés étaient plus présent dans l’alimentation des montagnards. La vallée était réputée pour ses fromages bien qu’on en trouva de meilleurs dans d’autres villages situés sur des pentes moins abruptes où les prairies étaient encore grasses. Ici, toute la famille des bovins était rare, voire inexistante. Un climat trop rude les deux tiers de l’année et peu de pâturages dans cette vallée encaissée. Les pentes escarpées raisonnaient essentiellement au

bêlement des moutons et des chèvres. Fantusieni aimait bien ces animaux, plus frêles mais plus robustes aux conditions extrêmes. Il salua les bergers et ils échangèrent quelques gestes communs, ordinaires, la politesse des voyageurs… Ils lui offrirent un bol de lait fraîchement trait. Le breuvage était fort en goût. Un palais affuté eut distingué des arômes de fleurs de montagne, de chardons et de gentiane, un puissant goût de résine (les ovins devaient grignoter l’écorce de ces petits pins tout noueux qui lançaient les bras immobiles de leurs branches dans l’azur sec et frais). Fantusieni n’y décela qu’un parfum d’arnica et une épaisse crème ornait sa lèvre supérieure. C’était délicieusement bon.

Il reprit des forces. Cette longue ascension entamée depuis trois jours commençait à lui peser davantage sur ses épaules que dans les jambes, habitué à marcher en terrain relativement plat.

Il arriva à la maison de Bienvenue afin de se renseigner sur l’historien qu’il venait voir. Quel étrange lieu d’habitation pour un historien. Coupé du reste du monde pendant toute la saison morte.

39. Architecture.

A l’image du village, la Bienvenue était construite en dur, le climat n’admettant pas les constructions fragiles et mal isolées. De lourdes pierres de granit gris bleu en formaient les murs, mais le plus étonnant était sa disposition en forme d’étoile, tel un cristal de neige. Tout le village était bâti sur le même modèle. Les maisons ou les rares chalets d’épais rondins d’épicéa étaient disposés en cinq branches qui semblaient se recourber sur elles-mêmes. Au centre était dressé une grande salle où les habitants se retrouvaient les longues soirées d’hiver pour se divertir, raconter contes et légendes, proposer de petits spectacles inspirés du monde du cirque, des danses, des tournois de jeux. La vie de la communauté était tissée avec plus de densité ici qu’ailleurs. Cela expliquait sans doute leur plus grande réserve face aux voyageurs. Faire face à la fureur des éléments imposait une plus grande solidarité. En étant plus proches d’eux-mêmes, ils l’étaient naturellement un peu moins pour les autres.

Fantusieni fut accueillit chaleureusement mais il remarqua une distance dans les expressions. Si dans d’autres communautés, on faisait allégrement deux pas vers l’étranger, ici on n’en faisait qu’un.

On le renseigna sur l’historien du village, Bardamus, plus exactement le gardien de la mémoire collective.

Même si la morte saison était terminée, il restait encore quelques névés à proximité des habitations. Fantusieni remarqua que toute la disposition du village en cristal de neige permettait aux gens de se déplacer à l’abris des précipitations et que les artères partant toutes du centre permettaient le déblaiement de la neige plus aisément tout en coupant le vent.

Il se souvint alors d’un spécialiste en architecture rencontré pendant son Tour du Monde. Il parcourait le pays en tous sens, évaluant les habitations et leurs occupants, analysant l’influence du climat et de la morphologie du terrain sur la disposition des lieux de vie, notant l’utilisation de différents matériaux. La synthèse de ces observations

avait permis l’élaboration d’un ouvrage très documenté, précis et pertinent, sur le rapport entre l’habitat et l’environnement.

L’architectophile recensait avec méthode les multiples exemples de connivence avec les éléments et la nature pour instaurer quelques grands principes de base. Il y avait les constructions pour se prémunir contre la chaleur, le froid, l’eau (pluies abondantes ou fleuve capricieux), mais aussi face à d’autres dangers, plus sournois : foisonnement d’insectes, zone sismique. Toute la seconde partie de l’ouvrage était constitué autour de cette simple remarque : l’habitat influence-t-il le caractère de ses occupants ou bien l’humeur et le goût de la population ont-ils l’ascendant sur les édifices ? L’habitat est-il culturel ?

Il n’y avait pas de conclusion, si l’auteur avançait plusieurs thèses, il ne tranchait pas, se contentant de poser les questions plus que d’y répondre d’une manière pédante. Il n’y avait aucune prise de position, émergeait juste l’idée évidente que l’environnement dictait sa loi d’une certaine manière. Qu’on ne pouvait et qu’on ne voulait surtout pas modifier les éléments extérieurs. Qu’en s’y adaptant comme les doigts d’une main dans un gant, on subissait forcément une influence sur notre comportement, donc sur notre caractère et nos choix. La symbiose et l’intégration au milieu naturel.

Fantusieni se rappelait ainsi de détails précis de sa lecture, mais aussi des conversations qu’il avait eues avec l’auteur… En revanche, impossible de se souvenir de son nom. Le monde était comme ça : l’intérieur valait davantage que l’enveloppe. Le contenu que le contenant. Les idées plus que celui qui les véhiculait. La personnalité de chacun plus que son propre nom.

Ces pensées d’adéquation entre la population et l’environnement se bousculaient dans son esprit tandis qu’il parcourait les allées du village. Il y régnait un calme surprenant en cette mi-journée. Habitués à être reclus la moitié de l’année, les habitants conservaient-ils cet usage pendant les lunes des saisons fleuries et fruités ?

A l’évocation de ces rapports entre l’homme et son milieu, il repensa à ses rêves horribles. Une fois de plus c’était l’exact contraire qui se déroulait lors de ses scènes nocturnes. Dans son monde onirique, on ne s’adaptait pas à la nature, on ne s’intégrait pas dans son environnement mais on le dominait en le saccageant. Les constructions délirantes et absurdes étaient bâties en dépit du

bon sens avec des matériaux inconnus du jeune homme, qui ne respectaient pas le bien être de la population sans se fondre pour autant dans le paysage. Les villes démesurées étaient comme des blessures infligées au panorama, leurs voies de transport de vraies balafres tracées au cordeau et ignorant les courbes naturelles. Il en eut à nouveau un frisson. Il lui tardait de rencontrer le Gardien de la Mémoire Collective afin de mettre fin, peut-être, à ces visions cauchemardesques.

Fantusieni passa la nuit à la bienvenue, installé dans une petite chambre bien agréable située sous les toits: la charpente sentait encore la résine fraîche.

Le lendemain, après avoir dégusté un déjeuner bien différent de celui du village aux arbres, basé essentiellement sur de belles portions de fromages étalées sur des galettes cuites au feu de bois, agrémenté de confitures de baies aux couleurs vermeilles, il alla rencontrer son destin, du moins l’historien tant vanté par Manouk.

40. Accueil.

Un peu à l’écart du village, sur les premières pentes boisées à l’abri de couloirs d’avalanches s’élevait un chalet dessiné à nouveau sur la base du flocon de neige : cinq ailes se rejoignant en aménageant une cour au centre. Bardamus occupait l’une de ses extrémité. La pièce était tapissée d’ouvrages divers, rangés dans un ordre connu du seul propriétaire. Des feuilles de soie ou papyrus s’empilaient sur une immense table, quelques tableaux étaient accrochés ou simplement posés par terre. On eu pensé, en découvrant ce capharnaüm, que la mémoire universelle était disposée là, et qu’il suffisait de fouiller un peu pour y comprendre le monde.

Des écrits passés et à venir mais nulle trace de leur auteur. Fantusieni referma la lourde porte en bois de chêne décorée de sculptures représentant une scène de montagne : deux chamois bondissant d’un rocher à l’autre sur fond de pics vertigineux. L’aile voisine était apparemment occupée par une famille, d’après les gazouillis variés qui rebondissaient dans l’air. Fantusieni, en tournant une manivelle, actionna un carillon qui joua sept joyeuses notes.

Certains faisaient preuve de plus grande originalité: parfois un animal, très souvent un oiseau, se tenait devant le logis et avertissait ses occupants d’une visite. L’imagination n’avait pas de limite en ce qui concerne les divers carillons, cloches, gong, sifflets ou flûtes à actionner soi-même, des grelots, parfois de curieux mécanismes très élaborés mais au final peu efficaces. Enfin, la grande majorité ne possédait aucune de ces attractions. On entrait sans aucune autre cérémonie que d’émettre un son reconnaissable en soufflant de l’air au travers de ses lèvres disposées d’une certaine façon. On l’apprenait dès ses plus jeunes années. Ce n’était pas un sifflement, quelque chose de plus discret et n’étant utilisé que pour s’annoncer. Aucune porte n’était verrouillée et bien souvent était laissée entrebâillée si la clémence de l‘air le permettait, invitant les visiteurs à entrer sans plus de cérémonie.

continent. On ne refusait pas un hôte, quel qu’il soit, vagabond, solitaire, colporteur, connaissance.

Une fois encore la curiosité de l’autre l’emportait sur la méfiance, le désir de la rencontre prévalait sur un replis teinté de xénophobie, la volonté d’échange annulait les soupçons nauséabonds.

Au-delà de la Bienvenue où chaque habitant donnait de lui-même, accordait un peu de son temps et mettait un point d’honneur à participer à cette vitrine du village, l’accueil en sa propre demeure était une fierté partagée par tous. S’il n’y avait aucune sorte de hiérarchie dans les villages, personne ne se présumant être supérieur à une autre de part son talent, un don bien exploité ou une fonction plus en vue, bénéficier de visites régulières était considéré comme un bienfait, une gratification, la récompense à la chaleur et l’accueil que pouvait proposer l’hôte.

Le couple voisin expliqua qu’ils avaient installé ce système d’annonce des visiteurs suite à la naissance de leurs enfants, l’intrusion inopinée d’étrangers pouvant les surprendre. Les parents reconnaissaient qu’ils étaient assez craintifs. Deux jeunes garçonnets étaient, en effet, tapis dans le fond de la pièce.

La mère offrit un verre de lait au miel en lui avouant qu’elle n’avait pas aperçu son voisin de la matinée mais que bien souvent, il aimait faire quelques pas sous les sapins s’étageant plus haut dans la montagne.

Un instant Fantusieni eut l’intention d’aller à la rencontre de l’historien mais il préféra laisser l’homme à sa promenade. S’il avait décidé d’arpenter seul les sous-bois, il valait mieux respecter ce choix, d’autant plus s’il était en charmante compagnie.

Il l’attendit patiemment dans cette famille peu ordinaire. Il n’y avait aucune norme dans la société, au sein des communautés et encore moins dans la vie privée de chacun et chacune. Cependant il était rare de voir des couples vivre ensemble avec, de surcroît, des enfants.

De la même façon qu’on rencontrait un compagnon de voyage, qu’on cheminait une partie de son chemin en sa compagnie, les couples traversaient les Révolutions en changeant de constitution. Dans un monde en perpétuel échange et en continuel mouvement, les liaisons amicales ou amoureuses étaient abondantes. Le sentiment amoureux sur lequel bien des philosophes, médecins, même des Rêvélateurs avaient laissé s’exprimer leurs pensées,

restait un mystère pour l’ensemble de la population.

Comment naissait un sentiment purement spirituel, éphémère la plupart du temps mais pourtant solide et, d’une certaine manière perpétuel, puisqu’on continuait à aimer des personnes disparues ou lointaines.

L’amour n’était qu’un degré supplémentaire de l’amitié, elle-même échelon supérieur du sentiment amical. Il n’existait aucune règle, aucune habitude dans l’expression du sentiment d’empathie, de sympathie. On ne savait pourquoi un rapprochement s’établissait ni ce qui motivait ces rapports. Personne ne pouvait expliquer rationnellement quelle était l’étincelle qui enflammait les sens.

Comme l’avait décrété le poète, « parce que c’était lui, parce que c’était elle ».

L’ordinaire de la promiscuité lors des massages, des caresses et des étreintes quotidiennes distinguaient la sexualité de l’amour. Le sentiment amoureux était au-dessus de toute considération matérielle, libéré de toute entrave, à la fois d’ordre spirituelle par une éducation orientée vers la responsabilité, la curiosité et le développement d’individualités vivantes parmi une communauté, ainsi que physique, par la multiplication des attouchements.

Les partenaires amoureux se choisissaient, s’associaient et partageaient sans aucune influence d’un esprit sur un autre. Nul esclave dans l’amour. Pas de jalousie, d’envie. Juste un désir, dépassant le statut physique partagé par tous, plus spirituel, moral et honnête.

Débarrassé de toute passion, le puissant sentiment s’exprimait dans une profonde attention baignée de tendresse. Parvenus à l’âge adulte parfaitement équilibré, on ne cherchait pas son bonheur dans une relation sensuelle ou amoureuse. Personne n’était en demande. Chacun offrait. Son corps ou ses sentiments, parfois les deux ensemble. Aucun calcul ne venait pervertir un moment de tendresse, une nuit de douces sensations physiques, surement pas la beauté et la profondeur de sentiments qui étaient le summum dans l’échelle des impressions.

Certains couples s’aimaient une vie entière mais cela était l’exception.

Fantusieni ne put s’empêcher de penser que si les deux enfants étaient si apeurés, cela provenait d’un trop grand attachement à leurs parents, à leur mère sans doute. Ils avaient quatre ou cinq

Révolutions, un âge où lui-même partageait son existence entre plusieurs foyers, une sorte de nomadisme à l’intérieur du village. Il se souvenait même d’avoir passé plusieurs jours dans des villages plus lointains.

Dans le document Gimli, Hervé THRO (Page 115-125)