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Première réaction : déni, effroi et répugnance

La ressemblance, l’apparition du double en elle-même est toujours un fait étrange qui provoque des réactions très vives chez les personnages qui y sont confrontés : puisque le double relève du domaine du monstrueux, son apparition en relèvera tout autant, créant ainsi une vague d’effroi.

Tout d’abord, chez Dostoïevski, Goliadkine qui n’a pas encore vu le visage de son double et qui ne sait pas encore qu’il s’agit de lui, ressent tout de même sa présence comme quelque chose de profondément monstrueux, de prodigieux, d’extraordinaire qui déclenche en lui un réflexe incontrôlé, une alarme silencieuse, un instinct de méfiance qui relève presque de l’instinct de survie. Près de son double, Goliadkine est pris « d’un frisson convulsif »65 et recule de deux pas en un « bond instinctif ». Il n’aperçoit tout d’abord rien de particulier mais il est convaincu que quelque chose ne va pas, il sent un danger qu’il ne peut définir, ne s’attendant nullement à ce que le danger réside dans l’apparition d’un double, fait hautement fantastique dans un roman aux allures plutôt réalistes. Cette hésitation face au danger retranscrite par les « et pourtant… » successifs et entrecoupés qui lassent planer le doute, précède l’émoi que va susciter le double. En effet, lorsque le double lui adresse la parole, Goliadkine « ne saisit pas le

sens de ces paroles », bien qu’il ait conscience qu’il s’agit « de quelque chose qui le concernait de très près ». Alors même qu’il est proche de son double, il perd, dans son « indicible anxiété », « son émoi »66, la capacité de raisonner et ne comprend plus le monde autour de lui ni ceux qui lui parlent, comme si le surgissement du double autour de lui le faisait entrer dans une hébétude telle qu’il s’en coupe du monde.

A chaque fois que Goliadkine se trouve en présence de son double, Dostoïevski décrit ses sentiments comme relevant tous de la répugnance, de la pénibilité : « l’instant était pénible, la sensation insupportable au plus haut point », l’apparition du double étant un phénomène « inouï, monstrueux, un fait unique en son genre »67, un spectacle qui n’a rien d’agréable, « une parodie, une véritable parodie et rien de plus »68. L’existence du double est une « réalité guère plus séduisante » que le cauchemar que fait une nuit Goliadkine, c’est quelque chose « d’insupportable », « un supplice »69.

Cette répugnance est naturelle chez Goliadkine et s’insinue en lui alors même que n’ayant pas encore reconnu son double, il n’a aucune raison de douter, d’être angoissé par un homme à l’apparence si commune. Ainsi,

M. Goliadkine n’avait aucune animosité, aucune haine contre lui, pas même le moindre sentiment d’inimitié, bien au contraire : et pourtant, et ceci paraît de la plus haute importance – pour rien au monde il n’eut voulu se trouver en sa présence.70

C’est alors que Goliadkine se reconnait dans l’inconnu. Sa réaction est alors multiple : tout d’abord, il rentre dans une phase de déni :

[Le double] était la terreur de M. Goliadkine, c’était la honte de M. Goliadkine, c’était le cauchemar nocturne de M. Goliadkine, en un mot, c’était M. Goliadkine lui-même. (…). Non, c’était un autre M. Goliadkine, un tout autre M. Goliadkine et pourtant absolument identique au premier, de même taille, de même corpulence…

Il connaissait même son nom et son prénom. Et pourtant, pour tout l’or du monde, il n’eut voulu l’appeler par ce nom, ni reconnaitre que cet homme portait effectivement ce nom et ce prénom.

Mais ce déni, ce refus de cette similarité gênante prouve que Goliadkine refuse la réalité, s’en protégeant en la reniant car l’horreur qu’il éprouve lui parait intolérable. Des lors, la première réaction face au double est une réaction de peur et de répugnance, idée présente également chez les autres auteurs, en particulier chez Stevenson qui insiste considérablement

66 Ibid. p. 287. 67 Ibid. p. 302. 68 Ibid. p. 322. 69 Ibid. p. 368. 70 Ibid. p. 291.

sur l’impression de dégoût et de répulsion que le double dégage notamment sur ceux qui le rencontrent.

En effet, les personnages qui rencontrent M. Hyde, le double malsain du docteur Jekyll, réagissent avec la même violence, le même dégoût instinctif et spontané. Le narrateur Utterson « en eut des sueurs froides », eut « froid dans le dos à l’idée de cette créature » car « dès le premier coup d’œil, cet individu [lui] avait inspiré une violente répulsion » 71 : « jamais je n’ai rencontré d’homme qui m’ait inspiré un tel dégoût». L’horreur de M. Hyde le tourmente tant et si bien qu’il ne cesse de rêver de lui dans des cauchemars qui révèlent une nouvelle fois tout l’effroi que le personnage lui inspire : dans ses rêves, M. Hyde « n’avait pas de visage ou alors revêtait des traits qui le glaçaient d’horreur et se dissolvaient sous ses yeux »72. La femme de chambre qui était au service de Hyde reconnait également « qu’elle avait toujours éprouvé une sorte de répulsion », sentiment également partagé par le personnage Enfield qui a « éprouvé le même sentiment de répulsion »73 que le narrateur Utterson. Cette horreur atteint son paroxysme chez un des personnages qui meurt d’ailleurs « d’un spasme d’horreur » en apprenant la vérité sur le Docteur Jekyll. Cependant, ce dégoût n’a rien de rationnel car les personnages eux-mêmes ne peuvent expliquer pourquoi ils éprouvent un tel sentiment :

Ce monsieur avait quelque chose d’étrange – quelque chose qui vous retourne -, je ne sais pas très bien comment l’expliquer, monsieur, sinon en disant qu’on sent cela jusque dans la moelle des os, comme si elle devenait glacée et mince comme un fil.74

[L’apparence difforme de M. Hyde ne] parvenait pas à expliquer le dégoût [disgust] jusqu’alors inconnu, la répulsion [loathing] et la peur [fear] qu’il inspirait à M. Utterson.75

Cette répulsion face au double est un sentiment irréfléchi qui comme chez Goliadkine relève de l’instinct. Les personnages ressentent vigoureusement l’horreur d’une telle rencontre sans pouvoir en expliquer rationnellement la cause, sans pouvoir expliquer ce qui, chez le double, les met en garde. Cette intuition relève en effet du « pressentiment », de l’appréhension, d’une intuition selon laquelle le double représente un danger potentiel, pas seulement pour le personnage qui se voit doublé, mais pour l’ensemble des hommes, ce qui laisse présager que l’existence d’un double est porteuse de sens non pas seulement pour l’homme doublé que pour les hommes de façon générale. Tous ont, à l’instar du narrateur, le « pressentiment [d’avoir] affaire à une créature de l’enfer », pressentiment inexplicable qui jaillit

71 STEVENSON, Op Cit. p. 29, p. 67, puis p. 43. 72 Ibid. p. 51.

73 Ibid. p. 149. 74 Ibid. p. 191. 75 Ibid. p. 59.

de l’apparence même de Hyde, pourtant indescriptible car commune, mais qui se verra fondé par les agissements meurtriers de ce dernier. Cette horreur que ressentent les personnages est- elle partagée chez Stevenson par le Dr Jekyll face à son autre lui-même, son double ?

La situation est un peu plus complexe, mais de façon générale, la réponse est affirmative. En effet, le Dr. Jekyll a recherché un moyen de créer un double, d’extérioriser la partie de son âme encline aux plaisirs pour lui donner chair, en ce scindant lui-même en deux « moi ». L’apparition du double apparaît donc au premier abord comme une réussite des travaux scientifiques du docteur et elle est d’autant plus salvatrice que le docteur va pouvoir se libérer de ses passions, de ses inclinations, s’en décharger puisqu’il ne sera plus responsable de ses faits et gestes, ceux-ci étant alors imputables au double. Ce dernier permet d’offrir une toute nouvelle « bonne conscience » au docteur qui va se croire lavé de tout soupçon et de tout blâme. Toutefois, au fur et à mesure qu’il prend conscience de l’essence de Hyde, qui s’avère finalement être une créature qui ne connait aucune mesure, il commence à ressentir un certain dégoût pour son double, puis une appréhension, celle de ne plus le contrôler et finalement, devinant qu’il a bel et bien perdu le contrôle sur son double, c’est l’horreur de la situation, de ce qu’il a commis qui l’emporte. Il ne peut plus se départir de « l’horreur que [lui] inspirait [son] être jumeau »76 sinon en se donnant la mort.

2.2. Deuxième réaction : sentiment de dépossession de soi et