• Aucun résultat trouvé

Gardien de la mémoire collective

Dans le document Gimli, Hervé THRO (Page 125-129)

10 - Construire son nid

41. Gardien de la mémoire collective

La mère le tira de ses souvenirs en lui indiquant que Bardamus était de retour, l’ayant aperçut au-dehors.

Il transportait un attirail hétéroclite composé de toiles de dimensions variables, d’une poignée de pinceaux de toutes formes et différentes boites de teintes… Fantusieni vint le saluer alors qu’il abandonnait son équipement sur un établi posé devant son logis: il n’ aurait pas eu la place de tout entreposer à l’intérieur !

Une longue barbichette tirait son menton vers le sol. De petites rides joignaient ses yeux transparents à ses tempes grisonnantes, signe à la fois d’une grande curiosité visuelle et d’un amour du rire. Le nez long et le front plat ajoutaient une impression particulière à ce visage peu commun.

Il avait une figure qu’on ne pouvait oublier comme l’indiquait le geste populaire en dessinant un cercle avec son doigt devant le visage, puis le portant sur le front.

Le collecteur de la mémoire n’était pas grand, mais ses membres étaient forts et musclés que ni la pratique historique, ni le plaisir de la peinture ne pouvait expliquer.

Bardamus aimait barbouiller quelques toiles tôt le matin, lorsque les brumes jouent avec le soleil sur les paysages montagneux, que la forêt s’éveille, que le feuillage bruît sous la brise fraîche. Bien souvent, il partait avant l’aube chargé de couleurs et de toiles qu’il entendait marier au mieux.

Fantusieni expliqua l’objet de sa visite au grand étonnement du spécialiste de la mémoire collective. Qu’allait-il pouvoir faire dans un tel cas ? Il connaissait Manouk depuis plusieurs Révolutions. Il demanda au jeune homme des nouvelles de son vieil ami. Plus jeunes, ils avaient suivi leur apprentissage ensemble puis s’étaient perdus de vue comme c’est régulièrement l’habitude. Le souvenir du Rêvélateur était cependant très présent dans la mémoire de Bardamus.

Le Gardien de la Mémoire fut tout surpris qu’on fasse appel à lui dans un pareil cas. Il n’en était pas moins devenu curieux,

particulièrement une fois le nom de Manouk mentionné. S’il lui envoyait ce jeune garçon, cela devait avoir un immense intérêt.

Il fit entrer Fantusieni sans signaler le désordre évident de la pièce; pour lui tout cela était normal, un endroit impeccablement rangé lui aurait paru vide.

Il s’assirent sur un tapis épargné de documents et il l’invita à lui raconter un de ses rêves.

Les images étaient inlassablement les mêmes.

Les gens se massent aux mêmes endroits, telle une fourmilière désorganisée ou l’individualisme prime. Ils ne cultivent pas la différence, trop occupés à vouloir se ressembler, du moins singer certains héros adulés en idoles. En revanche l’inégalité est commune et acceptée par tous, même les soumis.

L’air, irrespirable, est souillé par des rejets polluants de toutes sortes, résultat de l’emploi de machines utilisant une énergie s’amenuisant rapidement. Des ondes traversent l’air vicié, le corps et le cerveau de tous. La nourriture est transformée et conservée chimiquement et, comble de l’horreur, des mammifères constituent l’essentiel de l’alimentation. Le monde animal, même génétiquement proche, est considéré comme inférieur, soumis et pillé comme la nature dans son ensemble. Ce mode de vie antinaturel provoque une multiplication de maladies aggravées par le surnombre croissant. Une population incapable de réguler elle-même ses effectifs. Chacun se plait dans l’opulence factice et la consommation dérisoire. Tout le monde vit pour soi-même. Une minorité est idolâtrée par l’ensemble. Afin de combler un manque de relations, de spiritualité sans doute, on invente un concept en vertu duquel on se massacre mutuellement : le culte des morts et une croyance en un être suprême et dématérialisé. Un spiritisme prônant l’amour du voisin ayant pour effet l’exact contraire. Des hordes de fanatiques veulent imposer leur façon de penser, de vivre, à l’ensemble de la population. Cet égoïsme est si fort que la différence inquiète. Chacun pense détenir la vérité et n’admet pas que les autres vivent d’une autre manière. Généralement le mensonge est de rigueur. Cela est peut-être dû au système de communication, basé uniquement sur des sons n’exprimant qu’une partie du propos et sujet à traduction.

Bardamus, au fil du récit, se passionnait ostensiblement. Son corps s’était instinctivement porté en avant, tous ses sens en éveil. Non seulement il observait Fantusieni lui conter ces horreurs, mais il décryptait en même temps chaque geste, chaque émotion passant sur le visage du narrateur, épiant les subtilités de son regard. On eu dit qu’il respirait ses propos.

Fantusieni stoppa.

Il sentait que, au lieu de se libérer de ses images atroces en les partageant, elles s’immisçaient davantage en lui à chaque nouvelle confession. Loin de s’en libérer, les visions ainsi ressassées se gravaient plus profondément.

Un lourd silence s’installa comme un crépuscule d’orage.

Bardamus semblait entrer en lui-même, cherchant quelque rapport avec ses propres connaissances. Fantusieni, comme à chaque évocation de ses songes, était épuisé intérieurement, vidé de son énergie. Le contraste entre les deux était tel qu’on aurait pu penser qu’ils ne vivaient pas dans le même monde, qu’ils ne respiraient plus le même air, leurs pensées cheminaient sur des routes si éloignées. Pourtant deux chemins aussi distants que l’on puisse imaginer finissent toujours par se rencontrer.

Bardamus se leva, arpenta la pièce à la recherche d’un document, considéra plusieurs étagères, fouilla quelques feuilles dispersés ici et là, toujours enfermé dans sa mémoire. On eu pensé qu’il recherchait davantage en lui le document approprié. Il sorti enfin un livre épais à la couverture ocre. C’était un ouvrage de papyrus très fin, plus fragile que la soie.

Bardamus expliqua que cette anthologie était très ancienne, qu’il l’avait acquise il y a des Révolutions, lorsqu’il s’intéressait particulièrement aux raisons et aux causes du grand cataclysme. Fantusieni fronça les sourcils. Il n’était pas féru d’histoire en réalité. Il connaissait vaguement certains faits. Cette histoire de cataclysme était presque devenue un mythe, quelque fois il pensait même qu’il s’agissait d’une légende, un conte rapporté de génération en génération sur les choses tolérées et interdites. Une morale de vie. Bardamus s’installa cette fois sur un siège plus confortable.

Il commença par remercier le vieux Manouk d’avoir conseillé à son patient de venir le voir. Le grand livre posé sur ses genoux, il continuait avec précision et une économie de gestes. Tout son discours passait par les expressions de son visage, son regard. Aussi

précis qu’ un concerto réussi. Bardamus s’exprimait toujours ainsi, avec grand calme et parcimonie. Sa modestie lui imposait de toujours s’appuyer sur un document, un épais volume antique autant qu’une simple feuille de papyrus, bien qu’il connaisse le moindre signe imprimé. Il n’avait pas besoin de ces artifices, comme un marathonien n’a besoin de béquilles. Si certains donnaient de l’aplomb à leur discours en l’appuyant par d’amples gestes, si d’autres martelaient leur propos par d’incessantes répétitions, Bardamus préférait asséner tranquillement les faits, distiller la vérité, la main posée sur une preuve irréfutable.

Dans le document Gimli, Hervé THRO (Page 125-129)