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Identité numérique et identité qualitative

4.1.1. Mêmeté et identité numérique

L’identité définit premièrement la mêmeté ou substitutivité, comme lorsque l’on déclare qu’une chose est identique à une autre au sens où cette chose est la même chose : deux ou plusieurs choses sont comprises comme ne faisant qu’une au sens justement où elles sont identiques. C’est ainsi que l’on dit que l’Etoile du Matin est identique à l’Etoile du Soir, car les deux désignent Vénus, que le lac Léman est identique au lac de Genève130 car les deux désignent le même lac… L’identité ainsi définie est le « caractère d’un individu ou d’un être assimilable à cet égard à un individu dont on dit qu’il est identique au sens où il est "le même" »131. Si cette identité là est mêmeté, c’est parce que le terme d’identité dérive de identitas, qui dérive de idem, « le même » et signifie donc qu’une chose ou une personne est la même qu’une autre car il n’existe aucune différence entre elles. L’identité est donc la qualité qui fait qu’une chose est la même qu’une autre, et que deux choses identiques ne sont donc qu’une, les mots différents n’étant alors que des façons différentes de l’exprimer, deux descriptions différentes pour dénommer un même fait132. Bref, sont identiques deux choses qui en ce sens, ne sont qu’une seule et même chose, cette identité comme mêmeté « signifie unicité : le contraire est la pluralité »133 : lors d’un quiproquo, mon voisin me parle de la personne A en utilisant son surnom « B » que je ne connais pas, je ne sais donc pas qu’il s’agit de la personne A. De mon côté, je parle également de la personne A, mais en employant son véritable nom

130 Exemples tirés de LALANDE, Vocabulaire de Philosophie, p. 455. 131 Ibid.

132 FREGE, Gottlob. Sens et dénotation. Selon Frege, A et B sont identiques en cela qu’ils dénotent le même objet. 133 RICŒUR, Paul. Soi-même comme un autre. p. 140.

« A ». Ces deux personnes « A » et « B » sont en réalité identiques, elles partagent les mêmes propriétés qualitatives, qui permet de les qualifier comme « être grand », « être intelligent », « avoir une voiture rouge », « être aimé de … »…, et numériques : elles sont une seule et même personne. Lorsque mon voisin se rendra compte de l’identité entre la personne A et la personne B, il s’exclamera d’ailleurs « mais je te parle de la même personne ! ». Cette mêmeté correspond donc alors également à la substitutivité car « la règle de substituabilité des identiques découle du principe d’identité : dans un même contexte C, on peut substituer salva

veritate les noms d’un même objet »134.

Le premier sens d’identité correspond donc bien à la mêmeté, qui correspond en fait à l’identité numérique : il suffit que deux objets soient identiques numériquement, c'est-à-dire en étant le même objet malgré des dénominations diverses, pour qu’ils soient identiques qualitativement et qu’ils partagent les mêmes propriétés. C’est parce que deux objets sont numériquement identiques qu’ils vont être qualitativement identiques. Mais la réciproque est- elle vrai ?

4.1.2. Identité qualitative et « principe des indiscernables »

A l’évidence, non. En effet, si deux objets numériquement les mêmes sont identiques, partageant les mêmes propriétés, puisqu’ils sont eidem, la réciproque n’est pas vraie : je peux être en présence de deux objets partageant les mêmes propriétés, sans que l’un soit réductible à l’autre, par exemple parce que ces objets sont distincts dans le temps ou l’espace, ce qui les empêche d’être un seul et même objet. Puisque le fait d’être numériquement identique entraine une identité qualitative, inversement, le fait de ne pas être numériquement identique entraine le fait qu’il n’y a pas d’identité qualitative : toute différence numérique est donc logiquement une différence qualitative. Qu’est-ce que l’identité qualitative ? Paul Ricœur la définit comme « ressemblance extrême » : « nous disons de X et de Y qu’ils portent le même costume, c'est-à- dire des vêtements tellement semblables qu’il est indifférent qu’on les échange l’un pour l’autre »135

C’est là le « principe des indiscernables » de Leibniz selon lequel on doit conclure que tant qu’un être n’est pas le même qu’un autre numériquement, alors il en est différent qualitativement : pour simplifier, par ce principe, il n’y a jamais deux individus parfaitement identiques, sinon, il s’agit de la même personne. Par conséquent, deux êtres qui partagent toutes les mêmes propriétés, qui sont en tout point qualitativement identiques, sont

134 VEZEANU, Ion. Impossibilia Moralia. p. 73. 135 RICŒUR, Paul. Op. Cit. p141.

discernables, grâce au fait que leur situation dans l’espace permet de les différencier, de les distinguer, de les individualiser. Prenons l’exemple de ces deux étoiles :

Étoile A Etoile B

Ces deux étoiles sont identiques car qualitativement indiscernables : si je veux me rapporter à l’une ou à l’autre, si je veux les différencier, je ne peux pas me référer à une description de leur qualité : je ne peux pas me référer à l’étoile A en disant « l’objet aux cinq branches, à la superficie x, blanche » car cela décrit également l’étoile B. Qualitativement, ces deux étoiles sont indiscernables mais tel n’est pas le cas numériquement. En effet, si nous placions ces deux étoiles sur un plan, elles seraient distinguables par leurs coordonnées, l’une à gauche et l’autre étant à droite. Des lors, selon Leibniz, « deux objets réels ne peuvent être indiscernables », qualitativement et numériquement, « sans se confondre rigoureusement ». Bref, les choses restent discernables en tout temps et tout lieu, même si elles sont identiques, ne serait-ce que parce que leurs repères spatio-temporels nous permettent encore de les différencier, en rendant encore possible l’acte de référence. Si nous pouvons nous référer à l’étoile A, c’est parce que l’on utilise des références telles que « celui-là », « celui-ci », « à gauche », « en haut », « à droite », « derrière », qui sont encore des formes de description qui donnent des informations qualitatives, qui nous permettent de caractériser tel objet de tel autre, quand bien même ils sont identiques dans toutes leurs autres propriétés. Les choses sont donc toujours discernables par leur seule position spatio-temporelle, qui induit une différence d’ordre numérique : il n’y a « dans la nature rien d’indiscernable ou d’identique ».

4.1.3. Limites du « principe des indiscernables »

Cependant, la situation spatio-temporelle suffit-elle pour distinguer deux individus semblables ? Ici, les expériences de pensée peuvent nous éclairer : si l’on poursuit le raisonnement de Leibniz plus loin, en l’appliquant par exemple aux expériences de pensée telle que le clonage, il apparaît que cette différenciation spatio-temporelle ne suffit pas véritablement. Imaginons ainsi, comme le fait Derek Parfit136 que je sois entièrement dupliquée, en admettant par exemple que le clonage reproduise absolument toutes mes propriétés aussi bien physiques que mentales, mon corps comme mes états mentaux. Il s’ensuivrait que mon double X serait en tout point moi, il aurait exactement les mêmes pensées, les mêmes attitudes, bref il serait « moi » : si on imagine qu’il « est possible de

reproduire exactement une personne humaine ayant toutes ses caractéristiques physiques et psychiques, en sorte que le duplicatum soit parfaitement semblable à l’original », sa réplique « pensera qu’elle est lui ». « Ceci nous permet d’inférer que, dans la mesure où l’original et sa copie ont les mêmes dispositions personnelles, on peut soutenir qu’elles ont la même personnalité »137 Nous partagerions exactement les mêmes qualités, nous serions donc identiques qualitativement, partageant ainsi la même personnalité. Il est clair que nous sommes deux personnes distinctes au sens où nous n’occupons pas le même lieu en même temps, mais du point de vue interne du sujet, la situation se complexifie et l’argument de la différence spatiale n’est plus suffisant puisque du point de vue interne du sujet dupliqué et de la copie, chacun prétend être la même personne. Entre le double et la copie, malgré le fait qu’ils sont identiques en tout, malgré le fait qu’il « y a entre eux une relation d’identité qualitative puisqu’ils sont exactement pareils », il ne s’ensuit pas, comme le croyait Leibniz, qu’ils sont mêmes numériquement, et qu’ils ne soient donc qu’une seule et même personne.

Mais, même si nous supposons que toutes les qualités et les propriétés d’une personne sont reproduites parfaitement, il ne s’ensuit aucunement que l’identité numérique de la personne soit la même. Entre mon double et moi-même, il y aurait une différence numérique si importante qu’aucun d’entre nous n’accepterait, une situation limite, insupportable, à la place de l’autre. La mort de mon double n’est pas la même chose que ma propre mort, par exemple. 138

Entre mon double et moi, il y a donc une différence d’identité, qui réside autre part que dans la différence qualitative, et qui ne se résume pas à la différence numérique. Face à une situation extrême, ma vie en jeu, je sais que je ne suis pas mon double et que je ne suis pas réductible à lui. Est-ce seulement parce que nous n’occupons pas le même espace que je sais que je ne suis pas mon double ? Ou bien le savons-nous respectivement pour une autre raison, par un facteur interne ? Comment puis-je savoir que mon double n’est pas moi, quand bien même en apparence, il semble l’être ? Il n’y a précisément que moi qui sais que je suis moi, comme un sentiment au plus profond de moi.