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Des lors, à travers la description physique du double, premier niveau de lecture possible de la façon dont les auteurs perçoivent ce double, apparaît en filigrane un second discours d’ordre moral cette fois, mais qui se manifeste toutefois toujours à travers l’apparence physique, en premier lieu du moins, mais aussi en second lieu, à travers le comportement du double et ce qu’il suscite chez « l’original doublé ».

Ainsi dans la nouvelle de Dostoïevski, lorsque Goliadkine qualifie son double de « personnage hideux », « affreux et répugnant », il ne s’agit pas tant d’une laideur physique que d’une laideur morale. Tous les qualificatifs employés qui servent à décrire le double relèvent de l’ordre du méprisable, du moralement condamnable, puisque presque toutes les dénominations du double tendent à décrire le double comme une personne malhonnête et méprisable, dangereuse, sournoise, indécente. Mais c’est chez Stevenson que cette idée est la plus développée et la plus aboutie car M. Hyde est décrit physiquement comme un être monstrueux mais son aspect physique n’est que la manifestation extérieure de la monstruosité de son âme. L’immoralité de ce double transparaît dans son apparence physique comme si

celle-ci n’était que le reflet de son âme. A cet égard, nombreuses sont les comparaisons entre M. Hyde et le diable : « on aurait dit le diable en personne »55, « un vrai suppôt du diable », « créature de l’enfer »56. Nous comprenons donc pourquoi maintenant les protagonistes ne parvenaient pas à nommer, à décrire concrètement et précisément la difformité du double, pourquoi ils n’avaient pas les mots pour en parler. C’est que cette difformité n’est pas tant une véritable difformité physique qu’une difformité morale, de l’âme du double. Le narrateur Utterson se rapproche ainsi de cette idée, ne faisant toutefois que la suggérer, sans véritablement imaginer une seule seconde qu’elle puisse être si proche de la vérité :

Il y a surement autre chose, (…) il y a quelque chose de plus, et j’aimerais bien pouvoir mettre un nom dessus. Dieu me pardonne, cet homme n’a pratiquement rien d’humain ! On dirait même qu’il y a en lui de l’homme des cavernes (…). A moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’une âme damnée dont le rayonnement mauvais transpire à travers son enveloppe d’argile, et la transforme ? Oui, c’est sûrement cela !57

La vérité d’ailleurs provient de la bouche même du Dr Jekyll qui admet que :

de même que le Bien brillait dans l’apparence de ce dernier [Dr Jekyll], le Mal était inscrit en toutes lettres et régnait sans partage sur le visage du premier [M. Hyde]. Le Mal, en outre (…), avait imprimé sur ce corps sa marque de difformité et de dépravation58.

Ainsi quelques soient les auteurs, le double est toujours représenté comme un être monstrueux au sens physique du terme puisque le double est un personnage ténébreux, immoral, mais aussi au sens propre, originel, du terme « monstrueux ». En effet, un monstre est d’abord un « prodige qui avertit de la volonté des dieux, qui la montre », et le monstre a initialement pour fonction de montrer, d’indiquer, voire d’avertir, selon que l’on retienne l’étymologie latine monstum ou monere du terme. Dans tous les cas, un monstre ou l’apparence monstrueuse d’une chose est la manifestation extérieure qui indique, révèle l’essence des êtres. Ici, l’apparence monstrueuse du double révèle donc l’essence épouvantable, effroyable du double, au fond sa monstruosité comprise au second sens. Le double est donc doublement monstrueux : parce qu’il révèle par son apparence son essence cachée et parce que tout en lui est monstrueux, effroyable, immoral.

Le monstre en effet est aussi le symbole de l’informe, du désordre et s’il est monstrueux, c’est parce qu’il est privé de mesure : dans la mythologie grecque par exemple, le Typhon était un colosse aux cent têtes de dragons, le cerbère, un chien à trois têtes, les

55 Ibid. p. 33. 56 Ibid. p. 43. 57 Ibid. p. 61. 58 Ibid. p. 205.

hécatonchires, des créatures aux cinquante têtes et cent bras … Ces êtres sont des monstres en cela qu’ils sont démesurés, qu’ils sortent de la commune mesure. Les doubles, en cela d’une part qu’ils sont des êtres « en trop », qui ne devraient pas être, qui sont donc des êtres qui sortent de la norme, et d’autre part, parce qu’ils ne respectent pas la morale, la mesure, ils sombrent dans l’hybris, la démesure. On retrouve à travers cette figure monstrueuse du double l’idée grecque selon laquelle la moralité se situe dans la modération, la « mesure en toute chose, » le pan metron grec. Or le double dépasse les limites imparties par la société et la morale, se laissant gouverner par ses passions plutôt que par sa raison, sombrant dans la démesure, l’immodération, se laissant gouverner par son désir lui-même monstrueux, qui ne connait lui- même aucune limite ni mesure. Le Dr Jekyll se lamente d’ailleurs sur l’absence de mesure de M. Hyde, soulignant toute l’horreur de sa « totale insensibilité morale, de la disposition insensée au mal » :

Cet autre moi-même que j’avais fait surgir de mon âme (…) était un être foncièrement nuisible et infâme ; chacun de ses actes et chacune des ses pensées était centré sur lui-même ; il étanchait sa soif de plaisir avec une avidité bestiale à toutes les sources offertes par la souffrance d’autrui ; comme s’il eut été de pierre, il se montrait incapable de la moindre miséricorde.59.

Mais ce double qui ne connait aucune mesure n’a alors presque plus rien d’humain : ayant perdu le contrôle de ses passions qui est pourtant le propre de l’homme, il retrouve sa « bestialité » primitive, son « avidité bestiale ». Il n’est plus vu comme un homme mais comme un « être bâtard »60, c'est-à-dire hybride, à mi-chemin entre l’humanité et l’animalité, terme qui rappelle une fois de plus la démesure d’un être hybride, puisqu’on y reconnait le terme d’hybris. Ainsi le double, parce qu’il est immoral, parce qu’il se laisse conduire par ses passions, parce que tout en lui appelle l’excès est décrit en des termes ayant trait au champ lexical de la monstruosité. Cette immoralité et la malfaisance du double est d’ailleurs apparente à travers son comportement, qui en dit long sur sa nature.

Tout d’abord, le double ne cesse de ricaner, d’être sarcastique, que ce soit chez Dostoïevski où le double est souvent décrit comme ricanant ou Stevenson où le narrateur Utterson insiste sur son « sourire déplaisant »61 et son « calme railleur »62 de M. Hyde dont il ne se départit jamais : « sur un ton toujours aussi railleur »63. Le double ne parle pas beaucoup d’ailleurs, les seules phrases qu’il prononce étant ponctuées de « grognement qui se transforma

59 Ibid. p. 213. 60 Ibid. p. 181. 61 Ibid. p. 59. 62 Ibid. p. 31. 63 Ibid. p. 33.

en un rire »64. Certes, on pourrait croire qu’il ne s’agit là que d’un simple détail, mais en réalité, c’est là quelque chose qui en dit long sur la nature du double, qui se sait supérieur à son original et qui semble savoir dès le départ qui sortira vainqueur de la confrontation finale entre lui et son modèle. Ainsi chez Andersen, le caractère dédaigneux de l’ombre est décrit notamment à travers le fait que l’ombre refuse de partager avec le savant le savoir qu’elle a acquis, qu’elle refuse également à son ancien maître le tutoiement, à travers l’aplomb avec lequel elle se fait passer pour le véritable être au détriment du savant qui devient l’ombre. Elle dédaigne le savant avec mépris, le soumettant à tous ses désirs et caprices, riant quand le véritable homme s’oppose à ses projets et qu’il soutient devant la cour royale qu’il n’est pas une ombre mais un véritable être, d’un rire censé faire croire que le savant, la soi-disant ombre, est devenue folle, prétendant à un titre qui ne lui revient pas, « la tête lui ayant tourné ».

Ainsi, chez tous ces auteurs, le double commence par rire de façon méprisante et sarcastique, tournant l’autre en ridicule, le traitant comme un objet de dérision ou de plaisanterie, le raillant, le ridiculisant. Le double ne cesse tout au long de ces récits d’exprimer son dédain, sa mésestime, son mépris envers son original pour le provoquer dans le but de hâter la confrontation finale, toujours mortelle pour le modèle, l’authentique personnage. Mais ce rire n’est pas anodin : plus qu’un simple acte de moquerie, il révèle un trait de caractère d’autant que ce rire est un rire sarcastique, acerbe, par lequel le double n’apparaît plus comme une simple réplique innocente, venue là par hasard, mais comme une réplique malfaisante, malsaine, maléfique, venue dans le but précis de nuire, en tout cas, aux yeux de l’original qui se voit doublé.

Ensuite, si le double de Dostoïevski se conduit en honnête homme envers la société, tel n’est pas le cas envers l’original, comme nous l’avons évoqué. Face à ce dernier, le double change d’attitude et en lieu et place d’un homme bon, l’original se trouve face un terrible ennemi, qui fait tout son possible pour contrecarrer ses projets, le poussant jusqu’au point de non-retour, que ce soit la folie chez Dostoïevski ou le suicide chez Stevenson. Le double de Goliadkine, à ce titre, va contrecarrer ses projets administratifs, prenant sa place en devenant le favori de son supérieur, contrecarrant également ses projets amoureux avec Klara Olsoufievna. Quant au double présent chez Stevenson, le double M Hyde est dès le départ décrit comme un être malhonnête et criminel : « il s’était comporté envers le notaire avec la crainte et l’effronterie qui caractérisent les criminels ». Si celui-ci s’en prend d’abord à la société, il finira par pousser le Dr Jekyll au suicide, ce dernier ne pouvant plus supporter de

perdre le contrôle sur lui-même et de voir Hyde, image et partie de son âme immorale, malsaine et violente prendre le dessus sur lui-même, part morale et noble de son être. Dans tous les cas, le double tend à prendre le dessus, à s’imposer face au modèle original auquel il va tenter délibérément de nuire pour l’occulter et finalement prendre sa place. Chacun de ces doubles devient le rival mortel de l’homme dont il est le double, rivalité qui s’incarne d’ailleurs à travers les actions et le comportement du double dont la violence s’accroit au fur et à mesure de ses apparitions jusqu’à atteindre son paroxysme dans la lutte finale avec l’original.

Chapitre 2 – Les réactions face au double

Puisque le double est décrit comme un être profondément mauvais, immoral, malhonnête, fourbe, à l’apparence hideuse, difforme, en bref, si tout en lui relève de la monstruosité, physique ou morale, c’est qu’il ne laisse personne indifférent et qu’il suscite partout où il apparaît des réactions vives, variées et pour le moins significatives. Ainsi, que ce soit la personne dont le double apparaît ou que ce soit plus largement les hommes qui croisent et côtoient le double, tous réagissent avec la même intensité, avec la même violence, le même émoi : ainsi, nervosité, inquiétude, angoisse d’une part ; puis répugnance, dégoût, aversion d’autre part ; et enfin désir de ruiner, renverser, détruire, terrasser, anéantir le double sont le lot commun de ceux qui rencontrent cet autre très particulier. Mais ces réactions sont symptomatiques : elles caractérisent mieux qu’une description ce que le double est, révélant le sens qu’il revêt, révélant son impact et sa portée. Il s’agira donc pour nous à travers les réactions que suscite l’apparition du double, que nous allons commencer par relever, d’interpréter, de traduire, de décrypter ces réactions afin de faire ressortir le sens propre du double.